Originally: Aristide, le pion de la néo-négritude?

Aristide, le pion de la néo-négritude?


Par Claude Moïse


De Port-au-Prince on se réjouit qu?enfin Aristide a quitté le voisinage caraïbéen vers les terres lointaines de l?Afrique ancestrale. Bon débarras, semblent dire naïvement ceux qui pensent que la distance, en ces temps de globalisation accélérée, le mettrait hors d?état de nuire. Je ne sais pas ce qui est politiquement plus significatif : la transmission supposée de mots d?ordre à ses partisans à partir de la Caraïbe proche ou l?accueil en grande pompe réservé par le monde africain noir, Thabo Mbeki en tête, à celui qu?on présente comme un leader éminent de la diaspora africaine, victime de l?acharnement raciste. Quand on connaît l?étendue du gâchis aristidien et le mal immense qu?il a fait à son peuple ? il n?y a pas beaucoup d?effort à faire pour s?en rendre compte ? on reste perplexe devant l?entêtement de tout ce monde ? dirigeants de l?Afrique subsaharienne,  membres de la communauté de la Caraïbe, Black Caucus ? à faire du président déchu le seul chef d?État légitime d?Haïti, «démocratiquement élu.»  Il y a là une prise de position officielle d?autant de gouvernements dont il faut tirer la conséquence : Aristide doit être considéré comme temporairement empêché d?exercer son pouvoir. Il n?a pas besoin de se cacher pour en faire écho. Et il accompagne sa promesse de retour de propos lénifiants dont il est coutumier, affichant la posture humble et conciliante de messager de la paix et de promoteur de la démocratie.  Dans cette situation étonnante, ce n?est pas tellement le jeu d?Aristide, du reste très limité, qui appelle une clarification, mais les enjeux des acteurs dont le président déchu se révélerait un pion intéressant.


L?intérêt de ces milieux pour la cause d?Aristide ne s?explique pas par les nombreuses amitiés qu?il y aurait cultivées grâce à son pouvoir de séduction. Sans doute ce facteur peut aider à comprendre l?implication du Black Caucus et de la Caricom dans la recherche d?une solution négociée que depuis 2001 la communauté internationale, notamment l?OEA, cherche à faire prévaloir en Haïti à la suite des élections frauduleuses de l?année 2000. Jusqu?à la toute fin de 2003, les péripéties du conflit politique haïtien ont fait monter la tension entre les différents acteurs, et la crise s?est enlisée dans les négociations auxquelles la Caricom a été associée en dernier recours. La proposition de celle-ci, si elle permettait à Aristide aux prises avec une rébellion gagnante de sauver la face, n?avait aucune chance d?être acceptée. Le coup de poing final asséné le 29 février par les États Unis et la France, ressenti comme un panzou, a provoqué le raidissement et l?irritation de la Caricom. Il s?ensuivit de la part de ces pays une attitude revendicative dans les instances internationales et des gestes inamicaux vis-à-vis du gouvernement provisoire haïtien.


Loin de la trame géopolitique caraïbéenne, le gouvernement sud-africain fait une irruption dans le débat haïtien au titre de l?idéologie de la renaissance africaine dont Thabo Mbeki se fait le champion depuis son grand discours de 1996 devant l?Assemblée constitutionnelle du Cap. C?est «une mission que s?autoattribue l?Afrique du Sud d?être le porte parole des peuples africains, à la fois pour en dire l?histoire tragique et pour en annoncer la régénération attendue» (Didier Fassin, Les Temps modernes, août 2002). Haïti, bien entendu, y est compris, à un titre doublement symbolique eu égard à son passé de gloire, là où «la négritude s?est mise debout pour la première fois» et à son présent d?échec, là où la seule des trois révolutions universelles de la fin du XVIIIème siècle a abouti à une impasse et que l?automne dernier Thabo Mbeki a interpellée au cours d?une tournée dans la Caraïbe. C?est un discours qui a eu sa résonance dans le monde noir aux États-Unis et ailleurs. On comprend pourquoi le président de l?Afrique du Sud a tenu à marquer de sa présence la célébration du bicentenaire de l?Indépendance malgré l?ambiance tragique de la crise haïtienne. On comprend aussi sa déconvenue. On s?explique par là aussi l?intérêt qu?il porte à Aristide chassé du pouvoir l?année du bicentenaire. Il y a là les ingrédients du martyre de la cause nègre. Un symbole vivant d?une sorte de néo-négritude. Que va-t-il faire d?Aristide? Quelles sont les perspectives à la fois pour ce monde africain qui ambitionne de réinventer sa différence et pour Haïti aux prises avec les malheurs sans fin? Quelle pourra être la réponse haïtienne? C?est à cette dernière question que nous tâcherons de répondre prochainement.