Nous avons tous en mémoire «Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité» qu’écrivait Césaire dans les années 30 dans son célèbre Cahier d’un retour au pays natal. Le grand poète de la négritude donnait l’île en exemple à un continent alors enchaîné: colonisé.
L’Afrique s’est depuis libérée de ses chaînes. De nouvelles républiques noires ont vu le jour et sont entrées dans l’histoire avec des fortunes diverses et souvent tragiques.
Ainsi, ce n’est plus seulement l’indépendance d’Haïti qui préfigure l’avenir africain, mais aussi ses crises à répétition dont la dernière en date se dénoue sous nos yeux avec l’inexorabilité d’une tragédie antique.
Pour comprendre le sens de ces événements, RFI-Internet s’est tourné vers les écrivains. Quatre auteurs ont répondu à nos sollicitations. Abdourahman A. Waberi, Louis-Philippe Dalembert, Kangni Alem et René Depestre. Africains et Haïtiens, ils racontent l’Afrique vue d’Haïti et Haïti vue d’Afrique, démêlant dans l’écheveau des rapports obscurs qui lient l’île au continent l’exemplarité du prémonitoire et la logique du fantasmatique.
TIRTHANKAR CHANDA
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Haïti, «bateau-là chaviré» !
par Kangni Alem
Né au Togo en 1966, Kangni Alem est actuellement metteur en scène et universitaire à Bordeaux. Romancier, dramaturge et nouvelliste, Grand Prix littéraire d’Afrique noire pour son roman Cola cola Jazz (Drapper littérature v2002), il travaille à son prochain roman Sakabo, canailles et lycanthropes, à paraître chez Drapper, octobre 2004.
Au commencement était le mythe.
Celui tout puissant de la première République Noire. J’avais seize ans, je lisais Césaire, et le choc fut imprononçable. Haïti m’apparaissait alors comme un modèle inégalable, alors même que les détails de sa misère et de sa régression pouvaient se lire in fine chez le poète martiniquais. En 1996, j’ai eu la chance de jouer, dans une distribution internationale, La tragédie du roi Christophe, à la Cour d’Honneur des Papes, dans une mise en scène de Jacques Nichet. Et de rencontrer James Germain, le chanteur haïtien à la voix grave et imprévisible comme l’intérieur d’un temple vaudou. C’est grâce à Germain, je l’avoue, que j’ai repris pied, pour accepter enfin, à sa juste mesure, ma relation paradoxale avec un mythe dont la réalité tragique a laissé sur le carreau de l’exil et des morgues beaucoup d’anonymes et d’illustres représentants de ce pays schizophrène entre tradition et modernité. Aux deux bouts de ces concepts, le religieux et le consumérisme qui ont pris au collet un pays à l’histoire fabuleuse, peu importe le spectacle qu’il donne au monde en ce moment. Petite parenthèse, pour ne plus y revenir : Aristide, je pense, est plus victime des réseaux qui l’ont porté au pouvoir que de son incapacité réelle à sortir de ses prêches, de son faux costume de ” théologien de la libération ” pour inventer un futur à un pays que l’Histoire n’a pas du tout épargné ! Politiquement enchaîné, un peu comme tous les pseudo-libérateurs qui finissent en dictateurs, à cause de leur faible marge de man?uvre, l’échec du prêtre-président signe une fois le plus, de manière chaotique, le drame de nos États à conquérir leur autonomie économique et politique, et imposer le respect sur la scène internationale. Suivez mon regard !
Haïti que je connais, celui qui paraît intéressant aux yeux de l’écrivain que je suis, c’est celui qui a réinventé le fait religieux, à savoir la spiritualité vaudou, même si l’emprise de celle-ci sur les mentalités, en terme purement psychologique, n’a pas que des résultats positifs, toujours. Mais je parle ici de la récupération artistique du fait religieux, de son évident syncrétisme. L’Afrique de l’Ouest, berceau du vaudou, n’a jamais réussi le syncrétisme qu’on trouve à Haïti. En dehors du Prix Nobel de Littérature le Nigerian Wole Soyinka, ou de feu le tonitruant Fela Anikulapo Kuti, je connais peu d’artistes ouest-africains, écrivains, plasticiens, musiciens? qui se revendiquent ostensiblement de la veine de la religion traditionnelle dans leur vie comme dans leur pratiques artistiques.
