Originally: Haïti. Un pays à la dérive


5 mars 2005


« Habitants de Bel-Air, ne sortez pas dans les rues. » Le message est reproduit inlassablement par les radios de Port-au-Prince, capitale haïtienne. On est le 28 février, un an après la sortie de Jean-Bertrand Aristide de la présidence d?Haïti, et ses partisans organisent une manifestation. Ils sont un millier qui descendent l?une des principales rues de Bel-Air, un des quartiers les plus pauvres de la ville, réclamant le retour de « Titid » – surnom de l?ex-président. Armés, les manifestants sèment la peur. La population, alarmée, court dans tous les sens, les tap-taps (taxis collectifs, principal moyen de transport dans les villes) cessent de circuler. Tous attendent le pire. Les membres de la police nationale (PNH) arrivent. Et tirent. Les partisans d?Aristide ouvrent feu. De loin, la population regarde. Le bilan de la confrontation, selon les radios locales, est lourd. On parle de huit morts, qui s?ajoutent aux 20 victimes des cinq derniers jours.


Un an après son départ, Aristide, même exilé en Afrique du Sud, pèse toujours sur la société et la politique haïtiennes. En premier lieu, bien avant son éviction, il a créé des groupes de jeunes partisans dans les quartiers populaires, appelés les « chimères », pour asseoir son pouvoir.


Un gouvernement sans projet


Financés et armés jusqu?à aujourd?hui par l?ex-président, ces gangs ont pour objectif d?organiser le désordre en Haïti et de déstabiliser les institutions et le gouvernement. Les « chimères » volent, enlèvent, assassinent et font des opérations spectaculaires, comme la libération de 481 prisonniers du pénitencier national à Port-au-Prince, le 19 février dernier. Avec un budget personnel estimé à 800 millions de dollars, Aristide paie des lobbyistes internationaux pour propager des informations positives sur lui et négatives par rapport à l?actuel gouvernement.


Le président Boniface Alexandre et le premier ministre Gérard Latortue se passeraient des interférences d?Aristide pour accomplir la tâche qui leur incombe : prêter secours, d?urgence, à un pays qui agonise. La situation sociale est catastrophique, bien loin des affiches colorées que le gouvernement a fait placarder dans les rues de Port-au-Prince, « La paix, l?amour et le dialogue ». Selon les statistiques officielles, 80 % des 7,66 millions d?Haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté, l?analphabétisme atteint 52,9 % de la population, l?espérance moyenne de vie est de 51,7 ans. La capitale, où s?entassent 2 millions de personnes, est l?image de la misère du pays. Les bidonvilles dominent le champ de vision. Des maisons en bois, agglutinées sur des rues sans pavage. Sans emploi, la population n?a d?autre option que de s?adonner au commerce ambulant, à la mendicité et, trop souvent, à la criminalité, galopante dans la ville. Dans certains quartiers, comme Bel-Air, on entend des tirs tous les soirs.


Alexandre et Latortue sont incapables de garantir le fonctionnement de l?État haïtien. Tout d?abord, il leur manque le consentement populaire. Le président, ancien chef de la Cour de cassation (Haute Cour de justice d?Haïti), adopte la stratégie de l?éloignement élégant : il n?exécute rien, n?opine à propos de rien et préfère le confort de sa maison au palais national. Le premier ministre a été imposé par la communauté internationale – États-Unis, France et Organisation des États américains (OEA). Il a habité la plus grande partie de sa vie à l?étranger, travaillant pour des organismes financiers internationaux. Grande est sa distance par rapport à la population d?Haïti. Il ne connaît pas le pays, ne sait pas quels sont les besoins


du peuple qu?il gouverne. D?éducation française, il ne lit pas le créole, seule langue parlée par 85 % des Haïtiens.


« Alexandre et Latortue n?avaient pas de grandes responsabilités. Ils devaient consolider, d?une façon minimale, les institutions haïtiennes, mises à bas par Aristide, et garantir les élections, prévues pour octobre et novembre. Ils sont tellement incompétents que le chaos institutionnel du pays, n?a cessé d?empirer », affirme la directrice du Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement (CRESFED), Suzy Castor, l?une des principales intellectuelles d?Haïti. Quotidiennement, sur les radios locales, des dirigeants de quelques-uns des 120 partis qui existent actuellement exigent la renonciation du premier ministre, qu?ils estiment incapable de gouverner le pays.


Les politiques de base d?Haïti, responsabilités du gouvernement, sont décidées par les organismes internationaux. La Banque mondiale et l?Organisation des nations unies (ONU) développent des stratégies à court et moyen terme, investissent des millions de dollars dans des projets qu?ils considèrent importants. Les bénéficiaires sont évidents. À Ouanaminthe, au nord-est du pays, la Banque mondiale a financé la construction d?une zone franche, administrée par une entreprise dominicaine, où sont produits des jeans et maillots pour des sociétés américaines réalisant de juteux profits. Pour les 711 ouvriers haïtiens, qui travaillent plus de 55 heures par semaine et reçoivent 72 gourdes par jour (moins de deux dollars), la situation n?est pas si rose que pour les grandes entreprises. Contente, la BM prétend financer 17 autres zones franches dans le pays.


Contrôle international


Pour freiner la violence, croissante dans toutes les grandes villes haïtiennes, l?État compte avec 3 500 policiers – un pour deux mille personnes. Le contingent est insuffisant et la répression est donc prise en charge par les soldats de la mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), qui occupe le pays depuis juin 2004. Ceux-ci dressent des barrages routiers et interpellent des gens dans la rue, mais ne font aucune action pour contenir la violence des « chimères » ou former d?autres policiers haïtiens.


Confusion électorale


Des 120 partis qui animent actuellement la scène politique d?Haïti, plus de la moitié n?a pas de base sociale. Plusieurs ne sont composés que d?une ou deux personnes. Cependant, dans les médias, ils prennent un énorme espace. Parlent de tout, critiquent le gouvernement et la communauté internationale, s?attaquent entre eux, mais ne présentent pas de programme. Le résultat est une énorme confusion populaire par rapport aux prochaines élections, qui devraient décider du futur d?Haïti. D?autant plus que les partis traditionnels, affaiblis pendant le gouvernement d?Aristide (2001-2004), n?osent pas trop prendre le devant du débat politique. Par manque de références, la population n?est pas vraiment en mesure de différencier les groupes de gauche de ceux de droite.


Lors du premier semestre 2004, le Conseil électoral provisoire avait été créé, avec des intellectuels et fonctionnaires haïtiens. Son but était de préparer les scrutins à venir (en octobre, celui des maires, et, en novembre, pour les parlementaires et le président). Cependant, avec le consentement de Latortue, l?OEA a organisé des missions spéciales pour administrer les élections. Des techniciens étrangers, ne rendant aucun compte à la société, choisissent les lieux des bureaux de vote et deviennent responsables des listes électorales comme de la collecte des bulletins. « C?est une grave atteinte à la souveraineté nationale, car une organisation internationale est responsable pour les élections d?Haïti, empêchant que le pays garde le contrôle sur les moyens par lesquels sont choisis ses gouvernants », commente le sociologue Anselme Remy, ex-président du Conseil électoral national, institution qui coordonnait les élections avant le départ d?Aristide. Selon lui, il ne serait pas étonnant que des magouilles se produisent lors des élections. Et que le pays reste ainsi muré dans sa crise.