Originally: La Conférence de Montréal sur Haïti
Éditorial LE MATIN du 10-13 juin 05
Les Caribous
Encore deux émissaires d?urgence, l?Américain Noriega et le Canadien Coderre, auprès des décideurs politiques haïtiens considérablement éreintés par la dégradation de la situation générale. Cette nouvelle démarche nous met en mémoire les innombrables missions de la communauté internationale et des pays amis depuis environ deux décennies. Le record a été battu au cours des dernières années Aristide. On sait ce que tout cela signifie, en termes d?exigence pour la normalisation politique d?Haïti. La violence aveugle et meurtrière dramatise au maximum l?instabilité politique. Noriega et Coderre sont venus dire deux choses archi connues : 1) la violence doit être freinée par les forces préposées à cette tâche (la police, la Minustah, le gouvernement), 2) le processus électoral doit être accéléré et mené à terme selon le calendrier établi. Entre-temps, ça grouille dans la classe politique impatiente et angoissée. Branle-bas de combat au niveau du gouvernement dont le chef s?est rendu à New York pour plaider sa cause auprès du Conseil de sécurité de l?ONU.
Tout le monde est hanté par l?insécurité. On en fait une question préalable à la réussite des élections. Il y en a qui renversent les termes de l?équation : on va aux élections pour vaincre l?insécurité. Dans un cas comme dans l?autre, l?approche est étriquée. Il y a plus et mieux. D?abord, l?insécurité, en soi, est un mal absolu et doit être combattue en tout temps. Son développement en Haïti constitue une menace permanente au droit à la vie. Il s?agit de trouver les meilleurs moyens d?en venir à bout, par le volet, entre autres, d?une répression efficace au moment même où ses auteurs s?y livrent aveuglément et avec la dernière cruauté. Il faut dire ensuite que la réussite des élections n?est pas une garantie qu?on en sera délivré. On l?a dit et répété ici et ailleurs, il existe de nombreux facteurs qui entretiennent le phénomène. Les prochains dirigeants devront s?y coltiner. Il n?est pas moins vrai que des élections réussies constituent un premier pas vers la normalisation politique qui permette d?aborder nos problèmes de société sur une base plus solide, y compris l?insécurité.
On est donc obsédé dans cette conjoncture par ces deux sujets, élection et sécurité. Tous les acteurs, notamment la communauté internationale, mettent l?accent sur le risque encouru. Si on laisse croire cependant que la persistance de la violence compromettra les élections, on donne une prime à ceux dont l?objectif est de faire dérailler le processus. Sabine Manigat, dans son dernier éditorial a insisté, sur cet aspect. Ces derniers auraient donc beau jeu de recourir à toutes sortes de procédés pour atteindre leurs objectifs.
On termine donc la semaine sur l?insistante question de l?insécurité. Elle a fait le thème de tous nos éditoriaux. Comment y échapper puisqu?il s?agit de menace à la vie de tout un chacun, y compris des éléments des forces de sécurité publique, dont les responsables eux-mêmes. Nous le répétons : quelqu?illusion que dans certains milieux on entretienne, la sortie durable passe par la mobilisation citoyenne. Pas n?importe laquelle, pas celle qui la confond avec les transes contestatrices et le déchoucage. Mais une mobilisation articulée aux problèmes concrets, que dis-je, aux drames que vit le pays et aux perspectives de solution concrète. Parce qu?il en faut. L?insécurité, c?est le premier des drames auquel une réponse urgente et définitive n?est pas en vue, même avec la présence des marines. En filigrane, à voir les démarches irritées des uns et des autres, on serait tenté de dire que les uns et les autres se conformeraient à une occupation en bonne et due forme. Mais ce n?est pas la chose la plus facile à réaliser. Il faut faire avec les forces que l?on a. Tout se passe comme si dans certains milieux politiques on se refuse à examiner avec toute l?attention stratégique nécessaire les objectifs, les démarches et les moyens mis en ?uvre par ceux qui ont déclenché la guérilla. Et on se refuse à prendre en compte les dispositions des forces politiques et à sous-estimer leur réorganisation vers une véritable mobilisation.
La solution ne sera pas électorale, mais politique. Dans la mesure où des forces combinées, rassurantes par leurs propositions, par leurs projets et par les équipes dirigeantes redonnent confiance au peuple qui se décidera à prendre le train électoral et à s?embarquer dans le processus de normalisation. Aucune solution de panique n?y parviendra. A voir réagir certains secteurs de la classe politique, je pense à la métaphore des caribous dont fait état Lysiane Gagnon qui tient une chronique politique dans La Presse de Montréal et qui réfère au comportement des membres d?un parti politique. Les caribous, ce sont «ces grands cervidés qui se sont suicidés en masse il y a plus de 20 ans en se jetant dans une rivière en crue.»