Originally: ARISTIDE ET LES COMPTES DE LA NATION

LE MATIN No. 32211


Jeudi 1er juillet 2004



DOSSIER CORRUPTION


ARISTIDE ET LES COMPTES DE LA NATION


ELEMENTS POUR UNE ENQUETE SUR LA CORRUPTION


On spécule beaucoup sur la fortune personnelle d’Aristide.  Certains l’estiment à HUIT CENTS MILLIONS DE DOLLARS AMERICAINS.  C’est quand même énorme, mais il faut compter avec l’exagération haïtienne.  Il est vrai que ce chiffre a été avancé par le quotidien français Le Figaro.  Sans aller jusque-là, on peut dire, pour le moins, que les signes extérieurs de richesse chez l’ancien curé des pauvres laissent perplexes.


En tout cas, les documents dont dispose Le Matin révèlent que les services qui assurent le fonctionnement du bureau du chef de l’Etat (Administration du Palais National et Secrétariat Privé du Président de la République) disposent de fonds considérables dont les caractéristiques de gestion les situent hors des normes comptables et administratives et dont la destination est pour le moins suspecte.


Le Matin a pu rassembler suffisamment d’éléments,avec les précautions élémentaires de vérification, pour offrir aux lecteurs ce dossier de réflexion sur les pratiques de manipulations de fonds publics par le
pouvoir déchu.


La fortune attribuée à l’ex-président, comme à plusieurs autres grands commis de l’Etat, peut très facilement porter à invoquer l’article 242 de la Constitution de 1987, repris du reste des
constitutions duvaliériennes:”L’enrichissement illicite peut être établi par tous les modes de preuves, notamment par présomption de la disproportion marquée entre les moyens du fonctionnaire acquis depuis son entrée en fonction, et  le montant accumulé du traitement ou des émoluments auxquels lui a donné droit la charge occupée.”


Cette clause complète les articles précédents qui obligent certains hauts fonctionnaires -y compris le chef de l’Etat- à déclarer leur patrimoine dès leur entrée en fonction ainsi qu’à la fin de leur mandat.



CORRUPTION LEGALE ET DETOURNEMENTS


Notre dossier sur la corruption aborde plusieurs aspects de la gestion des fonds publics par le précédent gouvernement.Deux dimensions apparaissent:


1.      Celle qu’on pourrait appeler la corruption légale semble relever les règles administratives et comptables établies et confirmées par la loi des finances (le budget de la République).  Ainsi la dotation budgétaire des services de soutien de la Présidence (Administration du Palais National et Secrétariat Privé) est plus que généreuse.  Elle
contourne l’esprit de la Constitution.  Les fonds considérables mis à la disposition du Président de la République ne se justifient nullement par la nature de sa fonction.  L’usage qu’il en fait le montre bien.  Légalement, le Président de la République ne gère rien, et il est irresponsable.  Seuls les actes du Premier Ministre et des ministres sont imputables.  Non seulement les pratiques de gestion empiètent sur les fonctions des ministères, mais encore on a l’impression qu’elles ne sont que des manipulations à  des fins personnelles.


2.      La deuxième dimension est celle de la pratique classique de détournements de fonds avec couverture bancaire et sociétés écran.


Le dossier couvre essentiellement la période 2000-2003 avec une brève percée sur 2004, compte tenu du peu de temps écoulé avant le départ d’Aristide.  Il se peut que, précisément, ce soit la période la plus intense en ce qui concerne les manipulations frauduleuses, mais nous ne disposons point de données suffisantes pour le confirmer.  Toutefois, celles dont nous disposons, suggèrent bien à quel point l’activité prédatrice avait pu être intense au moment où la situation devenait désespérée pour le pouvoir lavalas.


TROIS CATEGORIES DE CHEQUES


Les données consistent essentiellement en chèques émis par l’administration du Palais National et par le Secrétariat privé du Président Jean-Bertrand Aristide.  D’autres institutions telles que la Télévision Nationale d’Haïti, certains ministères et la Banque de la République d’Haïti (BRH) sont également concernées, mais pour très peu.


Les chèques sont répartis en trois catégories:


1.      Ceux dont l’objet ne prête pas, à priori, à des interprétations douteuses.


2.      Ceux qui suscitent des doutes sérieux et, comme tels, sont sujets à des considérations critiques.  Parmi eux, il  a des mentions justificatives nettement farfelues comme “achat de 300 poubelles pour les >>places publiques” sur le libellé d’un chèque de 238,000.00 DOLLARS AMERICAINS en date du 7 décembre 2000.  Un calcul très simple nous met à 793.33 dollars par poubelle, soit environ 30,000 gourdes.  Des poubelles en or, quoi!


3.      Ceux qui ne contiennent aucune mention justificative et dont le montant élevé prête à tout naturellement à suspicion de détournement.


