Originally: LES ÉCURIES D’AUGIAS
« Ce gouvernement n’a pas la capacité morale pour exiger nos armes. C’est grâce à nos armes que ce gouvernement est au pouvoir aujourd’hui. »
(Déclarations d’anciens militaires)
Il est compréhensible que les anciens membres de l’armée s’organisent et fassent entendre leurs revendications. Cela participe des rapports sociaux et politiques normaux à l’intérieur d’une société.
Recourir par contre à des actions armées et à des coups de force (encore une fois l’abus de ceux qui possèdent des armes contre ceux qu’ils sont chargés de protéger), est inacceptable. Cette attitude ne peut que nous renforcer dans l’idée que tout rétablissement d’une branche armée supplémentaire dans le pays, outre les exigences budgétaires supplémentaires (et inutiles) que cela impliquerait, ne pourrait être qu’une nouvelle épée de Damoclès au-dessus de nos têtes.
J’ai entendu dire ici et là, même dans des secteurs de la capitale traditionnellement anti-autoritaires, qu’il faudrait remettre l’armée en état de fonctionnement ou pour contrecarrer les déficiences de la nouvelle police ou pour se prémunir d’une hypothétique menace militaire provenant de la République Dominicaine. Cette dernière possibilité, théorique certes, mais absurde scénario vu l’état du monde actuellement. La meilleure parade ne serait-il pas de devenir un pays qui se respecte, au lieu de se tresser à nouveau une corde pour se pendre.
Les Américains n’ont jamais réussi à mettre à genoux notre pays, comment les Dominicains, déjà suffisamment handicapés par leur propres problèmes économiques et sociaux, pourraient-ils être un danger crédible pour nous (au-delà bien sûr d’incursions sporadiques ou de provocation raciste). Économiquement, ils peuvent encore moins se passer de nous que nous d’eux. A terme, leurs intérêts économiques (expansion de leur marché, main d’oeuvre bon marché, etc…), touristiques, culturels et politiques sont largement dépendants des bonnes relations entre nos deux pays.
Les militaires “organisés” claironnent sur toutes les ondes leurs revendications d’injustice. Certes leur dossier mérite un examen sérieux et une mise en perspective. Cela ne les dispense cependant pas de faire preuve de pudeur ni de prudence.
« Ce gouvernement n’a pas la capacité morale pour exiger nos armes. C’est grâce à nos armes que ce gouvernement est au pouvoir aujourd’hui. »
Une affirmation je pense prétentieuse sinon arrogante. Aristide revendiquait lui aussi pour lui tout seul d’avoir mené (voire D’ÊTRE) le mouvement contre la dictature. Aujourd’hui, “l’armée rebelle¨ (juxtaposition prémonitoire), vaillante et intrépide, aurait libéré le pays? Soyons sérieux.
Même à Port-à-Piment (pour ne citer que cette petite ville de quelques milliers d’habitants dans le Sud du pays) la population (désarmée !) avait chassé son magistrat bien avant que CNN ne médiatise l’existence d’une « armée rebelle » – terme largement inventé par les médias occidentaux toujours avides d’images et de formules exotiques (l´image des nègres à lunettes sombres et dévorant de la chair humaine a toujours fait vendre).
Pendant des décennies, la société civile haïtienne a dû subir seule et SANS ARMES, les assauts répétés des tontons macoutes, des attachés puis des chimères et autres bandits de grand chemin. Récemment, les politiques haïtiens en Haïti et à l’étranger ont dû négocier et défendre jour après jour chaque parcelle de notre souveraineté politique face à une communauté internationale hésitante à lâcher son protégé JBA. Les journalistes ont payé un lourd tribut en défendant heures après heures la liberté d’ expression.
Ou étaient donc les anciens militaires lorsqu’on brûlait les quartiers généraux des partis politiques et qu’on tuait les journalistes?