Ayant passé son temps à se battre contre le christianisme, à entretenir le culte du secret têtu – pour survivre, c’est vrai, aux coups de boutoir de la plate rationalité judéo-chrétienne -, la vieille religion surgie des couvents et forêts du Golfe de Guinée n’aurait-elle pas un peu perdu sa capacité à fusionner les influences venues d’ailleurs et dégoûté ses fidèles et défenseurs potentiels ? À rebours, le vaudou haïtien a tout simplement digéré le christianisme du maître blanc, et la leçon que donne les artistes haïtiens est celle d’une relecture moderne des racines d’une culture qui fut dominée, transplantée, malmenée.
La route de l’esclave, Septembre 1994 – un projet qui, à l’origine, était une idée du père Aristide, et fut sauvé de l’oubli par le trio béninois Nicéphore Soglo, Nouréini. Tidjani-Serpos et Paulin Houtondji, ainsi qu’un comité d’experts de Port au Prince -, et Ouidah 92, février 1993, donnèrent l’occasion aux Béninois de redécouvrir ces cousins d’Amérique, arrière-petits fils d’anciens esclaves ayant conservé, pour certains rituels vaudou, un Fon (langue du Bénin) dont les structures syntaxiques n’ont pas varié pratiquement depuis des siècles, alors que les rituels complètement syncrétiques, témoignaient de leur traversée de l’Histoire, de leur combat pour préserver leur mémoire culturelle, tout en s’adaptant au contexte de la déportation. Dans le même temps, au Togo plus qu’au Bénin voisin, le phénomène d’acculturation provoqué par le repli sur soi de la religion vaudou semble avoir provoqué une crise, une décadence, qui peut même aller à la confusion des traits essentiels des cultes et des systèmes (culte des ancêtres assimilé négativement à tort à des pratiques occultes). J’ai, moi-même, été la victime innocente et naïve dans les années 80 de ce relâchement culturel. Jeune choriste dans une congrégation catholique, et fier de mes études encore toutes fraîches chez les prêtres dominicains, j’avais proposé, avec quelques amis, dans la droite ligne de la théologie de l’inculturation, l’introduction de rythmes musicaux populaires dans les messes que ma congrégation animait deux fois par mois. Le rejet fut massif, aboutissant même à notre exclusion du groupe. Cette idée, à l’?uvre à l’époque déjà dans les chorales protestantes, fut traitée de païenne au sein de ma paroisse, mais est aujourd’hui adoptée par toutes les églises catholiques du Togo.
Tout cela peut sembler nous éloigner d’Haïti. J’y reviens pourtant, pour évoquer un dernier point : ma réception définitive du mythe fondateur. Je crois que la misère circonstancielle d’un peuple ne nuit pas forcément à sa gloire passée. En janvier 2004, lors de la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, un peuple entier reçut à la face l’offense des autres dirigeants du Monde Noir. L’affaire est malaisée, certes, avec un Aristide en mauvaise posture, comptant tirer visiblement les marrons du feu pour redorer son blason. Alors, les chefs d’État invités, d’Afrique surtout, ont décliné l’invitation. Erreur grossière, je crois, car au niveau de la symbolique, il y avait là l’occasion de rappeler la force de l’Histoire sur les contingences humaines et politiques. Politiquement, Haïti a donné d’autres leçons à l’Afrique, en se débarrassant par la révolte populaire et la diplomatie de Duvalier fils et des généraux putschistes qui ont renversé le premier gouvernement Aristide. La révolte actuelle, à mon avis, emportera, à coup sûr, l’ancien ” prêtre des bidonvilles ” dans les oubliettes de l’Histoire. La dignité d’un peuple qui n’a plus rien à perdre !
