Port-au-Prince : de notre envoyé spécial François Hauter


Cent jours après la crise qui a chassé Jean-Bertrand Aristide du pouvoir, Haïti reste un esquif prêt à sombrer, avec ses 8 millions de naufragés à bord, tant jusqu’à ce jour ses prétendus sauveteurs ont failli à leurs missions.


Sur le plan intérieur, le premier ministre «de transition», Gérard Latortue, qui hérite d’un Etat en complète faillite, n’a marqué aucune rupture avec son prédécesseur : la pire violence urbaine continue de régner à Port-au-Prince, avec son cortège d’assassinats, de règlements de comptes et de rapts crapuleux. La reprise de l’activité économique en Haïti en est gravement compromise. M. Latortue, un technocrate des organisations internationales, homme rond et jovial, semble juger inutile de communiquer avec une population qui sort doucement de l’anesthésie dans laquelle le régime Aristide l’avait plongée.



La force multinationale de 4 000 hommes (2 000 Américains, 1 000 Français, 600 Canadiens et 400 Chiliens), envoyée en Haïti dès les premiers jours de mars pour remettre de l’ordre, a échoué dans sa mission. Certes, un calme apparent règne à Port-au-Prince le jour. Mais, la nuit, les rues de la capitale sont désertées. Les Chimères, les milices de voyous d’Aristide, n’ont pas été désarmées (les Français ont récupéré une centaine d’armes…). S’ajoutent maintenant à leurs bataillons 2 000 criminels relâchés dans la nature et des milliers de «policiers» crapuleux renvoyés dans leurs foyers. Le général Henry Clément Bollet, qui commande la force française en Haïti, a beau se vanter d’un «niveau d’insécurité qui baisse chaque jour», les habitants de Port-au-Prince ne le ressentent aucunement. Pour n’avoir pas désarmé vigoureusement les Chimères, les soldats de l’actuelle force multinationale vont quitter Haïti à partir du 1er juin sur un demi-échec.


 


Ils seront remplacés par 8 322 Casques bleus de l’ONU, placés sous commandement brésilien. Des hommes en lesquels la population d’Haïti ne place guère d’espoirs, tant les Américains et les Français ont déjà semblé impuissants. Enfin, après avoir chassé Aristide, les Américains et les Français continuent de se payer de mots vis-à-vis du nouveau gouvernement haïtien. Car l’argent de l’aide internationale reste invisible. Ou symbolique.


Michel Barnier, qui effectuait samedi la première visite officielle d’un ministre français des Affaires étrangères en Haïti depuis que ce pays est devenu indépendant il y a deux cents ans, l’a illustré à sa façon. «En venant vous rencontrer, je viens combler une absence et réparer une faute… Aujourd’hui, ce sont nos affinités qui ont pris le pas sur les ressentiments du passé», a déclaré M. Barnier à Port-au-Prince. Mais, dans l’escarcelle du ministre, il y avait un chèque… de 1 million d’euros.



De quoi tout de même régler les arriérés de salaires des enseignants et du personnel médical dans tout le pays, qui n’ont plus été payés depuis quatre mois. Mais on reste loin des 70 millions de dollars d’aide budgétaire dont le gouvernement local estime avoir besoin pour remettre sur les rails l’économie ravagée par les pratiques mafieuses du régime Aristide (l’ex-dictateur, arrivé sans un sou au pouvoir, dispose aujourd’hui d’une fortune estimée à 200 millions de dollars).


Aujourd’hui, entre l’ignorance des réalités haïtiennes par une équipe gouvernementale largement composée d’élites émigrées depuis longtemps et la prudence de la communauté internationale qui veut savoir comment seront dépensés ses deniers avant d’accorder un sou (1), la situation des Haïtiens ne fait qu’empirer.


 


«Le prix du riz a doublé depuis trois mois, des chefs de famille qui n’avaient jamais connu ça me disent maintenant qu’ils ont faim ! L’hôpital central n’a même plus d’électricité ! C’est affolant», dit le père Le Beller, de la paroisse Saint-Antoine, à Port-au-Prince. Et de s’indigner contre la passivité de la communauté internationale : «Il ne fallait pas venir chasser Aristide pour ensuite nous laisser dans la m… !», s’exclame cet homme de bien.



Certes, ni les Français ni les Américains n’ont jusqu’à ce jour assumé en Haïti les conséquences de leurs décisions politiques. Mais les Blancs doivent-ils pour autant tout régler en Haïti ? Avec raison, Michel Barnier a samedi exhorté les élites du pays à se ressaisir, et à s’unir, si cela est possible : «Même si nous parvenons, entre bailleurs de fonds, à coordonner toutes les initiatives, même si nous savons, contrairement à la décennie passée, installer cette coopération dans la durée… , la communauté internationale ne peut, ni ne pourra, pas tout faire. Avec la meilleure volonté du monde, elle ne fera que la moitié du chemin. L’autre vous incombe», a dit le ministre français, avant d’ajouter : «C’est le sursaut de vos forces morales, le développement de vos institutions de droit… , le rassemblement de vos volontés, notamment autour d’un calendrier électoral crédible et réaliste, qui seuls pourront relever le formidable défi auquel vous êtes confrontés : doter votre nation d’un Etat digne d’elle.»



On en est loin. Le recrutement de nouveaux policiers, par exemple, s’improvise sur des bases fantaisistes. Avec la lenteur qui le caractérise, M. Latortue n’a même pas encore demandé la saisie des comptes bancaires d’Aristide. Pis : ceux-ci continuent d’être alimentés par les contrats léonins passés entre les sociétés nationales d’électricité ou de téléphonie et des fournisseurs américains qui ristournent des sommes considérables au curé défroqué, qui a obtenu l’asile politique en Afrique du Sud !


«Le nouveau premier ministre et son équipe ne connaissent pas le terrain», constate un diplomate sud-américain. «Latortue, ajoute un collègue européen, est un haut fonctionnaire sans éclat, il gaffe dès qu’il ouvre la bouche. Lorsqu’on lui dit que le riz est devenu très cher, il répond : mangez du maïs ou du manioc ! Il ne s’est jamais adressé aux couches populaires, ni même rendu dans la seconde ville du pays.»



A sa décharge, la nouvelle équipe au pouvoir découvre que la réputation d’Haïti dans le monde est à reconstruire patiemment. «Le Fonds européen de développement (NDLR : FED) pourrait débloquer instantanément plus de 80 millions d’euros pour le pays, mais Bruxelles vient de déclarer à M. Latortue que l’administration de son pays n’était pas capable d’absorber une telle somme, sans la jeter par les fenêtres», affirme un spécialiste du dossier. Même raisonnement à la Banque interaméricaine de développement (BID).


Comment inspirer confiance, alors que Haïti n’a plus la moindre statistique officielle et que les ministères ont été saccagés ? Le déficit public atteint 3,5% du produit intérieur brut. Les prix du riz et du gazole grimpent en flèche, l’inflation est à 30% par an et les réserves de change de la banque centrale ont été pillées par Aristide avant sa fuite.


 


Haïti ne sortira pas de cette spirale du déclin sans que les Occidentaux fassent de vrais gestes, au lieu de se cantonner dans l’attentisme prudent. Michel Barnier s’est engagé à se faire l’avocat d’un tel mouvement, en intervenant en particulier auprès de Bruxelles (la France contribue pour le quart au budget du FED, et cela devrait lui donner quelque influence sur le déblocage de ces fonds). Cela poussera-t-il M. Latortue à avancer enfin ?


 


(1) Haïti, par tête d’habitant, est déjà le premier bénéficiaire de l’aide internationale dans le monde.