Originally: Ex-militaires : arguments et enjeux
Éditorial LE MATIN du 21 septembre
Une nouvelle commission présidentielle vient d?être formée pour examiner la possibilité du rétablissement de l?institution militaire démantelée par Aristide. Certains accueillent l?initiative sinon comme une capitulation, du moins comme un pas au devant des gesticulations bruyantes et des revendications musclées d?hommes en armes. D?autres parlent de man?uvre dilatoire. Ce qui est surtout remarquable, c?est que la plupart des gens de la classe politique, probablement inconfortables et intimidés, se contentent de prodiguer des conseils de prudence au gouvernement sans exprimer une position de principe claire ni tenter de clarifier les enjeux du mouvement des ex-militaires, ni de répondre aux arguments de ces derniers. Maintes fois dans ces colonnes, nous avons, ma collègue Sabine Manigat et moi, attiré l?attention sur le sens, la gravité et les conséquences de ce mouvement qui donne lieu ailleurs à des débats et des prises de position diverses. J?y reviens, au risque de me répéter, étant donné l?importance des enjeux d?une transition à défis multiples.
Les enjeux sont à la fois sécuritaires et politiques. Devant la criminalité galopante et les éruptions de violence des aristidiens, les ex-militaires apparaissent dans une partie de la population comme la seule force musclée et organisée apte à venir à bout de l?insécurité. Probablement grâce à des méthodes qui jadis garantissaient la paix de la dictature. La mise au point de la police comme force de répression efficace et respectueuse en même temps des droits fondamentaux tarde à venir. Dépourvu et faible, le gouvernement n?a pas le choix des moyens. L?utilisation des forces onusiennes, – forces d?encadrement, d?appoint et de dissuasion pour le moment – est aléatoire et ne peut être que mesurée en dépit des déclarations énergiques du secrétaire général de l?ONU et de son représentant en Haïti.
Les ex-militaires ont des partisans résolus dans plusieurs milieux politiques. Leur stratégie de mouvement et de conquête de terrain devrait les propulser comme la force décisive le moment venu, étant donné la faiblesse d?une classe politique fragmentée dont on doute que le discours invertébré arrivera à mordre sur l?électorat. Les nostalgiques des coups de force, les embusqués de toutes sortes, militaristes et autres adeptes de l?embrouille politique y trouveraient bien leur compte. Mais c?est bien là une illusion tenace de ceux qui ne savent pas lire dans les nouvelles donnes de la politique haïtienne. Cette société en mutation a déjà réservé bien des surprises aussi bien aux acteurs nationaux qu?internationaux. Telle est la menace qui pèse sur la transition dans la mesure où celle-ci doit aboutir à la normalisation démocratique et à la mise en place des institutions suite à des élections validées.
Les ex-militaires en tant que serviteurs de l?État et cotisants à la caisse de pension ont été victimes d?injustice. On n?en doute pas. Sur cette base, leurs revendications sont justes, pas nécessairement les moyens qu?ils utilisent pour les faire valoir. Mais leur argument principal aujourd?hui est que leur institution étant une création constitutionnelle existe bel et bien. Ils sont donc, s?autorisant d?une lecture sélective des clauses la régissant, fondés à demeurer en armes et à récuser toute action des pouvoirs de facto contre eux. Combien y a-t-il d?institutions constitutionnelles naufragées ou inexistantes aujourd?hui? Que dire, par exemple du pouvoir judiciaire régi par un décret inconstitutionnel et dont beaucoup de membres n?ont pas été nommés en vertu de la Constitution? Que dire des sections communales, des instituions locales débandées, des collectivités territoriales ? Le CEP lui-même, le Pouvoir exécutif ont-ils un fondement constitutionnel?
Les ex-militaires se réclament d?une institution, qui a piteusement dilapidé son capital de sympathie des lendemains du départ de Jean-Claude Duvalier en 1986 et dont l?histoire récente est faite de coups de force et d?inconstitutionnalités. Qui sont ceux qui ont torpillé dans le sang les élections de 1987, qui ont perpétré le coup d?État contre Manigat en 1988 après avoir contribué à le mettre au pouvoir, qui ont chassé Aristide en 1991, qui ont commis des exactions sur la population sans défense, qui ont ouvert un boulevard aux narco trafiquants? Et j?en passe. On est fondé à croire que l?armée d?Haïti, totalement disqualifiée entre 1987 et 1994 et ne faisant plus l?affaire, les administrations américaines successives (républicaine et démocrate) ont décidé de coopter Aristide et Lavalas comme force d?avenir de régulation du mouvement social haïtien. Est-ce à dire qu?Aristide avait le droit de démanteler les forces armées? Pas du tout. Mais la dérive aristidienne ne réhabilite pas nécessairement l?armée.
La question de l?armée comme institution constitutionnelle se pose avec acuité en raison de la capacité d?intimidation des ex-militaires. Plusieurs intervenants argumentent pour ou contre avec parfois des observations historiques et politiques fantaisistes. Il n?en reste pas moins que le problème de l?armée doit être pris en compte sérieusement par les forces vives du pays dans un cadre de concertation adéquat. Sur le plan constitutionnel de nombreux autres problèmes surgiront tôt ou tard qui mettront à mal les acteurs sociaux et politiques qui ne se soucient guère d?en anticiper l?impact sur la normalisation politique et démocratique. Aujourd?hui comme hier, il s?agit bien d?une crise nationale qui appelle à une mobilisation résolue et sans délai. Appelons-la comme on veut, je le répète, le pacte national patriotique est une «ardente obligation.»