Originally: La volonté de la Nation

Tout le monde est d?accord pour reconnaître au gouvernement Latortue le mérite d?avoir réussi, au-delà des espérances les plus optimistes, à faire délier à la communauté internationale les cordons de la bourse.  Sur ce chapitre, Latortue s?est métamorphosé en lièvre.    


 Cependant, on n?a pas l?impression que l?actuelle administration est bien imbue  de ce que la Nation attend d?elle au niveau politique.  La mission de l?actuelle équipe dirigeante ne consiste pas seulement à faire  la transition entre deux gouvernements, mais encore et surtout à nous faire faire un saut qualitatif d?un système politique obsolète, délétère et stérile, à un système moderne qui puisse permettre au pays de connaître la démocratie et le progrès irréversibles, alimentés constamment par une volonté collective de rattrapage et de conquête.         


Au cours d?une conférence que j?ai prononcée à Washington l?année dernière sur invitation de Haïti Democracy Project, je me rappelle avoir lâché une phrase qui avait provoqué quelques secondes d?étonnement ― le temps que j?élabore ― au sein de l?assistance : Aristide n?est pas le mal, il n?en est que le symptôme, la fièvre de 40 degrés qui nous indique que quelque chose va mal dans notre système. Mais, si Aristide n?était que le symptôme du mal, son départ du pouvoir n?a que partiellement résolu notre problème, comme un analgésique ne procure qu?une sensation  passagère de bien-[b1] être. Il nous faut, maintenant que nous avons arrêté l?hémorragie, attaquer la crise dans sa complexité et dans sa genèse, pour mieux la juguler. Or, le gouvernement actuel n?a encore rien fait pour résoudre la crise profonde qui peut, à tout moment, resurgir et mettre à l?épreuve des structures sociales déjà trop faibles.  Latortue ne réussira que dans la mesure où ses actions ont une valeur pédagogique, car aujourd?hui, il nous faut réaliser dans ce pays une révolution par l?exemple, en vue de changer la mentalité collective trop défaitiste et peu encline à l?institutionnalisation. 


                Nous ne pourrons jamais réaliser  ce nouveau départ, sans l?intervention de la pensée conceptuelle qui devra définir l?architecture de la nouvelle société à laquelle tous, nous aspirons. La gestion de l?actuel gouvernement accuse un sérieux déficit de débats et d?idées fondatrices. Le débat politique est scandaleusement pauvre. A travers le pays, les gens se plaignent à tort ou à raison, de la lenteur du gouvernement.  Cela est dû dans une large mesure, au fait que beaucoup de secteurs de la vie nationale se sentent exclus de la transition qu?ils ne suivent qu’en spectateurs. Or, la meileure façon de s?assurer de la participation de tous à la reconstruction nationale, en dehors du traditionnel partage de pouvoir, c?est de créer des forums permanents sur tous les thèmes de la vie nationale. Ce processus permettrait d?établir la volonté de la nation, volonté devant guider l?action du gouvernement qui en tirera du même coup sa légitimité.


 I- Le nouveau contrat social pour la consolidation de la Nation.


 Le groupe des 184 a, au cours des derniers mois du règne d?Aristide, suscité beaucoup d?espoir tant en Haïti que dans la diaspora, en faisant la promotion d?un nouveau Contrat Social. Cependant, à part quelques réflexions diffusées notamment sur internet, ce regroupement d?organisations n?a jamais pu définir les contours réels du contrat en question.  Aujourd?hui, la mobilisation autour de cette question traîne des pieds, et les grandes lignes jusqu?ici publiées, en plus d?être évasives, sont plus proches d?un programme de gouvernement que d?un contrat social.


