Originally: La Première Assise Criminelle de l’Ere post-Aristide Soulève l’Indignation Générale
La population de Port-au-Prince a « assisté », du lundi 16 au vendredi 20 août 2004, à une session spéciale d’Assise Criminelle avec assistance de Jury, la première de l’ère post-Aristide. L’organisation de ces assises confirme l’idée que la justice, en Haïti, est un navire à la dérive ballotté au gré des vagues.
En effet sur six (6) affaires prévues :
Une a été renvoyée parce que le dossier n’était pas en état. Il s’agit du cas de l’ex-colonel Reynold Emmanuel DESNOYERS, évadé de prison, accusé de meurtre sur la personne de Me Wilfrid LEGER ;
Une, l’affaire du nommé Claude PHETO accusé d’assassinat sur la policière Francine RENARD, évadé de prison, n’a pas été présentée au Tribunal en dépit de l’ordonnance du doyen fixant l’affaire pour ces assises ;
Trois (3) ont été entendues par contumace. Il s’agit de :
? Isidor OSWALD, évadé de prison, accusé de meurtre sur la personne du député Louis Emilio PASSE ;
? Alix LUNDY, évadé de prison, accusé de meurtre sur la personne du policier Blaise PRENNEUR ;
? Henry Claude MESIDOR, Adophane METUS et Denise ENESTO, évadés de prison, accusés de meurtre avec préméditation sur la personne de Louisana JEAN ;
Une seule a été entendue de manière contradictoire. Il s’agit de l’affaire du Ministère Public contre Louis Jodel CHAMBLAIN et Jackson JOANIS accusés de meurtre sur la personne du commerçant Antoine IZMERY. Ils ont été acquittés par décision du Jury.
Le verdict de ce procès heurte les attentes de la mémoire collective. A l’exception du Gouvernement dont la voix se confond logiquement à celle des défenseurs des accusés blanchis, la décision de la Cour d’Assise soulève la réprobation générale. L’organisation générale du procès est remise en cause.
ANTECEDENT
Pour bien comprendre l’organisation de ce procès, il faut le situer dans son contexte. Louis Jodel CHAMBLAIN est le numéro 2 du FRAPH (Front pour l’Avancement et le Progrès d’Haïti). Le FRAPH, il faut le rappeler, est l’organisation paramilitaire, soupçonnée d’être responsable avec les militaires de près de cinq mille (5 000) victimes civiles pendant la période du coup d’état de septembre 1991 à septembre 1994. Vols, viols, assassinats, meurtres, pillages, incendies, tortures sont à l’actif de cette organisation politique proche des militaires putschistes. Louis Jodel CHAMBLAIN a été jugé par contumace dans le procès du Massacre de Raboteau et dans celui de l’assassinat du commerçant Antoine IZMERY et fait l’objet d’une ordonnance de renvoi, dans le dossier du massacre de Cité Soleil.
Il faut rappeler que le 27 décembre 1993, suite à la découverte du cadavre du nommé Issa PAUL, trésorier du FRAPH, des civils armés identifiés par la population comme étant des membres du FRAPH, ont mené une action punitive à Cité Soleil sous le regard passif des forces de l’ordre. Cette opération avait fait une trentaine de morts, cinq (5) blessés graves, plus d’une centaine de maisons incendiées et près d’un millier de sans abris.
L’ex numéro 2 du FRAPH a participé activement, les armes à la main, au renversement de l’ex-président Jean Bertrand ARISTIDE. Il bénéficie à cause de cela de la tolérance du Gouvernement de transition, de la sympathie de certains anciens militaires et de certains secteurs amnésiques de la société : il pensait pouvoir ainsi continuer à jouir de l’impunité.
Face au tollé soulevé par des organisations nationales et internationales des droits humains exigeant sa comparution devant la justice pour répondre des faits à lui reprochés et face à des pressions exercées par la communauté internationale, il a décidé, les larmes aux yeux, après d’intenses négociations politiques de se constituer prisonnier. Il en a fait l’annonce dans une conférence de presse en date du jeudi 22 avril 2004 à laquelle assistait en personne l’actuel Ministre de la justice, Me Bernard GOUSSE, qui avait, auparavant, tenu à souligner qu’un autre compagnon de lutte de Chamblain, Jean PIERRE dit Jean TATOUNE, évadé de prison, encore en cavale, va bénéficier d’un arrêté de grâce du Président de la république. La veille de cette conférence de presse, Chamblain avait participé à une rencontre tenue à la Direction Générale de la Police Nationale d’Haïti à laquelle avaient pris part, entre autres personnalités, le Directeur Général de la Police, Monsieur Léon Charles et le garde des sceaux de la République, Me Bernard Gousse. Les résultats de cette rencontre politique de haut niveau n’ont jamais été rendus publics.