Le Togo, mon pays natal, n’est pas Haïti, aiment à dire les opposants à la dictature locale, lesquels sont conscients du scénario qui se prépare en ce moment en coulisses : le traficotage du jeu politique afin que le fils du vieux Eyadéma succède à son père. Il faut simplement espérer que ce jour-là, les Togolais, au lieu de fuir l’adversité comme ils en ont l’habitude, se transforment véritablement en Haïtiens, pour ne pas laisser leur bateau chavirer, ainsi que le chantait James Germain au Roi Christophe, sur un plateau, à Avignon : Agoé woyo, pas quitter bateau-là chaviré !
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Haïti, le pays en dehors
Par Abdourahman A. Waberi
Romancier, poète et nouvelliste, Abdourahman A. Waberi est né à Djibouti en 1965. Il vit en France depûis l’âge de vingt ans. Il est auteur de six livres de fiction dont le plus récent s’intitule Transit (Gallimard, 2003)
Haïti, le pays en dehors.
Par cette piquante expression, les habitants de la capitale, Port-au-Prince, et des autres villes désignent l’arrière-pays mental et rural. Je l’emploierai à mon tour pour marquer l’île comme une excroissance de l’Afrique matricielle et ses habitants comme autant de fils déportés, diasporisés. Si le terme de “diaspora” renvoie à un fait historique bien précis – l’exode des Juifs de l’Egypte, leur ‘sortie’ et la dispersion qui s’en suivit -, Haïti est peut-être le seul cas de figure où ce terme n’est pas dévoyé justement à cause de sa population d’ascendance très largement africaine. Ainsi, Haïti est un fragment d’Afrique au grand dehors, un surgeon autant follement désiré que rejeté. Les relations entre une partie de l’Afrique (la face atlantique en somme, de la Mauritanie au pays d’Angola) et l’île du vaudou sont synonymes d’attraction et de répulsion, d’amour et de haine, de mémoire ravivée et d’oubli entretenu. Les intellectuels des deux côtés ont échangés des mots de passion, se sont promis des retrouvailles cordiales et fraternelles. La Négritude, ce tribut à la race, est leur socle ; mieux, leur alphabet commun fait de mots-rythme, de mots-religion et de musique-racines. Cependant que la négritude, ou plutôt sa version locale, le “noirisme”, ne fut pas exempt de sang et de larmes, notamment sous la dictature de François Duvalier.
Reconnaître une place primordiale à AYTI (cette graphie désormais courante perpétue le nom qu’à l’arrivée de Colomb les anciens Caraïbes donnaient à leur île paradisiaque), c’est aussi rendre hommage à sa culture. Si les tableaux d’Hervé Télémaque, figure majeure du mouvement dit de la Figuration narrative, adoubé un temps par Breton et les surréalistes, sont reconnus autant que l’art sérieux peut l’être par le grand public international, la littérature haïtienne, elle, reste encore moins connue que le peintre ci-devant cité, natif de Port-au-Prince au demeurant. Les esprits les moins inavisés soupçonnent la vivacité et la richesse de cette littérature, au moins son versant francophone exporté. Ainsi, en Afrique noire, au Maghreb, dans ce qu’on appelait naguère le Tiers-Monde, des générations de lecteurs et d’étudiants ont été marqués pour longtemps par la lecture de Gouverneurs de la rosée, le roman de Jacques Roumain, un écrivain resté, jusqu’à sa mort héroïque, porte-plume emblématique des lettres haïtiennes et fondateur du Parti communiste de cette île marronne qui est passé, en 1804, de l’esclavage à la république comme de Charyde en Scylla. En Haiti donc, on écrit beaucoup et ce depuis très longtemps – ce qui est rare pour être souligné – pour une contrée où la population est encore largement analphabète. On écrit en créole, en français, dans leur entre-deux à l’instar du puissant poète Frankétienne, et plus récemment en anglais et en espagnol du moins par la moitié d’Haïti désormais en dehors de l’horizon insulaire et exigu.
