Circulez ! Il n’y a rien à voir. La communauté internationale « veille » sur Haïti. Déployés dans ce tiers d’île caraïbe pour une mission de « stabilisation », après le départ précipité en exil du président Jean-Bertrand Aristide, le 29 février dernier, quelque 3 600 soldats et policiers américains, français, canadiens et chiliens patrouillent dans les rues, gardent les bâtiments officiels, installent des canalisations, réhabilitent des infirmeries et assurent le ramassage des ordures, parfois sous les huées (et les jets de pierres) d’une population de plus en plus opposée à ce qu’elle considère comme une occupation. Avec un mandat imprécis d’une durée de quatre-vingt-dix jours, cette force multinationale, composée pour moitié de soldats américains, attend avec impatience de céder la place à un contingent onusien, annoncé pour le dernier trimestre de 2004 et qui sera dirigé par le Brésil, avec la participation de plusieurs autres pays latino-américains.


On est loin, très loin, de l’accueil triomphal réservé, il y a dix ans, aux vingt mille marines qui avaient investi Haïti en octobre 1994 à la demande expresse du président Bill Clinton et du Black Caucus, et réinstallé dans son fauteuil Aristide, ex-partisan de la Théologie de la libération, élu démocratiquement en 1990 et renversé par une junte l’année suivante. Beaucoup de Haïtiens, attachés à une liberté acquise de haute lutte le 1er janvier 1804 face aux troupes napoléoniennes, assimilent la présence du corps expéditionnaire international à l’occupation de leur pays par les Américains de 1915 à 1934. Notamment parce que le gouvernement du Premier ministre de « transition » Gérard Latortue, formé après le départ en exil d’Aristide, n’a aucune prise sur la réalité, les véritables décideurs étant installés à Paris, à Ottawa et, surtout, à Washington.


En pleine campagne électorale américaine, la crise haïtienne est un boulet supplémentaire pour George W. Bush, en butte à une insurrection généralisée en Irak. Au cours d’une brève visite d’une journée à Port-au-Prince, début avril, le secrétaire d’État américain Colin Powell a certes confirmé le soutien de son pays au « redressement » économique, politique et institutionnel de Haïti, mais il s’est gardé de prendre des engagements précis. Dans l’immédiat, Washington ne compte guère dépenser pour ce pays situé à moins de deux heures des côtes de la Floride plus de 55 millions de dollars. À titre de comparaison, après la restauration d’Aristide en 1994, l’administration Clinton avait investi la bagatelle de 235 milliards de dollars en Haïti.


Si Port-au-Prince, la capitale, est désormais « sécurisée », certaines villes de province, encore aux mains de gangs rivaux et de groupes rebelles dirigés par des criminels notoires, connaissent des flambées sporadiques de violence. La colère populaire gronde d’autant plus que, de son exil jamaïcain, Aristide continue d’alimenter la polémique sur les conditions de son départ. Et que ses tombeurs, pour la plupart des repris de justice armés par les services américains et qualifiés par le Premier ministre Latortue de « combattants de la liberté », multiplient les opérations de représailles et les enlèvements d’anciens dirigeants. Au grand dam d’Amnesty International, dont une délégation a séjourné début avril à Port-au-Prince. « En arrêtant uniquement les partisans de Lavalas [le parti d’Aristide], le gouvernement envoie un mauvais message à la communauté internationale », a souligné la responsable de la délégation, Yvonne Terlingen.


Si les observateurs s’accordent à dire que seul un désarmement d’envergure peut empêcher Haïti de renouer avec ses vieux démons, l’argent pour engager une telle opération fait défaut. Aucun programme d’incitation n’est prévu pour amener les milices à désarmer. Pourtant, le Premier ministre annonce un scrutin présidentiel pour la fin de 2005 et l’investiture d’un nouveau chef de l’État pour février 2006. Si tout va bien.


Francis Kpatindé


 


 



Port-au-Prince de notre envoyé spécial


Dans l’une des versions qu’il a données de son départ précipité, l’ancien président haïtien Jean-Bertrand Aristide a accusé la France de “complicité” dans son “enlèvement politique”. Paris aurait participé au “coup d’Etat moderne” fomenté par les Etats-Unis par mesure de rétorsion, à la suite de sa demande de restitution de la “dette de l’indépendance” évaluée à 21,7 milliards de dollars, a-t-il expliqué à l’un de ses proches, l’écrivain antillais Claude Ribbe.


