Originally: Dialogue ? Parlons-en
20 janvier 2005
Le dialogue national est devenu une problématique de premier plan dans l’actualité. A la vérité, le thème rebondit comme une formule qui s’apparenterait tantôt à la réconciliation nationale, tantôt au consensus. Plus encore, il fait écho à un débat plus vieux. En effet, on peut remonter au moins à la dynamique initiée fin 1997 avec, d’abord, la négociation pour la nomination d’un Premier ministre pour succéder à Rosny Smarth ; ensuite pour mener le pays jusqu’aux élections de 2000; puis encore, pour tenter un compromis après les élections frauduleuses de 2000. On peut lire dans cette succession de tentatives avortées une même recherche d’une gouvernabilité minimale visant à assurer la continuité des institutions de l’Etat. Le rejet définitif d’Aristide par la majorité des organisations de la société civile et par la classe politique en 2002 a sans nul doute inauguré une nouvelle étape sur ce parcours qui prétend mettre fin non seulement à la crise politique et institutionnelle, mais aussi au déchirement social et à la crise nationale. Rappelons que ce n’est pas un hasard si les propositions de pacte national d’Initiative démocratique, ou de conférence nationale du PNDPH datent de cette période. Quant au contrat social des 184, il est indéniablement dans ses intentions l’expression la plus développée de cette recherche. Le dialogue national n’est donc pas une préoccupation de 2004.
Dépasser le syndrome de l’éternelle transition
Cela dit, les enjeux aujourd’hui sont plus larges et véritablement cruciaux. Il s’agit de dépasser le syndrome de l’éternelle transition. Pour cela, il faut accepter de jouer l’inclusion. Mais surtout, la société haïtienne doit trouver les bases de ce que le document du Groupe des 184 appelle le « vivre ensemble » et qui commence avec le rejet des positions partisanes et l’acceptation de la différence. Il me semble que les débats animés, passionnés même parfois, autour d’un dialogue national traduisent l’importance que les acteurs accordent à ces questions vitales pour le futur du pays. En poussant un peu plus, on pourrait avancer qu’il y va aussi de la crédibilité politique des Haïtiens et de celle d’Haïti en tant que nation. Mais voilà que l’imminence de l’ouverture de la saison électorale ravive (sans surprise) le débat, car il s’agit non seulement de débattre et de proposer mais aussi de convaincre. La conjoncture nous rattrape et transforme une démarche de longue haleine, structurante et structurelle en un enjeu politique. D’où la multitude des initiatives, des positionnements, des propositions alternatives et des interprétations auxquelles donne lieu l’expression. Il faudra certainement revenir sur ce débat.
En attendant, deux présentations solennelles de deux initiatives liées à la démarche de dialogue national ont eu lieu tout récemment qui méritent que l’on s’y arrête : celle du Groupe des 184 et celle de la Commission présidentielle de commémoration du bicentenaire. Il s’agit en quelque sorte de deux illustrations ou de deux exercices concrets qui, chacun avec ses objectifs explicites spécifiques, proposent des méthodologies visant à faciliter l’émergence d’une volonté et d’un projet collectifs. Il y a des enseignements importants à tirer de ces deux expériences.
« Top-down »
La présentation du 15 janvier intervient au bout d’une longue trajectoire qui a mené le groupe de caravanes en plateformes départementales et de séminaires de spécialistes en débats publics. Sur le podium du Karibe Convention Center, 12 représentants des principaux secteurs socioprofessionnels qui forment le groupe. Chacun a délivré une courte adresse dont je retiens principalement que : toutes fustigent l’État; ont un cahier de charge bondé de revendications, séculaires pour certaines; insistent sur le consensus tout en le différenciant clairement de l’unanimité. Yanick Lahens a fait une intervention centrale bien structurée et qui permet de lire assez clairement les axes principaux du travail des 184 : construction de consensus; définition de grandes priorités; encouragement au regroupement de partis et à l’adoption d’un pacte politique; choix de la démocratie et engagement politique sur cette question. Anthony Barbier sera plus explicite sur les liens entre la politique et le contrat social, mais il demeure entendu que les 184 ne sont pas un parti politique et n’appuient aucune formation «en tant que telle » (sic) même si l’avènement d’un regroupement progressiste pourrait bénéficier de « l’accompagnement » du Groupe (sic).