La tentation est grande de lire l’Afrique au miroir d’Haïti ; autrement dit, le présent haïtien préfigurerait le futur du continent noir. Le chaos suburbain de Port-au-Prince avec sa misère sans nom et ses montagnes de détritus ouvrirait-il le chemin à nombres de capitales africaines encore vivables ? L’Etat en pointillés (depuis le geste fondateur de Toussaint-Louverture jusqu’à la paranoïa et la mascarade faussement populaire de ” Titid ” aujourd’hui) serait-ce le modèle tout trouvé pour les nations africaines si jeunes et déjà épuisées par une dette interminable (celle de 150 millions de francs-or, imposée en 1825 par Charles X et censée dédommager les propriétaires français des plantations esclavagistes a, elle, eu raison des efforts des libérateurs mythiques, Toussaint, Christophe ou Dessalines et de leurs héritiers) et le recours systématique à la violence politique ? Les impitoyables ” tontons macoutes ” et autres ” chimères ” vampiriques ne seraient-ils pas les oncles magico-maffieux des enfants-soldats à l’?uvre au Liberia, en Somalie et jusqu’en Iturie, le nouveau c?ur pulsant de l’Afrique malade de ses richesses géologiques ? Assurément cette lecture est par trop parfaite pour être totalement justifiée.
Enfin, les occasions de rencontre entre Haïtiens et Africains ordinaires – j’exclus ici l’engeance des intellectuels et leurs visions idéalisantes – sont trop rares pour ne pas être consignées dans le marbre et le plomb de l’imprimerie.
Récemment, un officier djiboutien a séjourné dans l’île en tant que membre des Casques bleus envoyés par les Nations Unies. Pour ce patriote amoureux de son pays, Haïti avait les yeux de l’Eden à cause de son humidité et de sa verdure. Il fut impressionné par le spectacle récurrent du déluge s’abattant sur les mornes et les transformant en torrents de boue. Un pays aussi boueux ne pouvait pas avoir de problèmes réels puisque l’eau – la vie s’entend pour cet ancien nomade de l’extrême Sahel – est présente en quantité abondante et, avec elle, le reste. Dieu ne pouvait être qu’haïtien ! Il mit du temps à comprendre pourquoi certains habitants déployaient tant d’efforts homériques pour s’extraire de ce jardin d’Adam et d’Eve et se jeter contre la barrière de corail. Voilà un contrepoint inattendu dans le concert des relations transatlantiques.
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Le continent au bout des rêves
Par Louis-Philippe Dalembert
Louis-Philippe Dalembert est né en Haïti en 1962. Il partage sa vie aujourd’hui entre Paris et Rome. Poète, nouvelliste et romancier, il a publié en 2003 L’île au bout des rêves qui est un roman.
Me voilà de nouveau en route vers l’Afrique sub-saharienne. Le quatrième voyage en six mois, pour des séjours plus ou moins prolongés à chaque fois. Le dixième peut-être en l’espace de quatre-cinq ans. Pourquoi ce retour incessant vers le continent noir ? A priori, je n’ai pas de réponse. Tout ce que je sais, c’est que pour un vagabond comme moi, la vie est toujours ailleurs. Alors, l’Afrique noire, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine ou le Moyen-Orient, cela revient au même. Il suffit que l’occasion se présente. Dans le cas contraire, on l’invente. Ces dernières années, je n’ai même pas eu besoin de l’inventer. Les manifestations culturelles et littéraires se multipliant en Afrique noire, mon statut d’écrivain natif d’Haïti a fait de moi un invité potentiel permanent aux yeux d’organisateurs du monde entier toujours en quête de thématique parlante. Or Haïti n’est-ce pas un clin d’?il permanent à l’Afrique, en plein c?ur du continent américain ? C’est du moins ainsi que le pays est perçu. Est-ce qu’il se vit ainsi, c’est une autre question.