M. Aristide affirme avoir été soumis à des pressions de l’intellectuel Régis Debray et de Véronique Albanel, la s?ur de Dominique de Villepin, alors ministre français des affaires étrangères, qui lui auraient demandé, en décembre 2003, de quitter le pouvoir. Les avocats du président déchu ont annoncé qu’ils porteraient plainte pour “complicité d’enlèvement” contre Mme Albanel, contre M. Debray, ainsi que contre l’actuel ambassadeur de France à Port-au-Prince, Thierry Burkard, et contre son prédécesseur, Yves Gaudeul.


Après s’être désintéressée de Haïti durant une dizaine d’années, la France y joue à nouveau un rôle important, fournissant, après les Américains, le plus gros contingent de la force multinationale déployée au lendemain du départ de M. Aristide. Après la brouille provoquée par l’Irak, la crise haïtienne a permis d’afficher “la parfaite coordination franco-américaine”, soulignée par M. de Villepin.


Dans les heures qui ont suivi la démission du président haïtien, le ministre français des affaires étrangères a eu plusieurs contacts téléphoniques avec son homologue américain, Colin Powell, qui ont abouti au choix de la République centrafricaine comme terre d’accueil provisoire. Plusieurs semaines auparavant, les deux hommes avaient évoqué le dossier haïtien lors d’une rencontre à Washington, à la fin d’une tournée latino-américaine de M. de Villepin.


Le ministre des affaires étrangères venait de lire, attentivement, le rapport du comité indépendant de réflexion et de propositions sur les relations franco-haïtiennes, présidé par Régis Debray.


Sans être directement liée à la campagne sur la “restitution de la dette de l’indépendance” lancée en avril 2003 par Jean-Bertrand Aristide, la formation de ce comité apparaissait néanmoins, vue de Port-au-Prince, comme la réponse française à cette demande, deux mois avant le bicentenaire de l’indépendance de la première république noire, célébré le 1er janvier 2004. D’autant qu’à la notoriété de Régis Debray s’ajoute la présence parmi les experts du comité – au titre de l’association Fraternité universelle – de Véronique Albanel, s?ur de Dominique de Villepin et épouse du général de division aérienne Baudoin Albanel.


Dans un “avertissement” liminaire, les signataires du rapport annonçaient leur volonté de “transcender la conjoncture politique”, dont ils ne pensaient pas qu’elle aurait un dénouement aussi proche. Leur réflexion, qui évoquait “une concertation avec les Etats-Unis dans un esprit d’équilibre et de prévoyance” et “une force de paix à dominante francophone (…) pour répondre à l’appel d’un futur gouvernement de transition confronté à de graves désordres”, a préparé le retour de la France dans l’île caraïbe.


Prémonitoire, Yves Gaudeul avait annoncé une “tempête” lors de l’un de ses derniers dîners au Manoir des Lauriers, la résidence de l’ambassadeur de France à Port-au-Prince, le 16 septembre 2003. “Au cours des quatre années que j’ai passées ici, j’ai eu l’impression que la communauté internationale préférait trop souvent la perpétuation d’une situation que l’on savait mauvaise, mais plus ou moins sous contrôle”, confiait-il quatre jours plus tôt devant la Chambre franco-haïtienne de commerce.


POLITIQUE DE L’AUTRUCHE


Arrivé des Balkans, M. Gaudeul avait assumé sa mission avec sérieux. “Je me réjouis d’avoir contribué notablement à la mobilisation de la société haïtienne et à la préservation d’un minimum de démocratie et de liberté d’expression en Haïti”, disait-il. Les responsables du régime Lavalas l’accusaient d’être le porte-parole de l’opposition anti-Aristide.


Paris semblait alors ignorer Haïti, s’abritant, comme Washington, derrière les résolutions de l’Organisation des Etats américains (OEA). Yves Gaudeul avait assisté à l’élection de novembre 2000 qui avait ramené M. Aristide au palais présidentiel. Un scrutin boycotté par l’opposition, contesté par la communauté internationale, et marqué par une très faible participation et par un climat de violence.