 Le gouvernement Alexandre/Latortue et la société civile haïtienne doivent comprendre la nécessité d?aboutir à ce nouveau contrat social, qui doit figurer parmi les priorités de la transition. Cependant, il faut d?entrée jeu, préciser un certain nombre d?éléments fondamentaux, corriger certains errements, pour repartir ce coup-ci du bon pied, dans le cadre de la recherche de ce contrat. Il est important de faire ressortir que :


a) Le contrat social n?est pas qu?un joli vocable qui honore ceux qui en parlent ; c?est une nécessité, un passage obligé, si nous ne voulons pas que cette société qui demeure une poudrière, n?explose sous la pression des tensions sociales.


b) Contrairement à ce qu?on a entendu dans la presse, le contrat social ne peut pas être un texte ; c?est évident qu?il convient d?en définir l? idée-force à travers des textes, mais ceux-ci ne sauraient constituer qu?une infime partie, la partie conceptuelle d?un projet qui doit voir son application dans le vécu quotidien de chaque Haïtien(ne). Et cette littérature normative, ce corps de textes en question, doit être le fruit d?un processus hautement participatif, qui implique un engagement proactif  de tous les secteurs de la vie nationale et de la diaspora, sinon ce sera un cuisant échec. Il faut que l?idée puisse faire son chemin de manière autonome, que les compatriotes se l?approprient , l?enrichissent, et agissent selon son esprit, chacun dans son petit coin.


 Le Contrat Social, dans le contexte haïtien actuel, doit avoir pour mission, entre autres, de définir les rapports des différents groupes sociaux entre-eux, le rapport du citoyen à l?Etat et vice versa, ainsi que les repères de la nouvelle société que nous voulons léguer aux générations futures. En ce sens, il doit permettre :


 a) Un changement de mentalité


 Il y a un rapport très étroit entre la mentalité d?un Peuple, sa productivité et sa qualité de vie ; pour que nous puissions sortir de la crise perpétuelle, il nous faudra provoquer une rupture culturelle, divorcer d?avec notre mentalité défaitiste quotidiennement alimentée par des clichés du genre : Pito nou lèd nou la, depi nan ginen nèg ap trayi nèg, Ayisyen pa gen lè etc. Ce corps de déterminants psychologiques constitue un frein à notre développement, puisque notre mentalité défaitiste ne nous permet pas d?être aussi performants que nous aurions pu l?être avec une mentalité positive.


b) L?expression des valeurs fondatrices de la nouvelle société


 Une société se fonde sur des valeurs qui se passent de génération en génération ; jusqu?ici, les tentatives d?organisation socio-économique et politique à travers notre histoire, n?ont jamais apporté les fruits escomptés. Aujourd?hui, nous en sommes au bilan. Après avoir diagnostiqué l?échec, il convient de redéfinir nos valeurs, leur donner un nouveau contenu, en vue d?imprimer un autre cours à l?Histoire ; parmi les valeurs en question, celles-ci sont incontournables :


 1- La reconnaissance de nos différences et de notre complémentarité


 Nous devons promouvoir non seulement le droit à la différence, mais la différence elle-même qui, grâce à la diversité qu?elle implique, est source d?enrichissement ; c?est la meilleure façon de cesser de contourner les problèmes de fond, de désarmer les démagogues, et d?arriver à une véritable unité dans la diversité.


2- La création d?une société d?opportunités et de solidarité


 Aujourd?hui, le jeune Haïtien vit dans une société fermée, où les facteurs de mobilité sociale les plus sûrs sont le trafic des stupéfiants et l?exercice du pouvoir. Le pays ne permet à personne de pouvoir planifier sa vie sur le long terme, d?où une tendance à s?enrichir le plus tôt possible, par n?importe quel moyen. Résultat : des professionnels très doués arrivent difficilement à joindre les deux bouts quand ils y arrivent, les hommes d?affaires s?impliquent de plus en plus dans le trafic de la drogue et la corruption, les jeunes doutent de plus en plus de la nécessité d?avoir une bonne éducation, bref, nous institutionnalisons le nivellement par le bas. Tant que le principal facteur de mobilité sociale ne sera l?éducation, nous ne connaîtrons jamais le développement et la paix sociale. Mais pour y arriver, il faudra que, dans tous les coins du pays, les enfants aient accès à une éducation de qualité, et que les nantis consentent à ouvrir aux moins fortunés des fenêtres d?opportunités.


 L?adoption de ces valeurs et leur application concrète déboucheront sur une Nation forte, capable de faire face à l?Etat qui, en face d?une société désorganisée et faible, constitue le principal prédateur des libertés fondamentales.