N’oublions pas la chaîne des évènements aux Gonaïves et plus tard dans d’ autres-ailleurs dans le pays. Du début à la fin, nous avons été placés face à l’arbitraire total d’un état hors la loi et de libérateurs autoproclamés, opérant par la force et dans l’illégalité. La libération d’Amiot Métayer, les alliances diverses entre anciens de l’armée, anciens du FRAPH et anciens chimères, ne semblent guère correspondre aux revendications démocratiques à la base de cette lutte générale contre le régime déviant de JBA.
De là à les appeler “freedom fighters” comme l’ont imprudemment fait certains responsables politiques du gouvernement de transition me semble non seulement une faute de goût par rapport à tous ceux qui ont donné leur vie en luttant contre cette alliance contre-nature de militaires, de macoutes, de chimères (contre nature ? peut-être pas après tout), mais aussi faire preuve d’un opportunisme politique qu’on risque de payer cher dans l’avenir.
Reconnaître le rôle d’un certain nombre d’individus dans l’éviction de JBA est une chose, assurer impunité et gloire à tout un collectif, sans discrimination, me semble une gifle à la nation. Notre constitution ainsi que les conventions internationales pour les droits humains n’admettent pas la prescription pour les crimes de guerre ni pour les atteintes aux droits humains. Comment un gouvernement « de transition » pourrait-il se prévaloir d’une telle autorité ?
Certes il y a eu des contacts informels entre d’anciens militaires, voir d’anciens macoutes avec certains secteurs politiques de l’opposition. Les alliances tactiques sont parfois nécessaires. Dans la bataille politique elles peuvent même vous valoir quelques bons points. Mais faut-il encore tomber pas dans l’excès classique de revendiquer une victoire pour soi tout seul alors que cela a été le fruit des sacrifices et souffrances de toute une société.
Puisqu’on en est à parler de responsabilités, ne serait-il pas le moment, pour ceux qui savent, d’éclairer la nation et la jeune génération sur le rôle de l’Armée Nationale d’Haïti durant les différentes dictatures de Duvalier à Avril ? Car leur légitimité doit aussi se mesurer au degré de leur responsabilité civile et légale face aux abus du passé. Ceux qui ont commis des crimes doivent être, qu’ils le veulent ou non, confrontés à la justice.
Combien de familles de ce pays ne savent toujours pas comment sont morts leurs parents, enfants, collègues dans les geôles des Duvalier, du FRAPH ? Comment demander justice (économique) pour soi-même et garder le silence sur les crimes commis par le Corps militaire individuellement ou collectivement ?
Être accepté comme partie intégrante de la nation exige des comptes à jour, ainsi que des devoirs.
Le président Aristide a aboli l’armée. Il n’a pu le faire que parce qu’un large consensus existait dans le pays qui venait à ce moment précis de subir des décennies d’abus sous la coupe de cette armée. Qu’il y ait de sérieuses fautes « techniques » et constitutionnelles quant à la manière qu’a été prise cette décision est une chose (un débat qu’on ne pourra pas éviter). Mais ces défauts ne constituent certainement pas des raisons suffisantes pour proclamer illégale une décision politique plébiscitée par la majorité d’un pays.
Très peu de secteurs en Haïti et à l’étranger sont prêts à accepter de nouveaux coups de force. Si nous voulons remettre notre pays sur pied, il faudra apprendre d’autres modes de négociations et de gestion de conflits. Les évènements de la semaine dernière ne font que donner des raisons supplémentaires pour garder Haïti libre de toute armée.
Chaque fois que le peuple haïtien a voulu se débarrasser d’un despote, il l’a fait. Il n’y a aucune raison que cela change. Ce qu’il nous manque n’est pas une nouvelle armée, dans un pays sans institutions solides pour la contrôler. Une police professionnelle et bien organisée, serait déjà un énorme progrès. Attelons-nous d’abord à cette tâche.
Finalement, la cohésion dans une société est la meilleure protection contre l’arbitraire. Celle-ci ne peut être obtenue qu’en établissant plus de justice, en éliminant la pauvreté, la corruption à tous les niveaux, les disparités sociales inacceptables, et en donnant de l’espoir et un futur à nos jeunes.