Après un temps d’hésitation, les “pays amis” avaient opté pour la politique de l’autruche, en acceptant de reconnaître Jean-Bertrand Aristide comme le “président démocratiquement élu”, tout en punissant Haïti, le pays le plus pauvre des Amériques, par la suspension de l’aide internationale. Et l’on avait détourné les yeux, malgré les dérives antidémocratiques de plus en plus flagrantes et régulièrement rapportées par l’ambassadeur Gaudeul et par plusieurs de ses homologues.


Jean-Michel Caroit



Michèle Alliot-Marie à Port-au-Prince



La ministre de la défense, Michèle Alliot-Marie, effectue une visite en Haïti jeudi 15 avril, la première d’un membre du gouvernement français depuis le départ de Jean-Bertrand Aristide. Le voyage de Dominique de Villepin, prévu le 1er avril, a été suspendu alors que les préparatifs étaient accomplis, à la suite du remaniement ministériel consécutif aux élections régionales en France.


Le nouveau ministre des affaires étrangères, Michel Barnier, a préféré prendre son temps avant de se rendre en Haïti. Cela a permis à son homologue américain, Colin Powell, d’être le premier représentant d’un “pays ami” à conforter les nouvelles autorités à Port-au-Prince, lundi 5 avril.


La force multinationale est composée de militaires de quatre pays : Etats-Unis, France, Canada et Chili. Le ministre canadien de la défense a été le premier à passer en revue ses troupes sur place, jeudi 8 avril.

Originally: Les gangs pro-Aristide qui contrôlent ce bidonville de Port-au-Prince ne semblent pas prêts à rendre les armes.

L”histoire du «bébé-pilon» est un épouvantable récit de magie noire, qu’aucune preuve n’étaye, mais auquel la plupart des Haïtiens croient dur comme fer. Elle prétend que Jean-Bertrand Aristide, alors chef de l’Etat, a fait venir en 2001 dans son palais un grand sorcier. Celui-ci lui a prédit des jours sombres, à moins qu’il ne sacrifie à coups de pilon un agneau né vers minuit. Mais, la nuit choisie, l’animal n’a pu être trouvé. Alors c’est un bébé qui l’a remplacé. Kidnappé dans une maternité, il a été sacrifié. Un nourrisson a bien disparu de l’hôpital de Canapé-Vert à cette époque. Mais rien n’indique que l’ex-dictateur fut derrière l’enlèvement. Pourtant, la rumeur a gonflé, pour devenir légende. Et nourrir les slogans des manifestants anti-Aristide : «Nou pilé béton an, nou pa pilé ti bébé» (nous piétinons le bitume mais nous ne pilonnons pas les petits bébés). Directeur de l’Odred (Organisation pour le développement et le respect de la démocratie) et infatigable militant des droits de l’homme, Jean Macky ne doute pas une seconde de la véracité de cette histoire. Pour lui, elle s’inscrit dans la «chimérisation» absolue de la société haïtienne mise en place par le dictateur déchu, une entreprise occulte mêlant politique, sorcellerie et gangstérisme, à l’oeuvre particulièrement à Cité-Soleil, le plus grand bidonville de Port-au-Prince.


Bicoques de tôle rouillée


Cité-Soleil compte 500 000 habitants, répartis en 34 quartiers. Une misère qui saute à la gorge dès que l’on sort des rues principales et que l’on s’aventure dans un invraisemblable dédale de minuscules bicoques de tôle rouillée, certaines si petites pour des familles si grandes que l’on y dort par roulement. Peu d’eau, ce qui oblige les femmes à d’interminables navettes. Un seul petit hôpital, où les médecins se font prier pour venir et où l’on ne soigne même pas les blessures par balles. Très peu d’écoles. Pas de police. Mais «146 bases (gangs de chimères) connues, plus les affiliées», selon le décompte de Jean Macky, pour contrôler le bidonville. Entre le pouvoir et les bandes, on trouve les mamas-bases, comme la célèbre «soeur Anne-Augustine», intermédiaires «chargées de la chimérisation d’une zone» et du financement des chefs de base. Parmi ces derniers, les plus connus sont Ti-Frère (tué en 2003), Dominiken (tué fin 2000), Amaral, Billy, 2Pac, Emmanuel «Dread» Wilme, réputé le plus cruel et dont le fils a été baptisé par… Aristide, et surtout La Bannière. Certains de leurs adjoints ont des noms éloquents : Rach Minguettes (Arrache-Mains) ­ parce qu’il coupe les bras à la machette ­, Harold Basil, dit «Une balle dans la tête», à qui l’on impute une soixantaine d’assassinats…