Rien ne sert de protester, mec (c’est ta conscience qui parle, encore polluée par la Négritude que tu jures pourtant avoir dépassée). De revendiquer une américanité de toute façon moins parlante qu’un roulement de tambour vaudou. Ou le regard de l’autre (Blanc et Noir), qui te renvoie sans cesse à la couleur de ta peau. D’où tu ne pourras jamais sortir, quoi que tu fasses. Tu n’es pas prisonnier de ta peau ? Je te l’accorde, mais tu oublies que l’homme est historiquement déterminé. Tu auras beau faire, l’histoire de l’esclavage te poursuivra. Tu la porteras comme une scarification sur ton visage. Tu veux un exemple ? Regarde autour de toi.
Au fond de l’avion encore cloué au sol, trois flics blancs tentent de maîtriser un nègre hurleur et “gigoteur” qu’ils rapatrient à Bamako. “Je ne suis pas malien”, proteste le Noir dans l’indifférence générale. Les habitués du Paris-Bamako vous diront que c’est ainsi sur tous les vols. Surtout depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur français. Le pauvre “Malien” ne mettra fin à ses cris de protestation qu’au décollage de l’avion. Durant le vol, il restera prostré dans le silence. Refusant toute nourriture et toute conversation amie. En train de visionner sans doute le cinéma intérieur d’une vie gâchée, la sienne…
Alors, comment tu te sens ? Quoi ? Solidaire de toute souffrance humaine ! Un instant, ton malaise là, il est noir ou blanc ? Ce n’est pas ta vision du monde, dis-tu. Tant que ça ne te concerne pas ! Ok, je te laisse faire ton autruche.
Entre-temps, l’avion cingle vers Bamako. Je tente vainement de regarder Un Américain bien tranquille, un film sur la vie de Graham Green à Saigon, avant l’arrivée des Américains dans le conflit vietnamien. A côté de moi, une vieille dame lit avec un plaisir évident Dieu d’eau, de l’ethnologue Marcel Griaule, qui relate ses séjours en pays dogon à la fin des années quarante. De temps en temps, la dame m’interrompt pour me demander l’explication de tel ou tel mot. “Cauris” par exemple. Jusqu’ici ça va. Je m’en sors même avec les honneurs, puisqu’elle me regarde reconnaissante. L’erreur ! Cinq minutes ne passent pas qu’elle revient à la charge. Mais là, je reste bouche bée, car je n’en sais pas plus qu’elle sur les rites dont elle parle.
L’autre conne revient elle aussi à la charge. Et maintenant ? Tu vas lui chanter ton couplet sur l’humanité, lui expliquer que tous les nègres ne sont pas les mêmes ? Qu’étant américain, tu ne sais sur l’Afrique que ce que tu as lu dans les livres. Et comme tu n’as jamais ouvert un seul livre à propos des Dogons… D’ailleurs c’est la première fois que tu vas mettre les pieds au Mali. Laisse-moi rire. Tu crois que tout ça l’intéresse, mec ? En plus, la dame, qui a l’air si gentille, pourrait penser que tu te moques d’elle. Assume, vieux. Là aussi, je reste bouche bée. L’autre en profite pour essayer de marquer un nouveau point. Alors, tu me dis pourquoi tu retournes si souvent en Afrique ? Je n’y retourne pas, j’y vais. Je te le concède.
Je me lève pour me dégourdir les jambes au lieu d’écouter les baratins de ma conscience. Tierno Monenembo, l’écrivain guinéen bien connu, vient à ma rencontre, on se salue. Il me branche tout de suite sur Haïti : le roi Christophe, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis… une fierté pour nous tous. Puis son visage s’assombrit. Il suit avec intérêt la situation actuelle. Comment ce type, un prêtre, a-t-il pu changer ainsi ? Tu te rends compte ? Deux cents ans d’indépendance et en être encore là ? Haïti ne peut pas échouer, conclut-il. Ce serait un échec pour tous les nègres.
