Originally: La Nation en danger
On craignait la venue du cyclone Ivan mais les dégâts considérables risquent d?émaner du dossier des militaires démobilisés. La situation qui se développe à travers le pays depuis deux semaines est non seulement inquiétante mais elle s?envenime et commence à faire des morts. Cette accélération de la dégradation politico sociale a poussé le Secrétaire Général des Nations Unies, Kofi Annan, a appeler mardi dernier le gouvernement de transition d?Haïti à mettre fin à l?impunité, restaurer un système judiciaire fiable et mener à bien un programme de désarmement, démobilisation et réintégration. Entre temps, alors que le pays ne s?est pas encore relevé du cyclone lavalassien, en voici un autre qui nous emmène tous au bord d?un autre gouffre . Comment en est-on arrivé là ? Comment pourra-t-on empêcher à ce nouveau cyclone de se développer ? Quels sont les intérêts individuels qui, une fois de plus, prévalent sur l?intérêt collectif ? Essaye-t-on de nous imposer un schéma qui n?a rien à voir avec la réalité haïtienne ? La Nation est en danger et la transition chancelle. Analyse autour d?une nouvelle phase épineuse de notre histoire.
Des indices révélateurs de la dégradation actuelle
Loin de nous l?idée de prendre position ici pour le retour de l?armée ou non, pour l?armée d?antan ou une nouvelle armée, de savoir si elle est légale ou non, comme nous l?avons entendu ces dernières semaines à travers les médias. Il nous semble en effet que ce sont de faux débats qui ne pourront pas guider les citoyens à voir plus clair. Car la vérité c?est que le pays ne peut plus faire face à un nouveau cycle de la violence : humainement, nous sommes à bout de souffle, économiquement nous ne pouvons pas nous le permettre. Ce n?est plus seulement la transition qui est en jeu, c?est tout l?avenir social, économique et politique de la nation qui risque de basculer vers un nouveau gouffre dont le fond n?est pas encore visible même pour les plus fins observateurs politiques. Une chose est certaine : les acteurs de l?avant février 2004 n?ont pas prévu la tournure politique actuelle et n?ont pas su analyser les différents signaux révélateurs d?une telle dégradation. Quant à l?action, elle est restée au niveau du verbiage politique mais ne s?est pas concrétisée. La musique sonnait pourtant faux depuis le début?
Nombreux sont ceux qui insistaient sur la préparation de l?après Aristide?sans jamais recevoir de réponse adéquate, notamment la presse. La réflexion qui devait précéder l?action est restée stérile. Pendant quelques mois, on a oublié les divisions internes et éternelles, les différences, les blessures pour se rassembler autour d?un objectif commun : renverser Aristide. Avant de dire comme certains journaux internationaux que ce choix fut celui de la politique du pire, faudrait-il enfin admettre d?ouvrir les yeux sur un fait certain : la probabilité d?un « coup d?Etat » et non d?un kidnapping. Si les pays de la CARICOM ont demandé quelle était la légitimité des Etats-Unis et de la France pour « sortir » un président de la sorte, ils ne se sont jamais demandé si ce « coup d?Etat » n?avait pas été donné à tout le peuple haïtien : les étudiants, la classe politique, les 184?et peut-être même à la France. Dans un article édifiant publié dans le Monde Diplomatique de ce mois, Maurice Lemoine revient sur certains faits qui nous semblent révélateurs par rapport aux donnes actuelles. Dans cet article intitulé Retour sur la chute du président haïtien (1), l?auteur retrace les événements qui ont mené à la chute d?Aristide, la mise en place d?une clientèle utilisable en cas de nécessité (les chimères) qui l?amèneront à tomber dans son propre piège. Le soulèvement de Butteur Métayer qui marquera pour lui le début de la fin sera rejoint par « la clique des ex- militaires -criminels, voyous et narcotrafiquants- surgis de la République dominicaine, et qui, en contrôlant 5 des 9 départements du pays, feront tomber M. Aristide ». Il poursuit ensuite en précisant que « cette bande mercenaire n?a pas surgi du néant. Aux Etats-Unis, les républicains haïssent M. Aristide, mais il a l?avantage de maintenir un calme relatif et applique des réformes néolibérales. Formellement, ils l?appuieront jusqu?