Originally: Un scandale de corruption entache les autorités dominicaines et haïtiennes
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Par Jean-Michel Caroit (Saint-Domingue, correspondant)
Un scandale de corruption impliquant les autorités haïtiennes et dominicaines provoque de fortes turbulences dans les deux pays se partageant l’île d’Hispaniola. Il a fait une première victime, le premier ministre haïtien, Garry Conille, qui a remis sa démission après avoir découvert le pot-aux-roses. Le scandale prend de l’ampleur alors que la République dominicaine aborde la dernière ligne droite de la campagne avant le scrutin présidentiel du 20 mai et qu’Haïti, toujours privé de premier ministre, est agité par la controverse sur la nationalité du président Michel Martelly et les manifestations d’anciens militaires.
Jean Max Bellerive, le prédécesseur de M. Conille, avait attribué huit contrats de construction, en une seule journée, le 8 novembre 2010, pour un montant de 385 millions de dollars (290 millions d’euros) à trois compagnies appartenant au sénateur dominicain Félix Bautista. Une commission d’audit formée par M. Conille a jugé que l’attribution de ces contrats, financés par des fonds vénézuéliens, avait été irrégulière et portait préjudice aux intérêts de l’Etat haïtien.
Selon des documents comptables obtenus par la journaliste d’investigation dominicaine Nuria Piera et Le Monde, le président haïtien, Michel Martelly, a reçu des versements, en chèques et en liquide, d’un montant de 2 587 000 dollars, d’entreprises appartenant au sénateur Félix Bautista et à ses proches. Ces fonds lui ont été remis par les sociétés Hadom, Doce et Rofi, appartenant au sénateur Bautista.
“ACCUSATIONS FANTAISISTES”
Plusieurs versements sont antérieurs au second tour de l’élection présidentielle haïtienne remportée en avril 2011 par M. Martelly. Le plus récent – 150 000 dollars- date du 5 novembre 2011. Au cas où, M. Bautista avait également arrosé Mirlande Manigat, l’autre candidate en lice pour le second tour. Une somme de 250 000 dollars lui a été remise en liquide le 18 février 2011, entre les deux tours, par l’intermédiaire de la société Doce, selon ces documents.
Lundi 2 avril, le président Martelly a rejeté “les allégations selon lesquelles il aurait été mêlé à une quelconque affaire de corruption impliquant des firmes ou des personnalités de la République dominicaine”. Il a assimilé “ces accusations fantaisistes” à un”lynchage médiatique” pour “faire obstacle à la politique de changement et de modernisation de l’Etat que le président de la République commence à instaurer”.
Ancien tailleur devenu ingénieur, Felix Bautista est l’un des principaux contributeurs du Parti de la libération dominicaine (PLD), le parti aupouvoir à Saint-Domingue, dont il est secrétaire à l’organisation. Bénéficiaires de juteux contrats de travaux publics attribués par l’Office de coordination des travaux de l’Etat qu’il a longtemps dirigé, ses entreprises ont reversé des dizaines de millions de pesos (1 euro = 50 pesos) aux caisses et aux dirigeants de ce parti.
FORTUNE PERSONNELLE
Considéré comme un fils par le président dominicain, Leonel Fernandez, Felix Bautista a accumulé une fortune d’une ampleur telle qu’il confiait récemment à un journaliste en ignorer le montant. Alors que son patrimoine déclaré en 1996 n’était que de 547 000 pesos, ses seuls biens immobiliers valent aujourd’hui plus de 396 millions de pesos, selon les documents comptables obtenus par Nuria Piera et Le Monde. Accusé du détournement de 50 millions de pesos, il a connu la prison après la défaite électorale du PLD en 2000.
Depuis le retour au pouvoir de Leonel Fernandez en 2004, ses affaires ont rapidement prospéré en République dominicaine et se sont étendues à Haïti et à Panama. Mis en cause dans plusieurs affaires de malversation et de détournement de fonds publics, et pour l’attribution d’un contrat de gré à gré à une entreprise du narcotrafiquant Figueroa Agosto, Félix Bautista a échappé à la justice, contrôlée par le président Fernandez. Il jouit d’une immunité parlementaire depuis son élection au Sénat en 2010.
Le scandale a conduit plusieurs commentateurs dominicains à s’interroger sur les véritables motivations de l’élan de solidarité des autorités en faveur d’Haïti après le tremblement de terre qui a dévasté ce pays en janvier 2010. ” Il est lamentable que la solidarité authentique du peuple dominicain avec ses frères haïtiens soit foulée aux pieds par des personnes qui ne pensent qu’à s’enrichir, y compris sur le dos de la misère d’un peuple déshérité “, déplore l’avocate Marisol Vicens.
COMMISSION MIXTE BILATÉRALE
En janvier dernier, à l’occasion du deuxième anniversaire du séisme, le président Fernandez a inauguré à Limonade, près du Cap-Haïtien, une université “donnée” par la République dominicaine à Haïti. Derrière ce geste largement salué, se cachaient une fois encore les intérêts de Felix Bautista et de son associé Micalo Bermudez, un autre homme de confiance du président Fernandez. Son entreprise, Constructora Mar, a obtenu le contrat de construction.
Les commissions généreusement distribuées au président haïtien, un ancien chanteur surnommé “Sweet Micky”, éclairent aussi la visite qu’il a effectuée le 26 mars à Saint-Domingue. Leonel Fernandez l’a reçu en grande pompe, lui octroyant la plus haute décoration dominicaine, l’ordre de Duarte, Sanchez et Mella. Sept accords de coopération ont été signés. Le plus prometteur porte sur la création du “Fonds bolivarien de solidarité”. Financé par les pétrodollars vénézuéliens, ce fonds devrait permettre de doter les familles haïtiennes de fours à gaz et de freiner la déforestation, l’un des principaux défis environnementaux en Haïti.
La relance de la commission mixte bilatérale, en sommeil depuis plusieurs années, répond au souci de Saint-Domingue de développer le commerce avec Haïti, devenu le deuxième marché des produits dominicains après les Etats-Unis.
L’épineux dossier migratoire n’a pas été évoqué, du moins publiquement. La République dominicaine vient pourtant de se fairerappeler à l’ordre par le comité des droits humains de l’ONU à propos des discriminations dont sont victimes les immigrants haïtiens et leurs descendants. Les organisations de défense des droits de l’homme dénoncent de nombreux cas de “dénationalisation” de Dominicains d’origine haïtienne qui menacent de transformer des dizaines de milliers de personnes en apatrides.
Jean-Michel Caroit (Saint-Domingue, correspondant