 II- La conférence nationale pour la redéfinition de l?Etat
 


Aujourd?hui, l?Etat n?existe pas en Haïti parce que les citoyens ne s?y reconnaissent pas. L?Etat n?inspire tellement pas confiance, que les gens refusent de lui louer leurs maisons, alors qu?il aurait dû être le locataire le plus solvable qui soit. Dans de telles conditions, il est illusoire de vouloir compter sur une participation citoyenne effective, pour quelque projet que ce soit. Or, sans une participation citoyenne forte, sans le consentement des citoyens, les actions de l?Etat ne pourront jamais aboutir. Car, l?Etat étant l?expression politique de la Nation, il ne peut réussir qu?en fonction des aspirations et en collaboration avec celle-ci ; or, les Haïtiens(nes) réclament un autre type d?Etat pour lequel beaucoup de sang coule depuis plusieurs décennies. Face à une telle crise existentielle de l?Etat, il convient de convoquer les Etats Généraux de la Nation, pour, par le débat contradictoire, arriver à jeter les bases d?une nouvelle façon de voir la res publica. La conférence nationale nous donnera l?occasion de :


 


a) Changer la perception de l?Etat


 


C?est un exercice qui devra se faire à deux niveaux :


 


1- Au niveau des gouvernants


 


On doit cesser de considérer l?exercice du pouvoir comme un moyen de s?enrichir, de se servir dans la caisse publique, au détriment de la population. Nos dirigeants doivent réaliser qu?on ne s?improvise pas du jour au lendemain Homme d?Etat, et qu?avoir le sens de l?Etat n?est pas donné à tout le monde.


 


2- Au niveau des administrés


 


Nous devons couper court à notre complaisance envers nos dirigeants, complaisance qui nous conduit souvent à des réactions extrêmes, parce que toujours trop tardives. C?est à nous citoyens(nes), et non à l?Etat de déterminer ce à quoi nous aspirons. Les gouvernants doivent exécuter la volonté majoritaire de la Nation qui elle, doit toujours être en train de veiller au grain à travers ses secteurs organisés.


 


b) Moderniser et moraliser l?exercice de la politique


 


La façon dont nous sommes en train d?adresser la question des partis politiques relève du masochisme pur. Comment un Peuple peut-il accepter que son avenir soit abordé de manière aussi légère, sans créer les conditions pour que ces outils que sont les partis, deviennent vraiment capables de lui garantir la démocratie et le développement ! Nous ne pourrons pas investir des rêves de développement et de démocratie dans des structures politiques où la contradiction n?existe pas, et auxquelles  ni la vision moderne et ambitieuse, ni la capacité de concrétiser cette vision font cruellement défaut. C?est comme vouloir aller sur la lune à bicyclette !


 


c) Renforcer les institutions démocratiques et modifier nos pratiques


 


La démocratie et le développement se mesurent à l?aune des institutions et des pratiques d?usage dans la société.


 


1- Les Institutions


 


                Nous avons toujours privilégié le culte de la personnalité sur la culture institutionnelle. La crise biséculaire trouve sa genèse dans cette fâcheuse habitude. Il nous faut, pour relancer le pays sur la voie de la démocratie et du progrès, donner un cadre à l?exercice du pouvoir politique, à travers le renforcement de nos institutions.


 


2- Les pratiques


 


Le népotisme, le clientélisme, l?irresponsabilité, l?improvisation, la myopie, la corruption, l?opacité, le culte de la personnalité doivent faire place à la décence, la compétence, l?accountability, la rigueur, la planification sur le long terme, l?honnêteté, la transparence et l?institutionnalisation. Cette rupture ne se fera pas parce que nous vivons dans le meilleur des mondes où tout le monde est de bonne foi ; il faut faire en sorte qu?il y ait un prix à payer pour chaque comportement déviant de la part de nos dirigeants. Mais pour qu?on puisse parler de comportement déviant, il faudra d?abord établir la norme.


 


 


Conclusion
 


Somme toute, l?argent ne peut résoudre qu?une partie de nos problèmes, et peut même dans certains cas, les aggraver. On ne peut changer un héritage négatif biséculaire sans d?abord consentir à  un changement dans notre manière de voir le monde, et de nous voir nous-mêmes,et sans changer drastiquement l?architecture de nos institutions. Le miracle haïtien ne surviendra que dans la mesure où nous le créons. En d?autres termes, il n?y aura pas de miracle.


 


Frandley Denis Julien


Directeur Exécutif


Mouvement Civique National


Cap-Haïtien, le 4 novembre 2004


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