Entre les gangs, les relations sont souvent violentes. Trois types de guerre : celle entre deux bandes, celle «de coalition», quand plusieurs bases s’unissent contre d’autres, et la RaRa, quand toutes sont en guerre totale. Jean Macky est pessimiste sur les chances d’une «déchimérisation» à court terme de la société haïtienne : «Chaque fois que l’on tue un chimère, il en pousse un autre par les racines de son entourage. Aristide lui-même l’avait dit, pour chaque chimère tué, vingt-cinq vont repousser.» Dans ces guerres entre «bases», on retrouve souvent la main du pouvoir. «La Bannière a tué Ti-Frère pour l’empêcher de devenir un grand chef des chimères. Il l’a fait avec l’aide d’Aristide, qui n’arrivait pas à le contrôler.»


Sur la cité, les chefs de gang ont droit de vie et de mort. Josette, enseignante de 40 ans, membre du petit Parti national démocratique progressiste, a été violée et battue devant ses enfants, le soir du 8 janvier, par quatre «chimères» dans sa maisonnette proche de Cité-Soleil. «C’était des hommes d’Amaral. Ils l’ont fait pour me punir. Ici, on n’admet pas que l’on puisse travailler pour une organisation autre que Lavalas (le parti d’Aristide, ndlr)», raconte-t-elle. Parce qu’elle a osé porter plainte ­ sans résultat ­, elle a dû fuir son domicile. «Ces chefs de gang sont des tueurs, renchérit Kettly Julien, autre militante des droits de l’homme. Pas d’amnistie pour eux. Le 8 février, ils ont assassiné huit jeunes parce qu’ils avaient refusé d’aller à la manifestation pro-Aristide de la veille. Leurs cadavres sont restés exposés deux jours dans la rue.»


Négociations avec l’armée française


Chef du quartier 19 de Cité-Soleil, Billy fait le coq dans la rue devant une grappe de filles juchées sur l’une de ses voitures. Grand, mince, plutôt beau, une large croix en or étalée sur son torse nu, le cheveu très court mais quelques longs poils au menton, il porte son pantalon noir très bas, pour bien montrer son caleçon chamarré. A 22 ans, il est père de deux petites filles. Depuis les négociations engagées avec les officiers français pour la remise des armes, il ne porte plus son fusil d’assaut M-16, mais ses amis qui l’entourent sont discrètement armés de pistolets. La veille encore, il a tiré une balle dans le pied d’un adolescent qui avait volé une voiture sans son autorisation. Il ne cache pas avoir soutenu Aristide jusqu’au bout. Mais, après la chute de son mentor, qu’il dit avoir rencontré quatre fois au Palais, il se déclare prêt à envisager une autre vie. «Nous avons besoin d’hôpitaux, d’écoles, de terrains de sport et d’un gouvernement qui s’occupe de nous, qui nettoie les rues. Je veux échanger les armes contre tout ça.» Il dit envisager aussi une carrière de musicien reggae.


Rap et désespoir


Billy a pris la succession de son frère aîné surnommé 2Pac (en hommage au rappeur américain Tupac Shapour, assassiné à New York), emprisonné en 2002. Après une évasion le 1er janvier, semble-t-il arrangée par le pouvoir, 2Pac s’est, du moins en apparence, retiré des gangs pour se mettre au rap. Le sien, très musical, chante le désespoir de vivre dans une telle misère. Enregistré sur cassettes, il fait un tabac chez les gosses. A la différence de Billy, la tonalité de son discours est plutôt anti-Aristide.


Survient une voiture avec à bord Amaral, accompagné de trois gardes du corps. Palabres. En ce moment, les discussions intergangs portent beaucoup sur la remise des armes aux légionnaires français. Déjà, certains chefs de base ont senti le vent tourner. Selon Jean Macky, La Bannière, l’un des plus craints, «s’est rangé du côté des forces de libération». Mais personne n’escompte une «déchimérisation» rapide de Cité-Soleil. «Billy et 2Pac ne vont jamais remettre leurs armes, prédit Kettly Julien. Sauf si on les leur achète avec des dollars. Auquel cas, ils en donneront environ la moitié.»