L’autre jubile. Tu vois ? Tu lui as même donné du “mon frère”. Tu sais bien ce qu’on dit dans ton pays: l’âne a beau porter un chapeau, on voit quand même ses oreilles. Alors? Alors, va te faire voir, connasse!
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René Depestre: «Haïti traverse une crise bicentenaire»
René Depestre est né à Jacmel (Haïti) en 1926. Poète, romancier, essayiste, il a obtenu le prix Renaudot, en 1988, pour son roman Hadriana dans tous mes rêves. Il vit en France.
RFI: Vous êtes un homme de plusieurs allégeances: Haïti, France, Cuba, négritude, créolité… Vous aimez définir votre identité comme une identité-banian. Quelle est la part de l’Afrique dans cette identité ?
René Depestre: L’Afrique est naturellement l’axe central de ma personnalité. En créole, on parle de “poteau-mitan” pour désigner le pilier en bois autour duquel se déroulent les cérémonies vaudou. L’Afrique est mon poteau-mitan à moi, le centre autour duquel je me suis construit. Cela ne pouvait guère en être autrement car en Haïti où je suis né et où j’ai grandi, toutes les mythologies et les histoires renvoient à l’Afrique originelle d’où nos ancêtres sont partis, pieds et poings liés. Plus tard, quand j’ai pu voyager en Afrique dans le cadre de mes fonctions à l’Unesco, j’ai eu l’occasion de mesurer combien nous, les Haïtiens, sommes proches des Africains, tant sur le plan religieux que sur le plan des mentalités.
RFI: Vous pensez au vaudou ?
R.D.: Pas seulement. Il y a effectivement le vaudou qui, comme on le sait, est un système religieux hérité de l’Afrique. Mais, attention, le vaudou n’est pas une simple reprise ou continuité des traditions religieuses du Bénin et du Golfe de Guinée, mais c’est le résultat d’une symbiose des croyances africaines et du catholicisme apporté par les missionnaires pour ” civiliser ” les esclaves. La tentative d’évangélisation de ces missionnaires venus dans les valises des esclavagistes a échoué parce que les esclaves ont détourné le christianisme pour pouvoir pratiquer leurs rituels ancestraux. Le vaudou est né de cette subversion. L’Afrique survit en Haïti aussi à travers sa langue. On a souvent tendance à réduire le créole haïtien à une déformation du français ou, au mieux, à un patois. Mais le créole est un système linguistique complexe où se mêlent d’une manière astucieuse la syntaxe africaine et les mots de France. Cette alliance a donné naissance à une nouvelle langue qui est d’ailleurs écrite en Haïti. Enfin, je pensais aussi aux mentalités. L’Afrique nous a marqués aussi sur le plan de l’imaginaire. Un imaginaire nouveau s’est constitué sur la plantation et que l’on peut appeler l’imaginaire afro-créole qui est encore une fois le produit de la réadaptation de l’Afrique aux conditions de la vie aux Amériques.
RFI: Est-ce que cette identité partagée a favorisé les échanges entre l’Afrique et Haïti ?
R.D.: La prise de conscience de cette identité partagée est récente. Au 19e siècle, les classes dirigeantes haïtiennes avaient tendance à réprimer les survivances des traditions africaines et s’inspiraient plutôt de la culture française. La réhabilitation de l’héritage africain a commencé dans les années 20 avec le mouvement indigéniste conduit par le Docteur Price-Mars et Jacques Roumain. Le livre du Docteur Price-Mars Ainsi parla l’oncle qui paraît en 1927 est un tournant dans la prise de conscience et de l’acceptation de notre africanité. Ce livre a fait connaître l’Afrique à ma génération. Les Africains, pour leur part, se sont intéressés à Haïti à partir des années 30, grâce aux poètes de la négritude. Je pense à Césaire qui a cité Haïti en exemple dans son Cahier d’un retour au pays natal: ” Haïti où la négritude s’était mise debout pour la première fois “.