Tous les chèques sont libellés en dollars américains, à l’exception de deux chèques de direction de la BRH (# 14460 et # 14461) respectivement de SIX MILLIONS (6.000.000,00) et DEUX MILLIONS CINQ CENT MILLE (2.500.000,00) gourdes en faveur d’une des victimes des saccages perpétrés le 17 décembre 2001 dans les locaux de partis politiques.


QUELQUES ILLUSTRATIONS


1.      On est d’abord frappé par le peu de souci de justification de sommes allouées sous divers prétextes.  Le 4 juin 2001, un chèque de CINQUANTE MILLE (50,000.00) DOLLARS du Secrétariat Privé du Président J.B. Aristide est émis à l’ordre d’un particulier pour services ivers; un autre de CENT VINGT MILLE (120,000.00) DOLLARS, daté du 13 juillet 2001, est fait à l’ordre d’un prélat sans aucune mention. 


La générosité du Palais s’étend également à des amis étrangers.  Dany Glover a reçu en cadeau un tableau payé VINGT-CINQ MILLE (25.000,00) DOLLARS sur les fonds du Ministère des Affaires Etrangères.  Saint Jacques et Saint Philippe


(une corporation?) a bénéficié du même montant sur un chèque de l’Autorité Portuaire Nationale daté du 21 février 2003 et endossé par Fourel Célestin.


Aucune remarques non moins significatives:


L’Administration Générale du Palais se substitue au Ministère des Travaux Publics: $526.826,25, montant d’un chèque émis à l’ordre de G.T.C. le 31 janvier 2001 avec la mention “Finition Place Maïs Gâté”.


$645.465.00 du Secrétariat Privé en cash avec la mention “dépenses urgentes/Alpha”, chèque émis le 17 mai 2002.


$678.003.52 pour la compagnie de sécurité Steven Schwartz le 2 février 2002 pour le système vidéo surveillance.


$180.000,00 à l’ordre de la Banque Populaire Haïtienne, mention “Nourriture Pâques”, chèque du 11 avril 2003.


$450.000,00 du Secrétariat Privé à RMS pour achat d’instruments de musique, chèque du 12 mai 2003.


Il est bon de rappeler en la circonstance l’article 220 de la Constitution:”Aucune pension, aucune gratification, aucune subvention, à la charge du trésor public, ne peut être accordé qu’en vertu d’une loi”.



LE MATIN/No. 32212/2 – 5 juillet 2004


NOTRE DOSSIER SUR LA CORRUPTION (2)s


Le Matin présente à ses lecteurs  le deuxième et dernier volet de son dossier sur la corruption.  Il contient des illustrations accompagnées de brefs commentaires, un tableau général, quelques articles de la Constitution se rapportant au problème et, en annexe, un document de la NCHR.


Aujourd’hui nous soumettons d’autres éléments qui, à notre avis, s’apparentent à la pratique classique de détournements de fonds.  Ce ne sont pas des preuves que nous apportons mais, répétons-le, des éléments qui aideraient nos lecteurs à se faire une idée de la gestion des fonds publics et qui pourraient être versés dans un dossier pour enquête sur la corruption.  Le consensus de la Transition politique porte l’engagement du gouvernement à “mettre sur pied une commission pour, d’une part, enquêter, sur la gestion du régime Lavalas et, d’autre part, évaluer le travail réalisé par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif”.  Les nouvelles autorités annoncent la mise en place au Ministère de l’Economie des Finances d’une unité de lutte contre la corruption.  A la bonne heure, donc!


Nos données consistent essentiellement en chèques émis par l’Administration du Palais National et par le Secrétariat Privé du président Jean-Bertrand Aristide sur la période 2002-2004.  Nous avons sélectionné ceux qui concernent une institution bancaire, la Banque Populaire Haïtienne (BPH), et trois sociétés pour lesquelles, , malgré nos efforts, nous n’avons pu trouver les traces d’existence.  Il s’agit de Quisqueya Store ou Kiskeya Store (les deux orthographes ont été utilisées), de COCSOBFO et de SE PA’M (la bien nommée).  Nous ne disposons pas de pièces justificatives accompagnant les sorties de fonds.  Nos remarques portent sur les mémos justificatifs inscrits ou non sur les chèques, la valeur des montants et les bénéficiaires.


Rappelons que tous les chèques sont libellés en dollars américains.


Les trois sociétés:


1.      Kiskeya Store reçoit du Secrétariat Privé un chèque de $800.000,00 le 17 mars 2003, avec mention “provisions alimentaires”.


2.      Quisqueya Store (Est-ce la même?), de l’Administration du Palais cette fois bénéficie d’un montant de $725.000,00 le 9 janvier 2004, sans mention sur le chèque.  Même chose le même jour, de la même administration, pour SE PA’M dont la valeur du chèque est de $623,650.00 soit un total de 1,349,350.00 DOLLARS AMERICAINS.