 Chef du quartier 19 de Cité-Soleil, Billy fait le coq dans la rue devant une grappe de filles juchées sur l’une de ses voitures. Grand, mince, plutôt beau, une large croix en or étalée sur son torse nu, le cheveu très court mais quelques longs poils au menton, il porte son pantalon noir très bas, pour bien montrer son caleçon chamarré. A 22 ans, il est père de deux petites filles. Depuis les négociations engagées avec les officiers français pour la remise des armes, il ne porte plus son fusil d’assaut M-16, mais ses amis qui l’entourent sont discrètement armés de pistolets. La veille encore, il a tiré une balle dans le pied d’un adolescent qui avait volé une voiture sans son autorisation. Il ne cache pas avoir soutenu Aristide jusqu’au bout. Mais, après la chute de son mentor, qu’il dit avoir rencontré quatre fois au Palais, il se déclare prêt à envisager une autre vie. «Nous avons besoin d’hôpitaux, d’écoles, de terrains de sport et d’un gouvernement qui s’occupe de nous, qui nettoie les rues. Je veux échanger les armes contre tout ça.» Il dit envisager aussi une carrière de musicien reggae.


Rap et désespoir


Billy a pris la succession de son frère aîné surnommé 2Pac (en hommage au rappeur américain Tupac Shapour, assassiné à New York), emprisonné en 2002. Après une évasion le 1er janvier, semble-t-il arrangée par le pouvoir, 2Pac s’est, du moins en apparence, retiré des gangs pour se mettre au rap. Le sien, très musical, chante le désespoir de vivre dans une telle misère. Enregistré sur cassettes, il fait un tabac chez les gosses. A la différence de Billy, la tonalité de son discours est plutôt anti-Aristide.


Survient une voiture avec à bord Amaral, accompagné de trois gardes du corps. Palabres. En ce moment, les discussions intergangs portent beaucoup sur la remise des armes aux légionnaires français. Déjà, certains chefs de base ont senti le vent tourner. Selon Jean Macky, La Bannière, l’un des plus craints, «s’est rangé du côté des forces de libération». Mais personne n’escompte une «déchimérisation» rapide de Cité-Soleil. «Billy et 2Pac ne vont jamais remettre leurs armes, prédit Kettly Julien. Sauf si on les leur achète avec des dollars. Auquel cas, ils en donneront environ la moitié.»


 


Pour célébrer le bicentenaire de l’indépendance haïtienne, les organisateurs de cette rencontre autour des littératures du monde noir ont invité plusieurs écrivains haïtiens (Yannick Lahens, Evelyne Trouillot, George Castera, Louis-Philippe Dalembert) pour parler de la littérature haïtienne, mais aussi des liens étroits qui existent entre l’Afrique et Haïti, de la place qu’occupe Haïti – la première république noire indépendante – dans l’imaginaire noir.


Nous avons tous en mémoire «Haïti où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité» qu’écrivait Césaire dans les années 30 dans son célèbre Cahier d’un retour au pays natal. Le grand poète de la négritude donnait l’île en exemple à un continent alors enchaîné: colonisé.


L’Afrique s’est depuis libérée de ses chaînes. De nouvelles républiques noires ont vu le jour et sont entrées dans l’histoire avec des fortunes diverses et souvent tragiques.


Ainsi, ce n’est plus seulement l’indépendance d’Haïti qui préfigure l’avenir africain, mais aussi ses crises à répétition dont la dernière en date se dénoue sous nos yeux avec l’inexorabilité d’une tragédie antique.


Pour comprendre le sens de ces événements, RFI-Internet s’est tourné vers les écrivains. Quatre auteurs ont répondu à nos sollicitations. Abdourahman A. Waberi, Louis-Philippe Dalembert, Kangni Alem et René Depestre. Africains et Haïtiens, ils racontent l’Afrique vue d’Haïti et Haïti vue d’Afrique, démêlant dans l’écheveau des rapports obscurs qui lient l’île au continent l’exemplarité du prémonitoire et la logique du fantasmatique.