Naturellement, la tentation est grande pour les 184 de s’autoproclamer promoteurs par excellence du dialogue national; et, en effet, l’initiative des 184 est qualifiée de « creuset de tout le dialogue social » (André Lafontant Joseph) et « d’école du dialogue national » (Yanick Lahens). Sans entrer dans le texte remis aux assistants, car il devra faire l’objet d’une analyse spécifique, on retient de tout cela qu’un groupe visant la représentativité la plus large s’est donné pour tâche de traduire de façon articulée l’ensemble des revendications de base de la population, dans le domaine social comme sur le plan politique. Le thème de l’économie est largement relégué au second plan, sauf pour décrire la crise. Une incursion dans le texte permet de consigner d’autres manques significatifs dans ce domaine. Mais surtout, l’ensemble laisse une persistante impression de démarche déjà vécue, de sentier déjà parcouru : les grands forums de 1986-1988, les multiples commissions autour du premier gouvernement d’Aristide. Beaucoup de bonne volonté et de bons sentiments, des sauts à pieds joints sur les causes sous-jacentes à ce constat minutieux des déficits, des besoins, des inégalités criantes. Enfin, la méthodologie est essentiellement « top-down », pour participative qu’elle veuille être.
« Bottom-up »
Le lancement par la Commission présidentielle de commémoration du bicentenaire de son forum de l’Ouest est intervenu deux jours après la présentation des 184. Impossible de ne pas comparer, les similitudes sont aussi frappantes que les différences. Il s’agit, en effet, d’une proposition visant à rassembler les Haïtiens autour d’intérêts de portée nationale et dans le but de construire ensemble. Comme l’a remarqué un cadre du Groupe des 184, « c’est aussi du dialogue national ». Mais là s’arrête la comparaison. Tout d’abord, parce que la Commission est spécifique dans son mandat puisqu’elle est commémorative. Ensuite, parce qu’elle a circonscrit son propos : convoquer les citoyens au niveau de la commune à inventorier les ressources et projets dans une démarche qui vise à valoriser et à préserver le patrimoine commun des localités : « Connais-toi, toi-même et dis-nous ce que tu as et ce que tu peux faire », pour reprendre à peu près les mots de son président. Egalement parce que, comme l’a clairement établi le rapport d’activités présenté par Michel Hector, la démarche visait à lancer une dynamique autour du patrimoine commun et, à cet égard, les éléments rassembleurs dépassent largement les facteurs de division. Mais surtout, la méthodologie appliquée par la Commission est sans conteste itérative et « bottom-up », pour établir le parallèle avec celle du Groupe des 184. L’existence parfois préalable de projets, d’initiatives, voire de structures sur lesquels la Commission a pu raccorder sa démarche, en dit assez sur le type de participation que la Commission a su stimuler.
Une même démarche de dialogue
Cette première analyse n’implique nullement des choix exclusifs, même si l’attrait de la démarche novatrice de la Commission ne fait aucun doute. Car les propos et les objectifs visés diffèrent totalement. La comparaison est favorisée par la quasi-simultanéité des deux événements et elle permet en tout cas de mettre en exergue deux méthodologies appliquées à une même démarche de dialogue dans des structures non directement politiques, entendez de partis politiques. Je suis d’avis que cette dernière qualité est capitale si nous voulons préserver le plus possible le dialogue national des inévitables instrumentalisations qui le guettent en cette année électorale.
Les présentations au Karibe Convention Center, le samedi 15 janvier, se produisent juste au moment où le débat sur le dialogue national prend de l’ampleur. En effet, quelques jours auparavant, le Premier ministre est intervenu sur le sujet au cours d’une adresse à la nation. Il a évoqué un rapport remis par Micha Gaillard qu’il avait chargé d’une mission exploratoire, et annoncé le lancement prochain du dialogue. De son côté, le 1er janvier le Président de la République avait lui aussi parlé de dialogue national et de main tendue, expression qui avait provoqué les « vagues » que l’on sait. Cela fait trois, sans compter les concertations des Eglises, la conférence nationale « souveraine » et j’en oublie (ou j’en ignore) certainement.
Contre un consensus qui étouffe les différences
Il serait pour le moins prématuré de vouloir statuer, même temporairement, sur la signification de ce que l’on entend par « dialogue national » dans l’opinion publique ces temps-ci.
Les confusions se multiplient avec les déclarations à l’emporte-pièce de politiques, de juristes et autres voix parlant ès qualité et à coups de définitions de dictionnaire. Et je ne m’arrêterai pas sur les discussions entre concepts (contrat, conférence, pacte ou dialogue) dont je soupçonne qu’il pourrait ne s’agir au fond que d’une querelle sémantique, en tout cas si la discussion portait sur un même objet dans l’esprit de tous. Il y a un grand besoin d’éclaircir le sens des mots lorsqu’on parle à partir de perspectives tellement différentes que ces différences peuvent affecter le langage même. Il me semble que la confusion régnante correspond d’abord à ce cas de figure. Ce qui signifierait alors que nous employons les mêmes mots pour mieux dire nos différences et, j’ajouterais, nos méfiances. Laissez donc faire le dialogue ! Kite li mache et il prendra forme, sa forme spécifique haïtienne, par-delà le conjoncturel et les politiques. Car s’il s’agit de refonder la nation, une telle entreprise ne saurait être à la remorque d’aucun secteur ni être inhibée par des exigences de consensus qui étouffent les différences et les conflits naturels dans toute société.