3.      Quant à COCSOBFO, elle est censée avoir encaissé le 26 novembre 2002 $700,000.00 pour dépôt au compte 20268.


II. LA BRH semble être l’institution par laquelle passaient la plupart des transactions bancaires  du Secrétariat Privé de l’ex-président.  Quelques exemples:


·        17 mai 2002, deux chèques, l’un de $200,000.00 et l’autre, de 100,000.00 à l’ordre de la BPH pour dépôt sur le compte 30-338.


·        20 novembre 2002, un chèque de $572,876.00
à déposer sur le même compte.  Trois jours plus tard, le montant de $500,000.00 vers la même destination.


·        Entre mars et juin 2003, plusieurs autres chèques aux montants divers entre $150,000.00 et $300,000.00 dollars sont émis à l’ordre de la BPH pour dépôt sur le même compte.


On pourrait continuer longtemps à éplucher les données de ces transactions!


DATE  CH. # BANQUE EMETTEUR BENEFICIAIRE MEMO MONTANT  CY


17/05/02 81 BRH Secr. Privé de JBA BPH Sans Memo $100,000.00 US$


17/05/02  82 BRH Secr. Privé de JBA BPH Sans Memo $200,000.00 US$


26/11/02 129 BRH Secr. Privé de JBA BPH CPT30-388 $572,876.00 US$
        (dépôt)
29/11/02 107 BRH Secr. Privé de JBA BPH CPT30-338 $500,000.00 US$
        (dépôt)
20/03/03 130 BRH Secr. Privé de JBA BPH Sans Memo $150,000.00 US$


13/06/03 138 BRH Secr. Privé de JBA BPH Fête des  $130,000.00 US$
        Mères
16/06/03 139 BRH Secr. Privé de JBA BPH Divers   $300,000.00 US$


9/7/03  142 BRH Secr. Privé de JBA BPH Alpha    $ 75,000.00 US$
        Enfo/Equipmt
10/7/03  143 BRH Secr. Privé de JBA BPH Campagne  $175,000.00 US$
        Pub/Sub.
            $2,202,876.00


DATE  CH. # BANQUE EMETTEUR BENEFICIAIRE MEMO MONTANT  CY
26/11/02 128 BRH Secr. Privé de JBA COCSOFBO 30-368   $700,000.00 US$
        Dépôt
17/03/03 125 BRH Secr. Privé de JBA Kiskeya Provisions$800,000.00 US$
       Store Aliment.
9/1/04  2362 BRH Adm. Gle du Palais Nl QuisqueyaSans Memo$725,700.00 US$ 
         Store
9/1/04  2363 BRH Adm. Gle du Palais Nl SE PA’M Sans Memo $623,650.00 US$
           $2,849,350.00


CE QUE DIT LA CONSTITUTION
Les dispositions préventives ou punitives existent dans la législation haïtienne.  Voici les articles de la Constitution y relatifs:


Article 220: Aucune pension, aucune gratification, aucune subvention, à la charge du Trésor public, ne peut être accordée qu’en vertu d’une loi.  Les pensions versées par l’Etat sont indexées sur le coût de la vie.


Article 238: Les fonctionnaires indiqués par la loi sont tenus de déclarer l’état de leur patrimoine au Greffe du Tribunal Civil dans les trente (30) jours qui suivent leur entrée en fonction.  Le Commissaire du Gouvernement doit prendre toutes les mesures qu’iljuge nécessaires pour vérifier l’exactitude de la déclaration.


Article 242: L’enrichissement illicite peut être établi par tous les modes de preuves, notamment par présomption de la disproportion marquée entre les moyens du fonctionnaire acquis depuis son entrée en fonction, et le montant accumulé du traitement ou des émoluments auxquels lui a donné droit la charge occupée.


Article 279: Trente jours (30) après son élection, le Président de laRépublique doit déposer au greffe du tribunal de la première instance de son domicile, l’inventaire notarié de tous ses biens, meubles et immeubles, il en sera de même à la fin de son mandat.


Article 279-1: Le Premier Ministre, les ministres et secrétaires d’Etatsont astreints à la même obligation dans les trente (30) jours de leur installation et de leur sortie de fonction.


Le gouvernement haïtien a également signé et récemment la Convention Interaméricaine contre la Corruption lors de l’Assemblée Générale de l’Organisation des Etats Américains (OEA) à Quito en
Equateur le mardi 8 juin 2004.  Le représentant haïtien a ces assises, le Ministre des Affaires Etrangères, Yvon Siméon, a exprimé la détermination du gouvernement intérimaire de combattre la corruption en Haïti.