TIRTHANKAR CHANDA


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Haïti, «bateau-là chaviré» !
par Kangni Alem


Né au Togo en 1966, Kangni Alem est actuellement metteur en scène et universitaire à Bordeaux. Romancier, dramaturge et nouvelliste, Grand Prix littéraire d’Afrique noire pour son roman Cola cola Jazz (Drapper littérature v2002), il travaille à son prochain roman Sakabo, canailles et lycanthropes, à paraître chez Drapper, octobre 2004.


Au commencement était le mythe.


Celui tout puissant de la première République Noire. J’avais seize ans, je lisais Césaire, et le choc fut imprononçable. Haïti m’apparaissait alors comme un modèle inégalable, alors même que les détails de sa misère et de sa régression pouvaient se lire in fine chez le poète martiniquais. En 1996, j’ai eu la chance de jouer, dans une distribution internationale, La tragédie du roi Christophe, à la Cour d’Honneur des Papes, dans une mise en scène de Jacques Nichet. Et de rencontrer James Germain, le chanteur haïtien à la voix grave et imprévisible comme l’intérieur d’un temple vaudou. C’est grâce à Germain, je l’avoue, que j’ai repris pied, pour accepter enfin, à sa juste mesure, ma relation paradoxale avec un mythe dont la réalité tragique a laissé sur le carreau de l’exil et des morgues beaucoup d’anonymes et d’illustres représentants de ce pays schizophrène entre tradition et modernité. Aux deux bouts de ces concepts, le religieux et le consumérisme qui ont pris au collet un pays à l’histoire fabuleuse, peu importe le spectacle qu’il donne au monde en ce moment. Petite parenthèse, pour ne plus y revenir : Aristide, je pense, est plus victime des réseaux qui l’ont porté au pouvoir que de son incapacité réelle à sortir de ses prêches, de son faux costume de ” théologien de la libération ” pour inventer un futur à un pays que l’Histoire n’a pas du tout épargné ! Politiquement enchaîné, un peu comme tous les pseudo-libérateurs qui finissent en dictateurs, à cause de leur faible marge de man?uvre, l’échec du prêtre-président signe une fois le plus, de manière chaotique, le drame de nos États à conquérir leur autonomie économique et politique, et imposer le respect sur la scène internationale. Suivez mon regard !


Haïti que je connais, celui qui paraît intéressant aux yeux de l’écrivain que je suis, c’est celui qui a réinventé le fait religieux, à savoir la spiritualité vaudou, même si l’emprise de celle-ci sur les mentalités, en terme purement psychologique, n’a pas que des résultats positifs, toujours. Mais je parle ici de la récupération artistique du fait religieux, de son évident syncrétisme. L’Afrique de l’Ouest, berceau du vaudou, n’a jamais réussi le syncrétisme qu’on trouve à Haïti. En dehors du Prix Nobel de Littérature le Nigerian Wole Soyinka, ou de feu le tonitruant Fela Anikulapo Kuti, je connais peu d’artistes ouest-africains, écrivains, plasticiens, musiciens? qui se revendiquent ostensiblement de la veine de la religion traditionnelle dans leur vie comme dans leur pratiques artistiques.


Ayant passé son temps à se battre contre le christianisme, à entretenir le culte du secret têtu – pour survivre, c’est vrai, aux coups de boutoir de la plate rationalité judéo-chrétienne -, la vieille religion surgie des couvents et forêts du Golfe de Guinée n’aurait-elle pas un peu perdu sa capacité à fusionner les influences venues d’ailleurs et dégoûté ses fidèles et défenseurs potentiels ? À rebours, le vaudou haïtien a tout simplement digéré le christianisme du maître blanc, et la leçon que donne les artistes haïtiens est celle d’une relecture moderne des racines d’une culture qui fut dominée, transplantée, malmenée.


