J?aurais pu écrire de Pretoria à Port-au-Prince en passant par Bagdad. Bagdad, du nom de l?opération déclenchée le 29 septembre 2004 par des groupes armés basés à Cité Soleil et revendiquant le retour en Haïti de l?ex-président Aristide exilé en Afrique du Sud. Il y a donc près de deux ans que cela dure. Les deux journées de violence extrême (19 et 20 juillet 2006) que l?on a connues sont intervenues peu après la manifestation pro Aristide à Port-au-Prince du 15 juillet et peu avant l?arrivée dans la capitale de délégations étrangères devant participer à la Conférence internationale sur le développement économique et social d?Haïti le 25 juillet prochain. De là à interpréter la relance de l?action armée des irréductibles aristidiens comme un message à l?adresse des principaux décideurs nationaux et internationaux il n?y a qu?un pas que l?on est autorisé à franchir allègrement. Sans nous, semblent-ils dire, vous ne pouvez rien, c?est-à-dire votre plan est voué à l?échec si tant qu?il repose sur un minimum de sécurité. Il n?est pas nécessaire de le souligner, la question de l?insécurité remonte au premier plan de la question haïtienne. Les événements récents lui donnent-ils un aspect nouveau? Certainement pas. Telle elle se présentait sous le gouvernement intérimaire, telle elle revient hanter la société haïtienne et interpeller les acteurs nationaux et internationaux.
Posons des questions simples : Où en est-on aujourd?hui? Quelque chose a-t-il changé avec le passage du gouvernement intérimaire à un gouvernement légitimé par les élections? Les groupes armés qui ont fait Bagdad, incendié le marché Tête B?uf avec une rare cruauté le 31 mai 2005, exécuté le poète et journaliste Jacques Roche sans état d?âme le 14 juillet de la même année, continué à assassiner des policiers et à multiplier les enlèvements avec un pic dévastateur à la fin de 2005 et au début de 2006, ces groupes armés, dis-je, ont-ils été réduits? On a abondamment parlé de la trêve électorale, la période entre janvier et les élections de février/avril où soudainement le calme fut revenu et dont les dirigeants politiques et la Minustah se félicitaient comme d?une réussite de leur politique. Il apparaît aujourd?hui que cette accalmie n?était point le résultat d?un quelconque accord politique, encore moins le prélude à une paix durable qui confirmerait le ralliement des groupes à la mise en ?uvre d?une politique qui s?accomplirait sans prendre en compte leurs revendications sinon leurs intérêts mafieux.
Rappelons que les discours sur la pauvreté et la misère sociale n?ont aucun effet sur ces groupes, sinon à les encourager à en faire usage à des fins mafieuses alors que certains secteurs recourent aux méthodes de la mafia à des fins politiques. À la vérité, il y a imbrication d?objectifs et de moyens, confusion d?intérêts et de méthodes des deux secteurs au point où il est difficile de démêler ce qui relève de la mafia de ce qui appartient à la sphère politique. Toutefois, les résultats sont les mêmes : l?État et Port-au-Prince, centre névralgique du pays, sont pris en otage, et le pays maintenu sous la coupe des groupes armés au point de compromettre toute politique de développement économique et social.
Observons que la capitale est sous la menace permanente des bandes armées dont Cité Soleil constitue la base arrière. Or de ce bidonville, à la topographie favorable à leur dessein, elles peuvent intervenir à tout moment sur les axes qui desservent le parc industriel, le port, l?aéroport et l?entrée nord de Port-au-Prince. Assez pour jeter la panique et désorganiser les activités de la capitale au moment où elles le jugent stratégiquement opportun. Utilisant les techniques de la guérilla urbaine, elles frappent et disparaissent en commettant des dégâts considérables aussi vite que leur permet ce centre-ville grouillant de monde à toute heure du jour.
Observons encore que ces groupes armés sont bien pourvus en matériel militaire et probablement régulièrement approvisionnés depuis plus de deux ans. On sait pourquoi et comment la riposte des forces de sécurité nationales, même en enregistrant des succès parfois, ne parvient pas à les extirper de leur repaire. La violence organisée leur pose un défi considérable. D?une part la police nationale sous équipée, largement corrompue et très mal préparée met du temps à se hausser à la hauteur de cette tâche considérable. D?autre part, la force onusienne n?a ni le mandat, conformément à la tradition d?intervention de cette organisation internationale, ni la volonté d?en découdre avec des forces armées hostiles.
L?objectif des bandes armées paraît clair. Leur revendication est de nature à mettre à genou le nouveau gouvernement qui subit outrageusement l?action de forces occultes et les provocations ouvertes de groupes revendicatifs armés. Retour d?Aristide, remodelage de l?administration publique, réintégration de tous les employés renvoyés des services de l?État après février 2004, libération de tous les prisonniers politiques, c?est-à-dire, d?appartenance aristidienne. Et plus encore. En vérité le chemin est long et scabreux de Pretoria à Port-au-Prince en passant par Bagdad. (à suivre)
lundi 24 juillet 2006
De la grande visite à Port-au-Prince, ce mercredi 25 juillet. Pas moins de 40 délégations étrangères venues prendre acte du programme de reconstruction du pays élaboré par le gouvernement haïtien. La présence massive à la capitale de représentants de la communauté internationale doit préoccuper les services de sécurité alertés par l?audace des groupes armés qui ont fait une démonstration de force les 19 et 20 juillet derniers. La police nationale et la Minustah ont affirmé que la sécurité de la conférence et des délégués est assurée. On ne doute pas, vu le caractère et l?importance de l?événement, que des mesures exceptionnelles sont arrêtées pour qu?il en soit ainsi. Je ne crois pas non plus que ceux qui ont lancé l?opération du 19 juillet aient cru un instant qu?ils pouvaient faire avorter la conférence. En revanche, s?ils s?étaient avisés de signifier aux amis d?Haïti que l?exilé de Pretoria fait partie du problème, leur message bruyant et sanglant ne pourrait pas passer inaperçu. Reste à savoir si, comme ils le réclament, son retour à Port-au-Prince peut être inscrit à l?agenda des décideurs comme un élément de solution.