Tout laissait supposer qu’un marché politique avait été conclu et que la justice allait être sacrifiée. La semaine précédant l’organisation du procès, les informations circulaient dans les couloirs du Palais de Justice que le Gouvernement était en train de faire pression sur l’appareil judiciaire pour liquider le dossier Chamblain. C’est le refrain qu’on entendait sur toutes les lèvres. Le Doyen du Tribunal de Première Instance de Port-au-Prince, comme hier au temps de Lavalas, de l’avis de bon nombre d’observateurs, continue de faire preuve d’une docilité légendaire vis-à-vis de l’exécutif. Un procès à la va vite a donc été organisé. Qu’est-ce qui a donc vraiment changé ?
LES CARENCES DU PROCES
Absence de Preuves Materielles
Il y avait dans ce procès une absence totale de preuves matérielles : pas de procès-verbaux de constat, pas de rapport de police, pas de rapport d’autopsie, pas de cahier d’instruction, pas d’écrits, pas de rapports des institutions indépendantes pourtant disponibles tels les rapports de la Mission Civile Internationale pour Haïti (MICIVIH) et de la Commission Nationale de Vérité et de Justice.
En réalité, il ne s’agit pas d’une absence de preuves. Il s’agit plutôt de dissimulation ou de destruction de preuves. Et c’est le Conseil de la Défense, par une demande inopportune, qui a vendu la mèche.
Le conseil de la défense a sollicité la communication d’un ensemble de pièces visées dans l’ordonnance du Juge d’Instruction et qui sont portées manquantes dans le dossier. Au moment d’en prendre communication au Parquet le dossier n’était composé que de l’ordonnance de renvoi et de l’acte d’accusation. La décision critiquable du doyen du Tribunal Criminel d’ordonner au représentant du Ministère Public de communiquer au conseil de la défense toutes les pièces du dossier a laissé le conseil de l’accusation pantois. Où sont passées les pièces du dossier visées par le magistrat instructeur ?
Aucun procès-verbal de constat n’a établi qu’il y ait eu remise de pièces après la tenue du procès du co-accusé de Chamblain et de Jackson JOANIS conformément aux dispositions de l’article 375 du CIC.
Ne doit-on pas parler ici de destruction de documents publics, fait sanctionné de réclusion criminelle par l’article 360 du code pénal haïtien ?
Il y a destruction de preuve quand il y a soustraction, recel ou altération d’un document public ou privé ou d’un objet de nature à faciliter la découverte d’un crime ou d’un délit, la recherche des preuves ou la condamnation des coupables. Qui a intérêt à faire disparaître ces pièces ? Ces agissements n’ont-ils pas été commis en vue de faire obstacle à la manifestation de la vérité ? Autant de faits obscurs qu’un procès équitable permettrait d’élucider.
Absence de Témoins à Charge
Le 11 septembre 1993, Antoine IZMERY a été arraché de l’Eglise du Sacré C?ur de Turgeau, en pleine messe, en plein jour (vers 9h00 a.m.) et abattu dans la rue. Le lien entre les attachés et le Service d’Investigation et d’anti-gang est clairement établi. Des journalistes qui couvraient la messe, ont été arrêtés et molestés dans un poste militaire, les résidents du quartier, ceux qui assistaient à la messe ont pu voir ou entendre quelque chose. La mission civile de l’OEA avait publié un rapport de même que la Commission Nationale Justice et Vérité. Tous ces rapports ont indiqué des pistes qui n’ont pas été exploitées. Il est impossible de réaliser un tel procès sans témoins si l’objectif était d’arriver à la manifestation de la vérité.
Or sur huit (8) témoins cités par le Ministère Public, un seul s’est présenté. Marc Antoine DESTIN déclare avoir reçu la citation la veille et qu’il y a probablement erreur sur la personne. Dans un premier temps, en réponse à une question à lui posée par le Doyen du Tribunal Criminel, il affirme ne pas connaître CHAMBLAIN qu’il n’a vu qu’à la télévision avant de laisser comprendre, suite à une question d’un membre du Jury, qu’il est un compagnon de lutte de CHAMBLAIN qu’il a rencontré aux Gonaïves dans le cadre de la lutte pour renverser Aristide. Ces déclarations contradictoires d’un témoin qui a déposé sous la foi du serment ont laissé indifférentes les parties au procès.
En clair, le Ministère Public n’a laissé à l’appréciation des jurés dont certains sont connus pour leur attachement au FRAPH, aucun élément de preuve. Il n’y a pas eu d’écrits, d’aveu, de témoignages, de procès-verbaux, de rapports d’autopsie, de pièces à conviction ; bref il n’y avait rien. Et le Ministre de la Justice trouve quand même une justification à cela en prétextant que les autorités actuelles de poursuite ne sont pas responsables de la faiblesse de l’accusation et que celle-ci résulterait de la faiblesse de l’instruction conduite en 1995. Pourtant, l’article 258 du CIC prévoit noir sur blanc que :
« Les témoins produits par le Commissaire du Gouvernement ou par l’accusé seront entendus dans le débat, même lorsqu’ils n’auraient pas préalablement déposé par écrit, qu’il n’auraient reçu aucune assignation, pourvu, dans tous les cas, que ces témoins soient portés sur la liste mentionnée dans l’article 249 ».