La route de l’esclave, Septembre 1994 – un projet qui, à l’origine, était une idée du père Aristide, et fut sauvé de l’oubli par le trio béninois Nicéphore Soglo, Nouréini. Tidjani-Serpos et Paulin Houtondji, ainsi qu’un comité d’experts de Port au Prince -, et Ouidah 92, février 1993, donnèrent l’occasion aux Béninois de redécouvrir ces cousins d’Amérique, arrière-petits fils d’anciens esclaves ayant conservé, pour certains rituels vaudou, un Fon (langue du Bénin) dont les structures syntaxiques n’ont pas varié pratiquement depuis des siècles, alors que les rituels complètement syncrétiques, témoignaient de leur traversée de l’Histoire, de leur combat pour préserver leur mémoire culturelle, tout en s’adaptant au contexte de la déportation. Dans le même temps, au Togo plus qu’au Bénin voisin, le phénomène d’acculturation provoqué par le repli sur soi de la religion vaudou semble avoir provoqué une crise, une décadence, qui peut même aller à la confusion des traits essentiels des cultes et des systèmes (culte des ancêtres assimilé négativement à tort à des pratiques occultes). J’ai, moi-même, été la victime innocente et naïve dans les années 80 de ce relâchement culturel. Jeune choriste dans une congrégation catholique, et fier de mes études encore toutes fraîches chez les prêtres dominicains, j’avais proposé, avec quelques amis, dans la droite ligne de la théologie de l’inculturation, l’introduction de rythmes musicaux populaires dans les messes que ma congrégation animait deux fois par mois. Le rejet fut massif, aboutissant même à notre exclusion du groupe. Cette idée, à l’?uvre à l’époque déjà dans les chorales protestantes, fut traitée de païenne au sein de ma paroisse, mais est aujourd’hui adoptée par toutes les églises catholiques du Togo.


Tout cela peut sembler nous éloigner d’Haïti. J’y reviens pourtant, pour évoquer un dernier point : ma réception définitive du mythe fondateur. Je crois que la misère circonstancielle d’un peuple ne nuit pas forcément à sa gloire passée. En janvier 2004, lors de la célébration du Bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, un peuple entier reçut à la face l’offense des autres dirigeants du Monde Noir. L’affaire est malaisée, certes, avec un Aristide en mauvaise posture, comptant tirer visiblement les marrons du feu pour redorer son blason. Alors, les chefs d’État invités, d’Afrique surtout, ont décliné l’invitation. Erreur grossière, je crois, car au niveau de la symbolique, il y avait là l’occasion de rappeler la force de l’Histoire sur les contingences humaines et politiques. Politiquement, Haïti a donné d’autres leçons à l’Afrique, en se débarrassant par la révolte populaire et la diplomatie de Duvalier fils et des généraux putschistes qui ont renversé le premier gouvernement Aristide. La révolte actuelle, à mon avis, emportera, à coup sûr, l’ancien ” prêtre des bidonvilles ” dans les oubliettes de l’Histoire. La dignité d’un peuple qui n’a plus rien à perdre !


Le Togo, mon pays natal, n’est pas Haïti, aiment à dire les opposants à la dictature locale, lesquels sont conscients du scénario qui se prépare en ce moment en coulisses : le traficotage du jeu politique afin que le fils du vieux Eyadéma succède à son père. Il faut simplement espérer que ce jour-là, les Togolais, au lieu de fuir l’adversité comme ils en ont l’habitude, se transforment véritablement en Haïtiens, pour ne pas laisser leur bateau chavirer, ainsi que le chantait James Germain au Roi Christophe, sur un plateau, à Avignon : Agoé woyo, pas quitter bateau-là chaviré !


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Haïti, le pays en dehors
Par Abdourahman A. Waberi


Romancier, poète et nouvelliste, Abdourahman A. Waberi est né à Djibouti en 1965. Il vit en France depûis l’âge de vingt ans. Il est auteur de six livres de fiction dont le plus récent s’intitule Transit (Gallimard, 2003)


Haïti, le pays en dehors.


