Claude Moïse
La question électorale haïtienne n?est pas vieille que de deux ans, elle traduit, on le sait, les difficultés d?une institutionnalisation introuvable tant elle tarde à venir depuis le vote de la Constitution de 198. Après la présidentielle et les législatives, du reste incomplètes de 2006, nous en sommes à la énième péripétie, dans l?attente des municipales et des locales. Faut-il le répéter, tant que celles-ci ne sont pas encore organisées, on continuera de patauger dans l?à peu près en ce qui concerne le fonctionnement du nouveau régime politique haïtien. De par tout des voix s?élèvent pour exiger que le scrutin ait lieu dans les meilleurs délais. Celles, criardes, des écorchés qui se dépensent dans une campagne électorale assoupissante et forcément coûteuse; celles, graves, venant de divers horizons de responsables depuis le chef de l?état jusqu?aux défenseurs des droits démocratiques en passant par le CEP et des parlementaires. Tout se passe comme si tout ce monde-là faisait face à un problème qui les dépasse.
M. Préval, s?exprimant devant l?assemblée des chefs d?État et de gouvernement de la CARICOM met en tête de ses engagements la tenue des « élections municipales et locales » (Le Matin du mercredi 5 juillet). Comme il n?a pas indiqué une date ni n?a précisé les causes du retard, il ne désarmera pas ceux qui l?accusent de différer ce scrutin pour se donner le temps de prendre le contrôle des différents organes du pouvoir local. Du reste, si l?on considère les exigences légales, tout ne dépend pas du pouvoir central en la matière. Sans doute, le financement et la sécurité de l?opération relèvent du gouvernement, mais le calendrier et l?organisation des élections sont des prérogatives du CEP. Dans le cas qui nous occupe, les délais étant épuisés, on serait tenté de soutenir que le président de la République, chargé par la Constitution «d?assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l?État » (article 136), devrait intervenir d?autorité afin de faire aboutir le processus électoral. Le dilemme est que la Constitution se contente de lui confier cette responsabilité sans en indiquer les moyens de l?exercer. Sauf à fournir les fonds nécessaires, toute autre avancée dans cette circonstance particulière l?exposerait à la suspicion. Cela est vrai dans tout ce qui se rapporte au processus actuel d?institutionnalisation qui ne s?arrêtera pas avec les élections.
Il y a aussi des députés et des sénateurs qui donnent de la voix en répétant des banalités comme : les élections locales doivent avoir lieu afin de combler le vide institutionnel. D?autres qui, ignorant sans doute les prérogatives que leur reconnaît la dignité parlementaire, organisent des conférences de presse pour lancer des mises en garde au gouvernement qui serait tenté de renvoyer sine die les élections. C?est à se demander s?ils croient dans l?institution à laquelle ils appartiennent. Ne savent-ils pas qu?ils ont le droit de questionner les ministres, d?enquêter et même d?interpeller ces derniers sur tout fait d?administration, sur les politiques publiques. Il serait par exemple intéressant que par leurs questionnements ils aident à éclairer l?opinion sur toute la question électorale. Depuis un mois que la deuxième session ordinaire a commencé, comment organisent-ils leurs travaux ? Prévoient-ils une période de questions aux membres du gouvernement ? Le CEP, quant à lui, se retranche, avec une placidité frivole, derrière l?argument financier. Il vient d?annoncer qu?il a soumis deux scénarios au gouvernement pour compléter le processus électoral. L?un embrassant toutes les élections en un seul jour, l?autre en deux journées. Dans le premier cas, cela coûterait la bagatelle de 13,5 millions de dollars américains, dans le deuxième 18 millions. On fera sans doute le point de la conduite erratique de cet organisme électoral depuis plus de deux ans qu?il est aux commandes. Il avait en main, sinon tous les moyens, toutes les données du problème. C?est lui qui, de report en report, établit les calendriers. Lui qui, mélangeant ses pinceaux, a assorti les élections sénatoriales de telles conditions embrouillées que le Nord-est se retrouve sans sénateur. Jusques à quand ?
On ne sait pas où ça va s?arrêter. La fac ture pourra encore augmenter, et il faudra aller quêter de l?aide pour stabiliser le pays, rendre les institutions fonctionnelles. Mais ceux qui payent les élections, qui ont prêté une assis tance serrée, doivent avoir leur petite idée là-dessus. Com ment se fait-il qu?ils n?aient pas prévu le coût de l?opération et jusqu?où ils pouvaient aller ? Résultat, on fait des frustrés, mais surtout on mas sacre le système. Peu importe les décisions, il restera, après toutes ces tergiversations, le senti ment que les pouvoirs locaux comptent pour peu. On est dans la pratique des improvisations sans relâche. Sans plan directeur initial, sans pensée directrice. Ceux qui ne pensent pas sont condamnés à improviser. Ce n?est pas trop de dire qu?improviser en situation de crise conduit le plus souvent à la catastrophe. Qu?on ne se trompe pas, nous y sommes, en situation de crise, crise larvaire ou accusée, tant que nous n?aurons pas complété le processus de ré-institutionnalisation. Et ce ne sera pas tout de faire des élections, d?installer n?importe comment des Casec, des Asec, des délégués de ville, des mairies, des assemblées municipales et départementales. Il faut des lois d?application des clauses constitutionnelles. Le gouvernement intérimaire a laissé un nombre considérable de décrets portant sur le thème de la décentralisation. Apprendre à les connaître et à les digérer, c?est tout un travail aussi bien pour les citoyens que pour la nouvelle équipe gouvernementale qui peut s?autoriser à les réviser. Après tout une loi abroge une autre loi, à plus forte rai son un décret. Ceux qui sont chargés de faire des lois et les partis qu?ils représentent au Parlement en ont-ils pris connaissance ? Dans la réalité quotidienne grimaçante il faut aussi un apprentissage de fonctionnement des nouvelles institutions pour qu?elles ne soient pas des coquilles vides ou, pire, l?édification caricaturale de théories générales.