RFI: Vos propres rapports avec la négritude ont aussi été tumultueux, comme en témoigne l’essai Bonjour et Adieu à la négritude que vous avez publié en 1980.
R.D.: Ce que je reproche aux concepteurs de la négritude, c’est d’avoir repris à leur compte l’idée fallacieuse de l’essentialisme raciste au nom duquel l’Occident a colonisé le monde. Ils ont construit la négritude comme une sorte de racisme anti-raciste. C’est toujours dangereux de constituer une anthropologie à partir de la négation de la négation. Il y a le danger que le concept soit perverti par des aventuriers, comme cela a été le cas en Haïti. Duvalier a fait de la négritude une sorte de pan-négrisme ou d’intégrisme noir avec la fortune que l’on sait.
RFI: Est-ce que c’est encore et toujours cet intégrisme noir qui explique la crise que travers Haïti aujourd’hui?
R.D.: Oui, en quelque sorte. La nouvelle crise que nous connaissons est la continuation de toutes celles que nous avons eues. Nous traversons en Haïti une crise bicentenaire. Voyez vous, dans mon pays, comme dans beaucoup de pays émergeants, l’Etat a précédé la nation. La nation haïtienne n’a pas été le résultat d’une longue sédimentation civique, comme en Europe. L’indépendance y a été proclamée par des hommes qui n’ont connu que l’expérience de la plantation. Or l’idéologie qui prédominait dans les plantations, ce n’était pas une idéologie nationaliste, mais une idéologie de la libération raciale puisque c’est au nom de la race qu’on opprimait les Noirs. Nous avons donc eu une indépendance raciale qui n’a pas débouché sur des institutions, sur la société civile, sur la souveraineté nationale, sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. On a donc abouti en Haïti à ce que j’appelle une sorte de ” sur place existentiel “.
RFI: A propos d’Haïti, vous avez aussi écrit: “Il y a dans l’histoire de ce pays des comportements de dictateurs qui relèvent d’une sorte de dérive du merveilleux”. Que vouliez-vous dire?
R.D.: Je voulais faire comprendre que tout est extravagant dans l’imaginaire comme dans le vécu haïtiens. Pour moi, cette extravagance prend sa source dans l’expérience de l’esclavage qui a élargi en quelque sorte notre échelle de perception de la vie. C’était une expérience existentielle sans précédent que de traverser l’Atlantique les fers aux pieds vers l’inconnu sur des bateaux à fond de cale. Et ensuite d’être jeté sur des plages absolument inconnues des Caraïbes avec des paysages de rêve. Le contraste entre la violence de la traite et la beauté des paysages et de la mer a provoqué, comme on ne peut sans doute pas l’imaginer, un immense ébranlement des consciences. Depuis, le merveilleux fait partie intégrante d’Haïti; il est une composante de son imaginaire artistique, culturel, mais aussi politique. Les Duvalier, leurs “tontons macoutes”, les “chimères” sont l’expression de ce merveilleux politique à l’?uvre. Le père Aristide en était le dernier avatar. Il avait essayé d’imposer au pays une sorte de populisme mystique en faisant appel à des expédients politiques, alors que ce dont le pays a besoin c’est d’un état de droit, d’une société civile capable d’arracher l’imaginaire d’Haïti de sa tutelle raciale. Haïti doit absolument s’en sortir car le drame haïtien est plus grand qu’Haïti et touche par ricochet le continent américain, nos rapports avec la France et bien sûr l’Afrique avec qui nous avons beaucoup plus que la couleur de peau en partage.
Propos recueillis par TIRTHANKAR CHANDA