à la fin, M. Colin Powell ayant même de vives discussions avec l?opposition pour la pousser à transiger. En sous-main, le sous-secrétaire d?Etat pour l?Amérique latine, l?ultraconservateur Roger Noriega, et la CIA n?entendent toutefois pas perdre le contrôle de la situation et risquer de voir arriver au pouvoir, à Port-au-Prince, des hommes qu?ils n?auraient pas choisis (?) L?avancée de ces bandes armées permettra à l?ambassadeur des Etats-Unis, M. James Foley, le 29 février 2004, de pousser le président vers la sortie, aidé dans cette tâche et dans la mise en place d?une force de paix par ?Paris ». Mais « le lendemain de fête retrouvera (l?opposition haïtienne) aussi frustrée que soulagée. Dans un scénario de fin de crise qu?elle n?a pas écrit, la privant de sa victoire, Washington, outre une occupation par des troupes étrangères, lui a imposé un « premier ministre d?importation ». M.Gérard Latortue », conclut il. Dans cet article, Maurice Lemoine rappelle que ce dernier n?a pas hésité à qualifier les ??rebelles?? autoproclamés, membres de l?ancienne armée tortionnaire, de ??combattants de la liberté?? et d?invoquer leur réinsertion dans la police nationale. Pendant ce temps, souligne-t-il, en milieu rural, ces militaires « érigés qui en autorité déclarée, qui en chef naturel, permettent aux « grands dons » (grands propriétaires) ou autres duvaliéristes de recommencer à semer la terreur en essayant de voler les terres des petits paysans, comme au bon vieux temps. Il termine l?article en se questionnant sur l?organisation des prochaines élections alors que plusieurs provinces (Cap Haïtien, Gonaïves, Hinche, Mirebalais) demeurent sous la coupe de ces groupes armés. Enfin, il dénonce « une chasse aux sorcières contre les partisans d?Aristide » alors que, nous savons tous que ceci est une farce et que l?on est malheureusement très loin d?avoir enclencher les procédures judicaires adéquates contre les nombreux barons et baronnes de la mafia aristidienne.
Un gouvernement piégé ?
Si l?on veut conserver note lucidité il faut admettre que ces dangereux premiers pas ont été suivis d?autres indices annonciateurs de dérapages grandissants : l?absence de leadership dans ce gouvernement, le laxisme de ce dernier par rapport au dossier des militaires démobilisés, une police corrompue et se relançant dans des exactions criminelles, notamment des kidnappings récurrents, une population en désarroi devant l?insécurité grandissante autant que le manque d?action de la MINUSTAH. A cela est venu se greffer une tolérance incompréhensible envers le parti Lavalas, une absence de volonté gouvernementale de tracer des exemples contre la corruption malgré une offensive contre la contrebande, une concentration du pouvoir autour de la primature et de la présidence liée à une tentation de népotisme grandissant et, surtout, le fiasco du procès Chamblain-Joanis qui a déclenché une cabale internationale soutenue par certains organismes nationaux de droits humains contre l?équipe Alexandre-Latortue. Ces dangereux premiers faux pas ont ajouté de l?eau au moulin de ceux qui, tapis dans l?ombre, attendaient une fois de plus de se positionner à travers des manipulations multiples pour défendre leurs intérêts personnels au détriment de ceux de la Nation. Aujourd?hui, certains observateurs n?hésitent pas à évoquer un « coup d?Etat rampant » et, d?autres, un « coup d?Etat électoral ». Après l?attaque des « chimères » à Cité Soleil contre Renaud Muselier, Secrétaire d?Etat français aux affaires étrangères, qui a servi d?électrochoc à la MINUSTAH et aux différents acteurs gouvernementaux chargés de la sécurité, c?était au tour du Secrétaire Général des Nations Unies, Koffi Annan, de montrer sa préoccupation mardi dernier. Dans un rapport intérimaire sur les activités de la Mission des Nations unies pour la Stabilisation en Haïti (Minustah), M. Annan a appelé à mettre fin aux agissements “des groupes armés illégitimes qui ont continué à exercer des fonctions officielles de sécurité et d?administration”. Enfin, M. Annan a appelé Port-au-Prince à “mettre sur pied, en priorité, une commission nationale de désarmement, démobilisation et réintégration” (DDR) (2). La préoccupation de Koffi Anan est-elle légitime ou ne rentre-t-elle pas dans le schéma imposé au gouvernement par les Américains ? La réponse à cette question est tombée le vendredi 10 septembre 2004, dans un communiqué de presse du Conseil de Sécurité de l?ONU à l?issue de sa 5030ème séance tenue le 10 septembre 2004 sur la situation en Haïti. Dans ce dernier, le Conseil « constate que, si la situation d?ensemble s?est améliorée en Haïti depuis février dernier, les groupes armés irréguliers qui défient l?autorité du Gouvernement de transition mettent en péril la stabilité et la sécurité dans certaines parties du pays. Il condamne les tentatives faites par des groupes armés irréguliers