Il s’ensuit, selon une jurisprudence constante de la Cour de Cassation que, « le témoin dont les noms, profession et demeure ont été notifiés aux accusés sur la requête du Ministère public, est acquis au procès ». Donc quelque chose pouvait être fait de ce coté là aussi pour arriver à la manifestation de la vérité.
Rejet de la Demande de Renvoi et Violation de l’Article 378 du CIC
Devant l’absence de sept (7) des huit (8) témoins cités par l’accusation, le Ministère Public avait sollicité le renvoi de l’affaire à la plus prochaine session criminelle en application de l’article 286 du CIC stipulant :
« Lorsqu’un témoin qui aura été cité ne comparait pas, le tribunal pourra, sur la réquisition du ministère public, et avant que les débats soient ouverts par la déposition du premier témoin inscrit sur la liste, renvoyer l’affaire à la prochaine session.- Inst., 302 ».
Le Tribunal Criminel saisi d’une demande de renvoi à la prochaine session ne peut rejeter la demande s’il juge l’absence du témoin absent nécessaire à la manifestation de la vérité. Or, le Doyen du Tribunal Criminel a rejeté cette demande au motif qu’ « il ne dispose d’aucune garantie qu’en cas de renvoi, les sept témoins absents se présenteront à la prochaine session criminelle ». Pourtant la loi prévoit, dans ce cas, la possibilité de contraindre le témoin défaillant à se présenter au tribunal. Lisez l’article 287 du CIC :
« Si, à raison de la non comparution du témoin, l’affaire est renvoyée à la session suivante, tous les frais de citation, actes et autres ayant pour objet de faire juger l’affaire, seront à la charge du témoin, et il sera décerné contre lui contrainte, même par corps, sur la réquisition du ministère public par le jugement qui renverra les débats à la session suivante.
Le même jugement ordonnera, de plus, que ce témoin sera amené par la force publique devant le tribunal, pour y être entendu.
Et néanmoins, dans tous les cas, le témoin qui ne comparaîtra pas, ou qui refusera, soit de prêter serment, soit de faire sa déposition, sera condamné à la peine portée en l’article 67 ».
Il est clair que la recherche de la vérité n’était pas l’objectif du Tribunal Criminel. Il fallait faire vite et aboutir à un résultat quelconque au mépris des règles du procès équitable.
De plus, dans le cas où le contumace se constitue prisonnier, l’article 378 du CIC dispose que :
« ? Si, pour quelque cause que ce soit, des témoins ne peuvent être produits aux débats, leurs dépositions écrites et les réponses écrites des autres accusés du même délit seront lues à l’audience ; il en sera de même de toutes les autres pièces qui seront jugées par le Doyen du Tribunal Criminel être de nature à répandre la lumière sur le délit et les coupables ».
Ceci, non plus, n’a pas été fait.
CONCLUSION
La première Assise Criminelle de l’ère post-Aristide n’a été réalisée en fait que pour une seule personne, Louis Jodel CHAMBLAIN ; Jackson JOANIS ne s’est constitué prisonnier qu’après l’annonce de la tenue de ces assises, soit le 9 août 2004 et a été jugé sept (7) jours plus tard. Tous les autres dossiers entendus par contumace, n’ont été retenus que pour la forme.
Le procès opposant le Ministère Public à Louis Jodel CHAMBLAIN et Jackson JOANIS, accusés de meurtre sur la personne d’Antoine IZMERY n’a pas été réalisé dans le respect des principes du procès équitable. Il n’a pas contribué à la manifestation de la vérité : Qui a tué Antoine IZMERY ? Quel est le mobile du crime ? Pourquoi les auteurs d’un crime crapuleux perpétré en plein jour ont-ils bénéficié de l’impunité officielle ? Quel rôle le FRAPH a-t-il joué dans la conception, la préparation et l’exécution du crime ? Qui a payé pour ce crime ? Qui a commandité ce crime ? Quel est le rôle joué par les militaires dans la préparation de ce crime ? Quel Lien y a-t-il entre ce crime et la lutte pour le retour d’Aristide ?
Autant de questions non résolues par le procès du 16 août 2004. Le crime n’a même pas été situé dans son contexte. Le nom de FRAPH n’a été cité qu’une seule fois dans le cadre de ce procès.
La NCHR est consciente que cette analyse est sans effet sur le verdict du Jury qui est sans appel. Mais elle croit que l’histoire à ses droits. C’est donc au nom des droits de l’histoire que la NCHR stigmatise les écarts entre le verdict du Jury et les attentes de la mémoire collective. Il est plus facile d’accepter le jugement de l’histoire (rendu par des historiens neutres) que celui d’un Tribunal politiquement dépendant.
La NCHR demande aux autorités politiques et judiciaires du pays de respecter le droit du peuple haïtien à la vérité et à la justice. Il faut prendre note des justes contestations soulevées par l’organisation de ce procès et s’engager à faire mieux à l’avenir. La justice doit cesser d’être une plume livrée au gré des vents politiques.