Dans la dernière édition (24 juillet), je terminais la première partie de cet éditorial par une interrogation qui sous-tendait que le chemin était long et scabreux qui mène de Pretoria à Port-au-Prince en passant par Bagdad. Au fait, les revendications des aristidiens sont par elles-mêmes grosses de troubles. Retranché derrière le droit constitutionnel du citoyen Aristide, M. Préval peut affirmer que la décision du retour en Haïti de l?ex-président appartient à celui-ci. Il ne saurait ignorer que sa réintégration maintenant dans le paysage haïtien poserait des problèmes politiques et de sécurité d?une grande ampleur. On peut imaginer facilement cette présence, véritable point de fixation des scories charriées par les luttes politiques des cinq dernières années, comme une menace à la stabilité politique recherchée.
À supposer que de la concertation des acteurs et par un concours de circonstance on parvienne à rendre inopérante cette velléité de retour, il reste que certaines demandes, si elles devaient être prises en considération, mettraient en péril l?autorité déjà précaire de l?État et tout le dispositif conçu pour rendre ce pays gouvernable. Il ne serait pas concevable que le gouvernement actuel cède à l?injonction des provocateurs aristidiens de révoquer tous les directeurs généraux des ministères. La seule formulation de cette revendication est une incitation à maintenir en place ces hauts fonctionnaires jusqu?à ce que soit constaté un apaisement et que les hautes autorités jugent qu?il est de l?intérêt de l?État de procéder à des réformes administratives et à des changements dans le personnel. Le programme d?apaisement social (PAS) inscrit dans les priorités du nouveau pouvoir semble aller au-devant de certaines revendications, mais il ne contient pas une menace de dessaisissement de l?autorité de l?État.
Au-delà du caractère outrancier de certaines revendications, ce sont les méthodes utilisées qui sont les plus redoutables. Le recours à la violence armée est périodique, mais le danger est permanent tant que les forces de sécurité ne sont pas en mesure de reprendre le contrôle de certaines parties du territoire, notamment à Port-au-Prince et dans la ville des Gonaïves. Les événements des 19 et 20 juillet pousseront-ils la PNH et la Minustah à accélérer leur plan de sécurité à long terme ? Ces derniers jours, la concertation entre les chefs des polices et des dirigeants politiques nationaux et internationaux fut intense, conférence internationale oblige. Le chef de la force onusienne mobilise les troupes et se déclare « prêt à répondre à tout appel des autorités haïtiennes. »
On a un peu trop tendance à ne voir la question de l?insécurité que sous un angle, je dirais technique. J?entends par là les moyens conçus par l?international (maintien de la paix, force de dissuasion, consolidation de la paix, développement économique et social). «Toutes les résolutions de l?Onu (depuis 1998), écrit Pierre Richard Cajuste, n?ont cessé de mettre l?accent sur le développement économique et social comme la clef de la stabilité en Haïti». (Le Matin 21-23 juillet). C?est bien, mais le dilemme est sérieux : compte tenu de l?état de désastre économique, social et institutionnel d?Haïti, la violence destructrice organisée de ces dernières années confère à la question sécuritaire une dimension d?importance fondamentale distincte de l?insécurité entretenue par le banditisme social, grand ou petit. Tout développement économique et social en Haïti est tributaire d?un minimum de sécurité et de l?urgence de la restauration de l?autorité de l?État. Comment concilier ces exigences avec la situation actuelle ? On aura beau élaborer des plans, faire appel à la compassion des uns, au patriotisme des autres, de la diaspora et de la bourgeoisie, les investisseurs potentiels ont besoin d?arguments autrement plus solides pour s?engager sérieusement. Certes, le développement d?un pays n?est pas que l?affaire de l?État, mais surtout de classes économiques historiquement situées, toutefois il revient à l?État d?en assurer des conditions minimales comme la protection des vies et des biens, le respect du droit de propriété, la garantie de la justice, la fourniture des services de base, etc.
La coopération internationale aussi a besoin d?être rassurée. Les délégués à la Conférence ne manqueront pas de réaffirmer leur confiance dans le gouvernement et dans la force onusienne, mais leurs gouvernements respectifs garderont l??il ouvert sur la progression de la situation sécuritaire. De cela les aristidiens tirent un peu de leur force, mais rien ne leur sera concédé. Personne ne peut accepter que le pays vive encore longtemps sans protection adéquate, sans des forces de sécurité organisées, équipées, efficaces et portées par une mobilisation nationale décisive. Question de survie. Les détours par Bagdad finiront alors par conduire dans un cul-de-sac.