pour exercer sans autorisation et illégalement des fonctions de maintien de l?ordre dans certaines villes haïtiennes. Il souligne que le Gouvernement de transition doit exercer son contrôle et asseoir son autorité sur l?ensemble du territoire. Il souligne aussi que la MINUSTAH doit activement aider les organismes de sécurité du Gouvernement de transition à réprimer les activités de tous les groupes armés irréguliers, conformément au mandat qu?il lui a confié dans sa résolution 1542 (2004).Le Conseil souligne que les groupes armés irréguliers doivent être démobilisés et désarmés d?urgence. Il demande au Gouvernement de transition d?achever sans tarder la mise en place des structures nécessaires et du cadre juridique requis pour la mise en ?uvre d?un programme national de désarmement, de démobilisation et de réinsertion. Il note que la MINUSTAH aidera le Gouvernement de transition dans ces efforts. Le Conseil insiste sur le fait que la stabilité et la sécurité demeurent indispensables au succès des efforts de reconstruction politique et économique du Gouvernement de transition et de la communauté internationale. Il souligne qu?il importe de développer les capacités de la police haïtienne pour qu?elle soit efficace et professionnelle. Il rappelle l?importance d?une coordination et d?une coopération efficaces entre la MINUSTAH et la Police nationale haïtienne ».(3)
Que peut-on faire pour enrayer le cycle de violence qui s?est enclenché ? « On ne peut revenir sur la question de principe posée par la Constitution, sur l?existence de deux forces en Haïti : armée et police. A partir de là tous les compromis, toutes les formules sont possibles. Il faut aussi de la bonne foi de part et d?autre. Dès que cette question de principe sera claire pour tout le monde, la tension retombera », nous a déclaré l?historien Georges Michel. Peut-on se permettre d?être aussi optimiste aujourd?hui ? La tension retombera-t-elle aussi facilement ?
A l’approche de l’échéance du 15 septembre, date du lancement d’une campagne de désarmement de tous les groupes illégalement armés, les ex-militaires sont passés à l’offensive. D’autre part, les quartiers chauds de la capitale se sont remis à s’agiter et désormais les morts se comptent presque quotidiennement. Nous dirigeons-nous vers un affrontement ouvert entre la PH et les militaires démobilisés ? Cette question est devenue d?autant plus cuisante depuis le 7 septembre où, dans la soirée, deux militaires ont été tués par balle, mardi soir, non loin de la Primature. Selon la Police, ces derniers traversaient un point de contrôle et ne voulaient pas obtempérer aux injonctions des policiers qui patrouillaient dans la zone et auraient ouvert le feu sur les agents de la PNH qui ont immédiatement riposté. Qu?à cela ne tienne, malgré leurs actions qualifiées d?illégales par le Ministre de la Justice, les militaires démobilisés sont entré dans la capitale cette semaine et certains se promènent avec le sigle FADH peint sur leurs véhicules. Revendication ou provocation ?
Si certains partis politiques se sont contentés d?accuser le gouvernement d?être responsable de cette dégradation, d?autres dont la position sur l?armée est connue n?ont pas hésité à endosser le mouvement. L?appétit de certains partis pourrait se révéler dangereux par rapport à la question mais surtout pour le prochain scrutin. Il est clair aussi pour certains observateurs, que dans ce dossier, les contradictions entre le ministère de la Justice et celui de l?Intérieur et de la Sécurité Nationale se sont aiguisées. Depuis l?avant février 2004, les ??rebelles?? n?avaient pas les moyens humains ou militaires pour entrer dans la capitale : c?est le bluff qui a constitué leur meilleure arme. Selon un observateur politique qui a requit l?anonymat, « le problème est que, du point de vue strictement légal, le Ministère de l?Intérieur qui normalement s?occupe des collectivités et municipalités est affecté d?un sous-titre « de la sécurité nationale » qui ne correspond à rien qui soit prévu, ni dans la Constitution, ni dans le budget. Ce ne serait pas grave si cela entrait nécessairement dans la logique de fonctionnement de la structure de transition. Tel n?est pas le cas. Les responsabilités du titulaire se trouvent donc en porte à faux, et du point de vue des moyens (puisque toutes les forces de sécurité relèvent du département de la justice), et du point de vue de la logique de la loi et de la structure du cabinet. La tentation sera donc de laisser courir et pourrir les problèmes, alors que le dossier des militaires démobilisés requiert une vision claire et commune du cabinet et du Premier ministre. Le ministère de la Sécurité Nationale apparaît bien comme un kyste flanqué dans les reins du Cabinet et qui ne peut avoir d?autre effet que de le paralyser, car dans ces cas là il s?agit de décisions politiques majeures qui devraient résulter d?une vision politique commune . C?est un des cas ou la société civile, celle qui est descendue dans la rue, doit dire ce qu?elle pense, avant qu?il soit trop tard, avant que la paralysie et la gangrène affectent le reste de la gouvernance. »
