Originally: Le compteur á zéro
« Le sens de la vie supprimé, il reste encore la vie »
Albert Camus
Nous sommes tous encore sous le choc. Le coup a été rude, d?autant plus rude que nous n?avons pas les ressorts institutionnels pour y faire face. Malgré tout, dès les premiers moments, la population a fait montre de solidarité, d?ingéniosité et de surpassement. Nos condoléances et sympathies sont de faibles expressions de notre douleur, mais à tous, indistinctement, elles témoignent de notre solidarité. Plus que jamais, le temps est au coude-á-coude, au tètansanm.
Comme nous l?avons exprimé sur les ondes de la Voix de l?Amérique, la nature vient nous forcer à repenser la vie et la politique autrement. Les repères symboliques n?ont pas résisté et leur effondrement ne vient que confirmer ce que les haïtiens vivaient au quotidien : un Etat absent, sans services, sans plan, sans boussole. Au moment où nous écrivons ces lignes, des reportages sur différentes stations de radio émettant sur le Net font état de la mauvaise coordination de l?aide, ainsi que de son détournement, en complicité avec des responsables. Rien d?étonnant. Il ne faut pas demander à des gens qui n?ont jamais eu le moindre souci du bien public, de l?intérêt collectif, de donner mieux. Si dans des circonstances exceptionnelles, l?humain tente à se dépasser, il nous semble utopique et voire contradictoire, en ce qui concerne les officiels haïtiens de leur demander de se muer en responsables d?Etat, comme par enchantement. Ne rêvons pas. La communauté internationale le sait ; elle en prend note. Il ne tient qu?á nous citoyens et citoyennes d?en faire autant.
Aux jeunes,
Dans les circonstances actuelles, nous avons une pensée spéciale pour vous, nos enfants, les couches les plus vulnérables, mais fort heureusement, notre relève coûte que coûte. Quant á ceux-là, qui sont encore dans les lieux de savoir et d?apprentissage, nous vous exhortons à relever la tête. Ne voyez dans cet écroulement physique, que celui des vieux modèles, dépassés, et á ne point reproduire. Ce pouvoir, dénué de toute autorité, mis à nu littéralement, n?est plus votre interlocuteur. Une page blanche vous est offerte pour réécrire votre destin, votre avenir. S?il vous paraît que les pertes en vies humaines, que les dégâts matériels incommensurables relèvent de l?absurde, que vous vous rappeliez qu?ils participent d?une logique qui elle, ne l?est point. Au nom de cette logique, votre tâche, votre devoir est de recommencer, mais sur d?autres bases, pour un pays plus propre, plus beau, plus digne.
Aux élites,
Toutes confondues, les leçons sont immenses. Quid du Dialogue National, de la Conférence Nationale ou du Nouveau Contrat Social ? Appelez-le comme vous voudrez, mais l?heure a sonné et le pays attend. Les chantiers qui s?annoncent ne doivent, en aucune façon, être confiés, ni laissés á la diligence des mêmes acteurs et des mêmes fauteurs en eaux troubles. Les diverses organisations locales, nationales sont en mesure d?apprécier les enjeux, d?évaluer les échéances et d?engager les ressources de toutes sortes qui seront nécessaires. L?actuelle équipe conduite par M. Bellerive á Montréal, vient juste de se réveiller d?une « coopération ?dépendance » qu?elle a mené jusqu’à date, car elle lui dispensait de toute imputabilité et de tout résultat probant. Sans programme, sans compétence, l?actuel gouvernement ne gérait que les affaires courantes, qu?on lui laisse gérer l?urgence. Et encore !
Aux organisations de base,
La république de Port-au-Prince s?est effondrée, et la métaphore ne fut jamais si fondée. La mise en place de structures locales et régionales de quartiers, de villages, de communes vous incombe, plus que jamais. N?attendez pas d?élus locaux, à peine sortis de leur torpeur administrative, de l?insouciance et du déni de leur compétence juridictionnelle pour vous donner des directives. Ils n?en ont pas. Les leviers de pouvoir sont ailleurs, sauf dans les lieux traditionnels ou référentiels. A vous de vous hisser á la hauteur de vos responsabilités citoyennes.
Aux amis étrangers,
Proches et lointains, nous ne trouvons pas de vocables pour exprimer notre gratitude. Votre solidarité n?a d?égale que l?ampleur de la catastrophe elle-même. Toutefois, le moment est venu, pour nous, haïtiens de partout, de rebâtir notre pays, à la dimension de l?exploit de nos ancêtres qui veillent encore sur ce Champ-de-Mars dévasté. Assurés déjà votre concours, de votre expertise, de vos ressources multiples et diverses, nous entreprenons le défi de la reconstruction nationale, et celui du recouvrement de notre souveraineté.
Peuple haïtien, reprends la vie, ton quotidien, et comme Sisyphe, montre que tu es plus fort que ce séisme.
24 janvier 2010