Originally: Une passe dangereuse

29 octobre -1er novembre 2004


Il y a l?opération Bagdad en cours. Elle désorganise la vie dans une bonne partie de l?agglomération de Port-au-Prince. Chaque jour amène son lot de cadavres. L?affrontement de la violence lavalassienne qui résiste désespérément  à sa perte oblige à  affronter les conséquences de la riposte en termes de coûts humains et sociaux, de dérives tragiques. Treize jeunes gens auraient été massacrés dans le quartier du Fort national par des forces policières. La police de son côté dément formellement avoir opéré dans cette zone. Ce genre de conflit armé, dans des quartiers populaires, se prête à toutes les confusions. La désinformation et l?intoxication font merveille. Les interventions intempestives également. La témérité criminelle des aristidiens effraie et déconcerte. L?insécurité entretient l?anarchie qui se répand dans les forces de l?ordre. Un ami m?a dit avoir passé trois barrages des Cayes à Port-au-Prince : la MINUSTAH à la sortie de la capitale du Sud, les ex-militaires à Petit-Goâve, la police nationale dans les environs de Léogâne. Contre le gouvernement, contre les forces onusiennes monte le ressentiment. Nous vivons peut-être la période de tous les dangers. Jusqu?aux élections américaines, disent les connaisseurs. Du moins pour ce qui se rapporte à ce déchaînement de violence. Les aristidiens mettraient le paquet pour être en bonne position de négociation. Il y en a qui parlent de négociation, dont Aristide lui-même de son Afrique du Sud. 


Le danger ne réside pas seulement dans la violence quotidienne et l?insécurité. Des scandales éclatent ici et là qui rendent compte de l?ampleur de la corruption ou, en tout cas, de certaines méthodes de gestion des fonds publics sinon illicites du moins étranges. À l?EDH (Électricité d?Haïti), le syndicat des travailleurs s?insurge contre les privilèges du directeur général de la compagnie qui bénéficierait de logement et de voiture de luxe. Accusé de procéder à des achats d?armes dans des conditions bizarres, celui-ci ne nie pas. Il invoque l?obligation d?assurer la sécurité de l?entreprise, et il tente de se justifier  en arguant qu?il avait obtenu ces armes des particuliers en raison de l?embargo sur les armes et les munitions. Il y aurait donc un marché libre des armes où peut s?approvisionner en toute autonomie un responsable d?une entreprise para publique?


Le départ du gouvernement du ministre des TPTC, M. Jean-Paul Toussaint, est accompagné d?une mini vague d?insinuations  distillées par l?ex-député Gabriel Fortuné, qui fut membre du cabinet du ministre démis ou démissionnaire, et reprises par Mme Anne-Marie Issa du Conseil des Sages. Ces insinuations concernent des dossiers se rapportant à l?EDH et à un appel d?offre pour vente de licences en télécommunication. C?est là une situation où fermentent des rumeurs, sinon des rancoeurs, qui doivent desservir le gouvernement.


Et puis, il y a le Conseil électoral qui remet ça. On a beau tenter de colmater les fissures au sein de l?organisme électoral, le scandale fuit de partout. Décidément il n?y a rien à faire. Quand on atteint un certain seuil de discrédit, on ne peut plus recouvrer la confiance perdue. Toutes les contorsions des entremetteurs, – eux-mêmes frappés de suspicion parce qu?ils avaient été à l?origine de la formation de cette chose ? ne serviront à rien. On ne sait plus quoi faire de cette succession d?incohérences et de ces déversements émotionnels. Le pire est que le psychodrame qui se joue au CEP semble atteindre les rivages de cette autre institution de la transition qu?est le Conseil des Sages. Le choc, le 26 octobre dernier, entre la présidente du CEP, Mme Roselor Julien, et un membre du Conseil des Sages, Mme Anne-Marie Issa, à l?occasion d?une réunion conjointe des deux institutions, a des échos fâcheux dans les cercles dirigeants du pays. 


On vient d?annoncer que les membres du CEP se sont une nouvelle fois réconciliés et, en attendant la prochaine chicane, ils ont confié à la Cour supérieure des Comptes de scruter le dossier responsable du litige. La situation au CEP est un sujet de préoccupation pour tous les secteurs. On redoute le pire, c?est-à-dire, que le conseil électoral ne soit pas en mesure d?organiser les élections. Il est évident que l?atmosphère d?opposition larvée au sein de l?institution entrave ses travaux. La perte de confiance semble irrémédiable. Dans ce cas, quel que soit l?état dans lequel ce conseil arriverait au fait de son mandat, il serait frappé de suspicions. Il n?en faudrait pas moins pour qu?éclate une énième crise électorale. Le dilemme est que son départ poserait autant de problèmes ardus. Devrait-on recourir aux mêmes institutions pour former un nouveau conseil?  Quelle serait alors l?attitude de cette kyrielle de partis et d?organisations de la société civile qui n?avaient pas été conviés à la table lors de la constitution du CEP? Il y a de nouvelles donnes. Renvoyer ce CEP, ce serait ouvrir une boîte de Pandore. Le maintenir, c?est s?épuiser à assécher les pleurs pendant que l?on achève de ruiner la confiance des citoyens.


Enfin, la décision du gouvernement de fermer la carrière de Laboule provoque des réactions délirantes de la part des gens frappés par la mesure. C?est à qui emploierait les plus gros mots pour annoncer l?apocalypse qui frapperait le pays si le gouvernement s?avisait de donner suite à cette mesure. L?opération de Bagdad serait de la plaisanterie à côté de ce qui viendrait. S?il est juste de faire la part des inquiétudes des concernés et même d?une certaine rage devant les conséquences dramatiques du laisser aller de nos gouvernants, on ne saurait cautionner un tel langage. Il y a là un grave problème dont on ne saurait dire à coup sûr comment on s?en sortira. Il ne fait pas de doute qu?il faut en finir avec cette agression contre la montagne, que les citoyens doivent résolument se mobiliser pour restaurer l?environnement et éloigner les risques de catastrophe.


Tout cela fait un cocktail explosif. Pas seulement pour le gouvernement. C?est toute la transition qui est menacée.