De son côté, l?historien Georges Michel nous a confié que « le retour (des militaires) était prévisible depuis 1995. Un officier américain, le Major White, me l?avait prédit. », nous a-t-il avoué. « Les Américains s?étaient engagés sur l?honneur à maintenir les Forces armées d?Haïti dans leur nouveau rôle après le départ des généraux putschistes. Aristide a détruit illégalement l?Armée et quelques années plus tard les militaires démobilisés ont participé à l?insurrection qui le chassera du pouvoir. Il va falloir compter avec eux (?) La Nation est en danger parce que la guerre civile et les incidents armés sont toujours très sérieux. Malheureusement, le gouvernement donne l?impression d?agir sous pression. Il vient de créer une commission pour s?occuper de la question des Forces armées. Ceci doit être salué, mais pourquoi ne pas l?avoir fait depuis le mois d?avril et avoir attendu la prise de Petit-Goâve pour le faire ? L?action des militaires est illégale, mais le renvoi de l?armée par Aristide était tout ce qu?il y avait de plus illégal. Les victimes de cette illégalité initiale ont répondu à une illégalité venue de la part de l?Etat haïtien lui-même par une autre illégalité. C?est le jeu de la surenchère qui peut conduire à des catastrophes. Concernant les violations des droits de l?homme, elles ne doivent pas être tolérées, ni venant de militaires, ni de tontons macoutes, ni de policiers, ni de chimères, ni de liants responsables politiques. Leurs auteurs doivent être punis. Des policiers nationaux ont commis des assassinats, des kidnappings, de hauts responsables de la PNH se trouvent actuellement en prison pour drogue aux Etats-Unis. Les policiers ont détalé comme des lapins devant des insurgés déterminés. Le bilan n?est pas brillant pour la PNH. Il n?est pourtant pas question de la renvoyer mais elle ne peut pas tout faire seule. La Constitution prévoit deux forces, l?armée et la police. Les étrangers ne s?y sont pas trompés. Ce sont des militaires qu?on a importés en février 2004 pour stabiliser la situation qui appelait une réponse militaire pas des policiers ». Pour Georges Michel qui vient d?être choisi comme membre de la Commission de réflexion sur les Forces Armée d?Haïti, aujourd?hui, « le pire des scénarios serait l?ouverture d?une guérilla que nous devrons éviter à tout prix. Il faut faire montre de retenue de part et d?autre, pour que le sang ne coule pas et qu?on aboutisse à une issue heureuse de cette crise », a-t-il conclu.
La transition doit non seulement réussir mais elle doit nous porter à nous réinventer mais aussi à innover afin que nous puissions nous montrer plus grands que nos problèmes. Que ces derniers ne nous effrayent pas mais qu?on puisse canaliser des alternatives pouvant dévier les pièges et enfin nous permettre de construire plutôt que de nous détruire. Il faudra aussi imposer notre réalité à la Communauté Internationale et non accepter de solutions virtuelles et expéditives. Mais, il faudra le faire, tant du côté de la société civile que de celui du gouvernement avec vision, calme, fermeté , sans hostilité et un sens poussé de l?Etat de Droit et de la Justice. Car, « l?homme de bien situe la justice au-dessus de tout. Un homme de bien qui a la bravoure mais qui ignore la justice sera un rebelle. L?homme médiocre qui a la bravoure mais qui ignore la justice sera un brigand. » Sachons, dès aujourd?hui distinguez les uns des autres pour le bien et l?avenir de notre Nation!
Nancy Roc, le 10 septembre 2004
(1) Retour sur la chute du président haïtien, Maurice Lemoine, Le Monde Diplomatique, Septembre 2004, page 17
(2) Kofi Annan appelle Haïti à faire plus pour restaurer l?état de droit, AFP, le 8 septembre 2004
(3) Communiqué de presse du Conseil de Sécurité à l?issue de sa 5030ème séance tenue le 10 septembre 2004 sur la situation en Haïti) PIO/PR/33/2004
(4) Communiqué de presse de la CIDH, La Commission Interaméricaine des Droits de l?Homme complète sa visite en Haïti. Washington, le 7 septembre 2004