Originally: De la Déshumanisation d’un Peuple

Souvent nous apprenons et régurgitons des concepts, des mots, des idées sans vraiment nous arrêter un moment pour comprendre puis remettre en question ces notions et préjugés acquis sur les bancs de l’école. Par exemple, nous répétons ad nauseam: la république d’Haïti. Et pourtant cela n’a aucun sens. Haïti n’est pas une république. Elle se compose également de deux nations, l’une marginalisée et déshumanisée pendant deux siècles par l’autre, cette minorité qui a remplacé le colon. Et pourtant, nous parlons souvent de la nation haïtienne. Cependant, cela aussi est vide de sens dans la réalité sordide qui torpille tous les rêves de changement.



A-t-on une seule et même nation quand les illettrés, les marchandes, les bonnes, les restavecs, etc., sont des citoyens et citoyennes de second ordre, qui ne connaissent même pas l’histoire de leur pays, qui n’ont aucune idée de l’importance de la geste héroïque de 1804, des idéaux révolutionnaires? L’Etat ne s’est jamais préoccupé de l’instruction des masses. Les élites économiques se sont démarquées de leur rôle historique de les civiliser. Or le passé qui fait la nation s’apprend sur les bancs de l’école, dans les livres d’histoire, l’instruction civique, etc., non à travers des bribes d’information. Hormis son passé de misères, le fardeau de désespoirs accumulés depuis des générations, ce peuple dont je parle n’a pas d’héritage, puisqu’il ne le connaît pas.


Par contre la minorité connaît ce passé et s’enorgueillit souvent. Il s’agit alors d’un autre peuple. Aucune connexion avec le pays profond qu’on a perdu, qu’on a enseveli.


Dans une conférence à la Sorbonne, le 11 mars 1882, Ernest Renan déclarera: “Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple.” Le peuple qui n’a jamais connu ou appris son passé ne peut le partager, car ce passé est pratiquement celui des autres. Si vous ne savez pas ce qui vous appartient, comment saurez-vous qu’on vous l’a volé?


Renan nous enseigne qu’une “nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. L’homme, Messieurs, ne s’improvise pas. La nation, comme l’individu, est l’aboutissant d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements.”


“Le désir de vivre ensemble?” Mais pas du tout! Puisque les Etats-Unis n’ont qu’à fermer les yeux sur la mer des Caraïbes pour que des embarcations de fortune ne déversent les haïtiens par millions sur les côtes de Floride. “Le désir de vivre ensemble” quand les élites gardent les masses dans l’obscurité depuis deux cents ans?


“La volonté à faire valoir l’héritage reçu?” Mais la majorité n’a aucune idée de cet héritage, de son sens. Comment faire valoir ce qu’on ignore, ce qu’on ne possède pas? Répéter “papa Dessalines” ne signifie pas comprendre l’héritage. “Koupé tèt, boulé kaye” s’est enraciné dans le psyché collectif, car nos politiciens l’ont appris aux masses.


Les clivages sociaux sont tellement profonds chez nous que finalement après deux siècles de destruction nous avons effectivement deux peuples, deux nations, qui ont des vues différentes du passé et de l’avenir. Ces deux nations n’ont pas dans “le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l’avenir un même programme à réaliser…”


L’héritage d’un peuple est le repère du dialogue national, ce lieu commun où devrait se greffer tout projet d’avenir patriotique. Le peuple haïtien est sans repère pour le changement, et c’est pourquoi il est vulnérable aux desseins malhonnêtes de nos politiciens et de nos soi-disant élites. A l’héritage de 1804, ceux-ci n’ont cessé de substituer un autre repère dont les dimensions majeures sont l’épiderme, la haine des autres, et le déchoukaj ou justice populaire, et bien entendu le temps qui solidifie tout. Repère de destruction où les valeurs et les croyances qui s’y expriment façonnent le comportement qui entrave systématiquement le dialogue national.


C’est pourquoi un leader tel que Leslie Manigat n’a malheureusement jamais pu atteindre l’envergure politique nationale qui lui aurait permis d’arriver démocratiquement au timon des affaires en 2006 et peut-être plus tôt. Plus fûté, Aristide parlera le langage du peuple: “Pa ménajé yo, bayo sa yo mérité…Tim tim boi sèche…Pè lebrin santi bon…” Il a sciemment réitéré le repère séculaire qui a démantelé le rêve original de 1804.


Deux repères pour deux peuples, l’héritage de 1804 et le projet d’avenir solide d’une part (Christophe et Estimé pour sûr; Déjoie et Mirlande Manigat?), et le repère malsain et la déception à venir d’autre part (Duvalier, Aristide et Préval).


Un peuple sans mémoire ne peut construire l’avenir sur les divisions qu’on lui propose, car il s’égare, faute de repère réel au repaire des loups qui mielleusement, tim-tim-boi- sèchement, l’attendent toujours aux carrefours de la déception.


Le tissu social est à refaire. C’est là le résultat de deux siècles de démission de l’Etat et des élites du pays; là, le drame haïtien profond. Tendre la main à l’autre nation marginalisée et méprisée pour la ramener dans l’humanité, telle est la mission difficile mais indispensable pour la renaissance d’Haïti. C’est dans ce sens magnifiquement exprimé par Ernest Renan que je parle de transformation nationale. La déshumanisation des masses est réversible, leur humanisation impérative et incontournable pour qu’Haïti rejoigne enfin le concert des nations vraiment unies, culturellement et économiquement fécondes.