Originally: Affaire Ucref : un mauvais signal
Éditorial LE MATIN du 24 mai 2006
par Sabine Manigat
On ne s?étonnera pas outre mesure du fait que diverses initiatives prises par le gouvernement intérimaire de Gérard Latortue ne seront ni prolongées ni mises à profit sous le second mandat de René Préval. Bien des motifs peuvent être évoqués pour cela : certaines de ces initiatives peuvent être considérées comme inutiles, d?autres comme inopportunes, d?autres enfin comme carrément opposées aux vues de la nouvelle équipe. Il en va ainsi de tout processus de transition d?un gouvernement à un autre, par-delà même la notion de continuité de l?État. Certains dossiers seront partiellement ou totalement réorientés, d?autres, carrément abandonnés. Ce sont des choix qui répondent à des projets politiques.
Cela dit, il est des dossiers qui concernent des problématiques majeures pour l?ensemble de la société depuis des générations et sur lesquelles on ne saurait faire l?impasse. Et je suis sûre de ne pas me tromper en comptant les questions de justice et de corruption parmi ces dossiers. Dès lors, le sort des rapports produits par des commissions comme la Commission d?enquête administrative (CEA), l?Unité de lutte contre la corruption (ULC) et l?Unité centrale de renseignements financiers (Ucref) est affaire d?intérêt public. Car depuis 1986, ce pays ne cesse de clamer justice. Depuis vingt ans sans relâche ! Et, durant ces vingt années, l?impunité aux multiples visages et conjonctures a été associée à une corruption non moins persistante. Après chaque gouvernement, les accusations ? diffamations aussi ? ont régulièrement été proférées contre les sortants. Sans preuve tangible souvent, sans enquête et sans sanction surtout. Voila pourquoi, par-delà le destin des rapports produits, il faudra reconnaître (entre autres innovations dont il faudra faire l?inventaire) au gouvernement de transition de 2004-2006 le mérite d?avoir mis sur pied ces équipes chargées d?enquêter sur différents aspects de la corruption à des moments divers de la vie politique post duvaliériste. Ce qui nous amène directement à l?événement du jour : l?arrestation et l?incarcération au Pénitencier national du responsable de l?Ucref, M. Jean-Yves Noël.
Révisons rapidement les faits d?abord, tels que recueillis par les médias : le 22 mai en fin d?après-midi, M. Noël est appréhendé dans son bureau et amené au cabinet d?instruction devant le juge Jean Perez Paul. Là, il lui est signifié qu?il est formellement accusé par l?huissier Réginald Saint-Jean, plaignant, d?enlèvement et de séquestration. L?accusation avait déjà été formulée en décembre lorsque M. Jean-Yves Noël s?était personnellement opposé au déblocage des comptes de l?une des personnes faisant l?objet d?une enquête de l?Ucref. Aussitôt dit aussitôt fait, M. Noël a été écroué le soir même. Par ailleurs, on apprend que récemment tous les comptes faisant l?objet d?enquêtes et vérifications par l?Ucref ont été débloqués sur décision d?un certain juge Hercules… Examinons maintenant les éléments du dossier. On a un plaignant que nous pouvons considérer comme « marginal » par rap port à la problématique centrale : un huissier qui déclare avoir été séquestré. On a ensuite une double démarche : d?une part, l?arrestation du responsable d?une mission ardue, délicate, importante pour la justice et pour les chances que nous voulons nous donner de rompre sans ambages et, pour la première fois, avec le cercle vicieux de l?impunité; d?autre part, la levée san bri ni kont des séquestres posés sur des avoirs bancaires par une institution accréditée par l?État et mandatée pour enquêter sur l?origine des fonds qui y sont déposés. Avouez que de tout ceci se dégage une persistante impression de démesure entre le délit (non corroboré d?ailleurs) et la sanction.
Finalement, quels sont les enjeux? Et d?abord, quelles ont été jusqu?à présent les suites du travail réalisé par les CEA, ULC, Ucref ?… À la vérité il semble que les effets sur le règne de l?impunité aient été nuls. La CEA a remis son rapport en décembre dernier en formulant quelques regrets et des propositions. L?ULC a fait de même. Le rapport de l?Ucref avait fait les remous que l?on sait quand il a été connu et le cas était encore actif jusqu?à ces dernières semaines. Mais des décisions (spectaculaires ou non), des condamnations, des réclamations ? Je n?en connais pas. Or je viens d?écouter M. Pierre Espérance du RNDDH qui a dit comment le contraste entre l?emprisonnement de Noël et le déblocage des comptes sous enquête lance un signal négatif quant aux chances d?aboutissement de la lutte contre l?impunité et pour la transparence dans notre pays. Pour sa part, M. Daniel Supplice s?est interrogé sur les relations entre la nature des dossiers de l?Ucref qui enquêtait sur des malversations sous « l?ancien régime » ? pour reprendre ses termes ? et le retour politique de groupes et de personnes parfois très liés à ce régime. « Je ne voudrais pas croire que c?est une affaire politique », a-t-il souligné, avant d?ajouter qu?il s?agit d?un très mauvais signal et « timing » politique. Ces mêmes interrogations et incertitudes traduisent justement les réactions qui m?ont portée à aborder le sujet aujourd?hui. Car n?oublions pas que les affaires de corruption et les scandales qu?elles déclenchent courent le monde. Le Premier ministre de France lui-même est actuellement éclaboussé par une affaire pas claire. Et la justice ne prévaut pas toujours d?ailleurs, il s?en faut. La différence, importante, essentielle, capitale, celle qui donnera tout son sens aux mots justice et transparence en Haïti, c?est que nul, mais personne, n?est per se, par pouvoir ou par accointance, au-dessus de la loi. On peut tout juste tenter sa chance comme fugitif. Et surtout, dans un pays de droit, les responsables de dossiers, de poursuites, d?enquêtes au nom de la loi et en défense de la société, on les honore et on les protège.