Le nord du pays, dévasté par la tempête tropicale Jeanne, paie d’un prix terrible la cruauté du ciel. Mais c’est surtout la rançon d’un siècle d’incurie. Si rien n’est fait pour enrayer la déforestation, de tels désastres se renouvelleront
Jeanne aura semé dans son sillage la mort, le chagrin et la colère. Trente heures durant, les 18 et 19 septembre, la tempête tropicale balaie le nord d’Haïti et dévaste la ville côtière de Gonaïves. Depuis, le niveau des eaux fangeuses – qui culmina par endroits à 2,50 mètres – reflue lentement. Mais la décrue dévoile d’heure en heure l’ampleur de la tragédie. Elle livre au jour les dépouilles de citadins piégés par un déluge torrentiel, jusqu’alors prisonnières d’une gangue de boue. Tandis que d’autres corps, rendus par la mer, s’échouent sur le rivage.
Vue du ciel, la frange littorale ressemble à un marécage piqué de bicoques désertes, voire, là où la pluie a noyé les champs, à une rizière stérile. Le bilan? Encore imprécis, il ne cesse d’enfler: 2 000 tués, sans doute, et 250 000 sans-abri. Berceau de la révolte d’esclaves qui, voilà deux siècles, sonna le glas de l’emprise coloniale française, la «cité de l’indépendance» patauge, pleure ses enfants et tente d’effacer les stigmates du chaos. Ici, le cadavre recroquevillé d’un gamin, à demi-immergé. Là, celui d’un homme étendu les bras en croix sur un brancard de fortune. Partout, des chevaux, des chèvres, des chiens, gonflés et putrides. Des camions disloqués, des voitures broyées, échouées sur le toit. L’odeur tenace et nauséeuse de la mort flotte sur la ville.
A l’approche de la morgue de l’hôpital de la Providence, le puanteur se fait insoutenable. Au bout d’une allée-cloaque, le vieux Gaston veille sur un amas de «sacs de morts», ces housses plastifiées où l’on glisse les défunts. Afin d’atténuer les vapeurs fétides, le fossoyeur tire sur sa bouffarde et s’abreuve de clairin, alcool de canne bon marché. Renel, un paysan trentenaire, venait ici chaque jour à la recherche de quatre de ses enfants disparus; il n’a renoncé à cette quête macabre que pour aller inhumer le cinquième. Vétéran aguerri de la Croix-Rouge, Eric avoue son désarroi. «Jamais vu ça», souffle-t-il entre deux «Merde!» tonitruants. Lui sait qu’il faut de toute urgence ensevelir les cadavres, avant qu’éclatent des foyers d’épidémie, choléra ou typhoïde. Mais à peine ce robuste Suisse entreprend-il le creusement d’une fosse commune qu’il doit battre en retraite sous une volée de pierres.
En Haïti, on taille tout ce qui peut être réduit à l’état de charbon de bois
En Haïti, fief des cultes vaudous, on rechigne à bousculer le rituel des funérailles, de peur de subir les foudres de l’esprit du disparu ainsi condamné à l’errance. La faim et la soif enfièvrent les rescapés. Le 22 septembre, dans l’enceinte de la cathédrale Charles-Borromée, une première distribution de pain et d’eau potable vire à l’émeute. Déboussolés, les Casques bleus argentins de la Minustah (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti) lâchent au ciel quelques tirs de sommation pour endiguer la foule affamée. Non loin de là, le pillage d’un camion de vivres déclenche une féroce mêlée.
On peut, bien sûr, maudire la cruauté du ciel. Mais à condition d’y associer l’incurie des hommes. Car l’hécatombe de Gonaïves est aussi la rançon d’un cataclysme écologique: la déforestation. Les pluies ont dévalé les mornes – montagnes et collines – qui ceignent la ville et grossi les quatre rivières qui l’arrosent sans que le moindre couvert végétal entrave leur cavalcade. Quant au manteau terreux, il aurait peut-être absorbé un peu des trombes d’eau déversées sur les hauteurs s’il avait survécu aux ravages du ravinement. Le suicide forestier vient de loin. Déjà, sous la monarchie, les colons venus de France rasèrent des centaines d’hectares arborés au profit de plantations de canne à sucre. L’engouement européen pour quelques essences rares n’a rien arrangé. Et la misère a fait le reste. En Haïti, l’un des pays les plus indigents de la planète, on taille tout ce qui peut être réduit à l’état de charbon de bois.
En 1950, la forêt couvrait encore le quart du territoire. Aujourd’hui, moins de 2%. Les coopérants américains de l’USaid ont planté 60 millions d’arbres? Les ruraux en abattent de 10 à 20 millions chaque année. Le survol de l’île d’Hispaniola vaut tous les exposés chiffrés. Nul besoin de carte pour deviner la frontière qui sépare la République dominicaine d’Haïti. A l’est, un patrimoine forestier dense et vigoureux. A l’ouest, un paysage lunaire, pelé et rocailleux. «Depuis cent ans, rien n’a été fait pour l’environnement, concède le Premier ministre intérimaire, Gérard Latortue. Il faut replanter les reliefs sans délai. Sinon, on aura droit au même désastre dans deux ou quatre ans. Et Port-au-Prince sera bientôt menacé.»
Lors d’une brève visite à Port-de-Paix (dans le Nord-Ouest), cet ancien haut fonctionnaire onusien a pu mesurer la détresse de son peuple. A peine descendu de l’hélico, il est allé au-devant d’une foule rebelle et exténuée pour essuyer un feu nourri de griefs. Avant qu’une mère démunie, à bout d’arguments, dénude soudainement sous ses yeux son buste décharné. Le «payi d’Ayiti» fête paraît-il cette année le bicentenaire de son indépendance. Sinistre anniversaire. Quatre mois avant l’irruption de Jeanne, les terribles inondations qui saccagèrent ses confins sud-est ont emporté plus de 3 000 vies. Et c’est au prix d’un soulèvement sanglant que fut détrôné, en février dernier, le président Jean-Bertrand Aristide, faux prophète sans foi ni loi. La «perle des Antilles» a oublié jusqu’au souvenir de son éclat.