Originally: La Corruption et nous

Il s’agit d’un sujet qui n’était pas  tabou, mais qu’on n’abordait qu’en coulisses avant le gouvernement de transition . Les discours officiels y faisaient allusion, mais les actes concrets ne suivaient pas.   


La différence entre la  corruption d’aujourd’hui et celle d’autrefois réside dans l’absence de réprobation sociale. Tout au long de notre histoire , la réprobation pénale de la corruption n’a eu lieu que très rarement. Et c’était généralement  pour détruire un adversaire politique.  Mais, la réprobation sociale existait bel et bien.  A cause d’elle , des pères de famille honorables évitaient de manger des raisins verts pour que les dents de leurs enfants n’en soient pas agacées. Et les enfants eux-mêmes veillaient à ne pas salir le bon nom de  leurs parents.


Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée , disait-on 


De nos  jours, au  contraire, la pression du milieu,  des enfants ,  des conjoints, des parents , des amis et des collègues jointe à l’absence des valeurs et de la  réprobation sociale,   jette beaucoup de gens  dans la corruption.   Les consciences sont ainsi devenues  plus  élastiques pour  trouver des circonstances atténuantes aux actes les plus répréhensibles. 


Dans l’échelle des valeurs, notre société  de compétition choisit  d’accorder la priorité absolue à la recherche de stimulants matériels , laissant une place insignifiante aux stimulants moraux. Les notions d’éthique, d’honnêteté , de probité intellectuelle semblent occuper de moins en moins de place dans notre quotidien. Certains mettent cette attitude sur le compte de la nécessité.  Mais, la nécessité,   la pauvreté et la faim ne peut  pas tout expliquer , encore moins tout tolérer.


D’autres finissent même par développer une mentalité qui les porte à essayer toujours de tirer le drap à eux , évoquant  volontiers  certains  de nos proverbes. 


“Sòt ki bay, enbesil  ki pa pran”
“Se lè krich fin-n jewn-n pou bouchon jwen-n”
“Pito lakwa al kay vwazen ou pase-l vin-n la kay ou”, etc 


Lutter contre la corruption implique donc  le retour à  certaines  valeurs et la pratique de la vigilance sociale. Combien de gens en Haiti  , nationaux et étrangers, occupent le haut du pavé alors qu’on raconte  qu’ils sont plongés dans la corruption jusqu’au cou?  Ils ont accès aux autorités et aux gens qui comptent .  Ils pensent qu’ils peuvent tout acheter : conscience, contact  et certificat de respectabilité . Ils ne croient qu’au  pouvoir de l’argent. Et ils en abusent d’autant plus qu’ils  n’ont jamais senti la nécessité de travailler vraiment. Pendant ce temps, leurs enfants ,  les miens  et les vôtres , continuent de réciter que  “bien mal acquis  ne profite pas”.


Quelle ironie!


“L’argent , l’argent , dit-on, sans lui tout est stérile
La  vertu sans  l’argent est un meuble inutile
L’argent en honnête homme érige un scélérat
L’argent seul au palais peut faire un magistrat”.


Comment lutter contre la  corruption de l’argent, telle que décrite dans ce quatrain  de  Boileau ? Offrir au plus grand nombre la possibilité d’en gagner un peu?  Créer  des emplois rémunérateurs? Insister sur les valeurs morales?  Utopique. Sûrement. Mais, qui dit mieux ?


Par ailleurs, dans les faits  , l’Administration publique haïtienne continue d’encourager la corruption, comme en fait chaque jour l’expérience le contribuable qui doit renouveler sa  carte d’identité, son permis de conduire, son passeport , payer une contravention ou tout simplement réclamer un extrait de son acte  de naissance. Aucune institution n’est exempte. Même l’église. Surtout l’église, disent les mauvaises langues.


Pour toutes ces raisons, les sceptiques pensent  que malgré les efforts du gouvernement de transition , la corruption a encore  de beaux jours devant elle. Certains rappellent même que quand l’Etat se mêle de lutter  contre la corruption, il s’agit toujours d’une mise en scène , comme en témoigne le  procès de la Consolidation, sous Nord Alexis.  En effet,  la plupart de ceux qui étaient condamnés lors  de  ce procès  sont devenus  par la suite présidents de la République. ( A ce propos , une amie charismatique  m’a fait remarquer , à toutes fins utiles dit-elle , que la mort violente des présidents “consolidards”  Cincinnatus Leconte , Tancrède Auguste et Vilbrun Guillaume Sam a été l’expression de la justice immanente. Comme  quoi les crimes  ne restent jamais impunis. Dont acte .)


Le mandat de l’Unité de Lutte contre la Corruption qui vient d’être créée est assez vaste. Certes,  ma préférence était  pour  un Conseil National avec des attributions  plus exhaustives  ne se limitant  pas seulement à l’administration publique . Toutefois  les pouvoirs dont est dotée l’Unité devraient lui permettre pour le moment de mener à bien sa mission. Si un  Conseil voit le jour demain ,  cette Unité pourra être l’une de ses composantes.  Dans l’immédiat, elle doit mettre en place ou renforcer  les mécanismes  permettant  le contrôle rigoureux du  patrimoine des élus, des hauts fonctionnaires et  de leur entourage immédiat.
 
Cela dit, la lutte contre la corruption doit éviter les amalgames et ne pas mettre tout le monde dans le même sac. Je suis plutôt agacé de constater que dans certains milieux , l’on commence à  croire que les Haïtiens constituent un peuple de coquins et de filous. Pourtant, l’Administration publique regorge  de fonctionnaires  honnêtes . Le  secteur privé compte beaucoup de membres  qui arrivent à joindre les deux bouts malgré la corruption et non pas grâce à elle. La réussite en affaires ne doit pas jeter un voile de suspicion sur celui ou celle qui a pris les risques d’investir  et qui en tire un  profit décent.


Il faut aussi éviter de tomber dans le piège des catégorisations trop générales  – et pas du tout innocentes– du genre Haïti est un état-corrompu, un narco-état . Ce  qui laisse croire que tout le monde est coupable  , alors que la quasi-totalité de  notre population n’est en rien impliquée  dans  les faits qu’on dénonce . Elle en est même bien souvent la victime. Donc, deux fois victime.


A côté de quelques malfrats, il y a dans l’Administration publique une armée de fonctionnaires , grands et petits , qui survivent en gardant toute leur intégrité.  Il ne faut pas  les embrigader  dans je ne sais quelle association de malfaiteurs . Dans ce sens, l’Unité devra veiller à ne pas confondre la rumeur publique et la clameur publique. Ce qui est trop souvent le cas chez nous. 


Pour finir, une simple suggestion à ceux qui ont été choisis pour lutter contre la corruption. Ce n’est pas nécessaire de se composer  un visage  grave, énigmatique et menaçant qui rappelle   ces commissaires politiques de l’époque de Staline . Comme on le sait,  en ces temps-là, il suffisait d’un  regard appuyé de l’un de ces commissaires   pour porter quelqu’un , coupable d’une simple peccadille, à aller se pendre. On peut occuper  une fonction  sérieuse et cultiver la bonne humeur. Et, par les temps qui courent, si j’ai un conseil gratuit à donner à mes compatriotes, qu’ils soient directement impliqués dans la lutte contre la corruption ou non, c’est de faire une cure de bonne humeur. On en a tous besoin.


Ericq Pierre