Originally: Au-delà de la catastrophe
Éditorial LE MATIN 24-27 sept.-04
Que faut-il ajouter à la description de l’horreur gonaïvienne ? Mais peut-on parler d’autre chose ? Le travail de deuil commence déjà avec les hurlements, les gémissements et les accusations. Il s’en trouvera pour parler de la malédiction haïtienne. L’année du bicentenaire qui devrait être celle de la commémoration grandiose d’un fait historique à la dimension de l’humanité se présente pour les Haïtiens comme l’année des horreurs. Il y a fort à parier que la relation magique est faite entre la ville de l’Indépendance et les deux cents ans d’échec. La chaîne des catastrophes, politiques et naturelles, va-t-elle s’arrêter là où le coup de point final a été asséné à la dérive aristidienne ? On en a pour longtemps encore à méditer sur ce qui nous arrive. Aujourd’hui, l’urgence est de venir en aide à nos sinistrés qui en ont un cruel besoin. Les secours arrivent péniblement, les cadavres s’accumulent et les menaces s’amplifient. La communauté internationale, déjà en œuvre sur ce lieu de malheur pour une autre mission, se manifeste concrètement dans cette circonstance exceptionnelle. Nous lui en sommes reconnaissants. Mais il est réconfortant de constater que la solidarité n’est pas qu’un produit d’importation. De partout, en Haïti et en diaspora, on mobilise. On s’interroge aussi.
Au-delà de la catastrophe, la réflexion doit se poursuivre. Que dis-je, elle doit se faire plus aiguë. Sur les 28750 Km2 de grappillage et d’encombrement humain que peut-on entreprendre de prometteur sans une vision gestionnaire et une légitimité populaire ? Et que peut-on réussir sans une gestion ferme, sinon autoritaire ? Ce qui ne veut pas dire tyrannique ni n’exclut l’indispensable travail d’éducation citoyenne permanente. Comment obliger des miséreux et des grappilleurs à respecter l’environnement, à se soumettre à la discipline de travail et d‘organisation, à se soucier du bien public, à être citoyen en somme. Dans de telles conditions, la responsabilité de dirigeants déterminés, imbus de leur mission citoyenne, n’en est que plus grande. Elle est d’abord essentiellement politique, c’est-à-dire compétence et courage dans les prises de décision, sagesse et intelligence dans la transmission pédagogique. On ne réussira rien sans de bonnes décisions et sans le courage du suivi dans leur application, sans aussi prendre le risque de ne pas réussir.
La politique n’a jamais été aussi essentielle dans cette nation à achever, dans ce pays à normaliser. C’est la question fondamentale. À chaque rupture de l’ordre politique, Les normalisations s’opéraient hier (1946, 1950, 1957) à coups de force, de magouilles, de refoulements. Et les problèmes de société restaient non résolus. Aujourd’hui, ce n’est plus possible. On s’en rend compte depuis dix-huit ans qu’on tourne en rond dans l’improvisation, dans l’arrogance et dans la couardise. Il faudra sérier encore plus, sans relâche et sans concession, les problèmes de la transition : sécurité, élections, urgences environnementales, entre autres. Il faudra faire montre de vigilance citoyenne pour en garantir la réussite, neutraliser les pêcheurs en eau trouble. Il faudra renforcer le leadership du pouvoir de transition, veiller à sa cohésion. Ce qui ne veut pas dire donner carte blanche au gouvernement et se garder de le critiquer. D’ailleurs, dans mon esprit, lorsque je parle de pouvoir de transition, je réfère, outre le pouvoir exécutif, aux autres institutions du consensus de transition aussi bien qu’à tous les acteurs nationaux et internationaux qui se sont engagés à sortir Haïti de la crise.
Nos contemporains sont souvent myopes et amnésiques. Ils ne voient que ce qui est à portée de leurs yeux, l’arbre qui cache la forêt. Ils n’entendent que le vacarme ambiant qui recouvre les voix multiples. Ils ne se souviennent plus d’hier alors que hier s’installe dans aujourd’hui et le façonne. Loin de moi l’idée de reprendre après d’autres les variations sur le thème de l’irresponsabilité historique des Haïtiens. J’ai déjà fréquenté assez souvent l’histoire de ce pays pour me garder de répéter inconsidérément qu’elle est faite de deux siècles de malheurs. Nous avons encore besoin de comprendre. Nous avons besoin de notre mémoire en éveil. Nous avons besoin de savoir tirer leçon de ce qui nous arrive. Nous avons besoin d’écouter d’une oreille attentive et non affective.