Par cette piquante expression, les habitants de la capitale, Port-au-Prince, et des autres villes désignent l’arrière-pays mental et rural. Je l’emploierai à mon tour pour marquer l’île comme une excroissance de l’Afrique matricielle et ses habitants comme autant de fils déportés, diasporisés. Si le terme de “diaspora” renvoie à un fait historique bien précis – l’exode des Juifs de l’Egypte, leur ‘sortie’ et la dispersion qui s’en suivit -, Haïti est peut-être le seul cas de figure où ce terme n’est pas dévoyé justement à cause de sa population d’ascendance très largement africaine. Ainsi, Haïti est un fragment d’Afrique au grand dehors, un surgeon autant follement désiré que rejeté. Les relations entre une partie de l’Afrique (la face atlantique en somme, de la Mauritanie au pays d’Angola) et l’île du vaudou sont synonymes d’attraction et de répulsion, d’amour et de haine, de mémoire ravivée et d’oubli entretenu. Les intellectuels des deux côtés ont échangés des mots de passion, se sont promis des retrouvailles cordiales et fraternelles. La Négritude, ce tribut à la race, est leur socle ; mieux, leur alphabet commun fait de mots-rythme, de mots-religion et de musique-racines. Cependant que la négritude, ou plutôt sa version locale, le “noirisme”, ne fut pas exempt de sang et de larmes, notamment sous la dictature de François Duvalier.


Reconnaître une place primordiale à AYTI (cette graphie désormais courante perpétue le nom qu’à l’arrivée de Colomb les anciens Caraïbes donnaient à leur île paradisiaque), c’est aussi rendre hommage à sa culture. Si les tableaux d’Hervé Télémaque, figure majeure du mouvement dit de la Figuration narrative, adoubé un temps par Breton et les surréalistes, sont reconnus autant que l’art sérieux peut l’être par le grand public international, la littérature haïtienne, elle, reste encore moins connue que le peintre ci-devant cité, natif de Port-au-Prince au demeurant. Les esprits les moins inavisés soupçonnent la vivacité et la richesse de cette littérature, au moins son versant francophone exporté. Ainsi, en Afrique noire, au Maghreb, dans ce qu’on appelait naguère le Tiers-Monde, des générations de lecteurs et d’étudiants ont été marqués pour longtemps par la lecture de Gouverneurs de la rosée, le roman de Jacques Roumain, un écrivain resté, jusqu’à sa mort héroïque, porte-plume emblématique des lettres haïtiennes et fondateur du Parti communiste de cette île marronne qui est passé, en 1804, de l’esclavage à la république comme de Charyde en Scylla. En Haiti donc, on écrit beaucoup et ce depuis très longtemps – ce qui est rare pour être souligné – pour une contrée où la population est encore largement analphabète. On écrit en créole, en français, dans leur entre-deux à l’instar du puissant poète Frankétienne, et plus récemment en anglais et en espagnol du moins par la moitié d’Haïti désormais en dehors de l’horizon insulaire et exigu.


La tentation est grande de lire l’Afrique au miroir d’Haïti ; autrement dit, le présent haïtien préfigurerait le futur du continent noir. Le chaos suburbain de Port-au-Prince avec sa misère sans nom et ses montagnes de détritus ouvrirait-il le chemin à nombres de capitales africaines encore vivables ? L’Etat en pointillés (depuis le geste fondateur de Toussaint-Louverture jusqu’à la paranoïa et la mascarade faussement populaire de ” Titid ” aujourd’hui) serait-ce le modèle tout trouvé pour les nations africaines si jeunes et déjà épuisées par une dette interminable (celle de 150 millions de francs-or, imposée en 1825 par Charles X et censée dédommager les propriétaires français des plantations esclavagistes a, elle, eu raison des efforts des libérateurs mythiques, Toussaint, Christophe ou Dessalines et de leurs héritiers) et le recours systématique à la violence politique ? Les impitoyables ” tontons macoutes ” et autres ” chimères ” vampiriques ne seraient-ils pas les oncles magico-maffieux des enfants-soldats à l’?uvre au Liberia, en Somalie et jusqu’en Iturie, le nouveau c?ur pulsant de l’Afrique malade de ses richesses géologiques ? Assurément cette lecture est par trop parfaite pour être totalement justifiée.
Enfin, les occasions de rencontre entre Haïtiens et Africains ordinaires – j’exclus ici l’engeance des intellectuels et leurs visions idéalisantes – sont trop rares pour ne pas être consignées dans le marbre et le plomb de l’imprimerie.


Récemment, un officier djiboutien a séjourné dans l’île en tant que membre des Casques bleus envoyés par les Nations Unies. Pour ce patriote amoureux de son pays, Haïti avait les yeux de l’Eden à cause de son humidité et de sa verdure. Il fut impressionné par le spectacle récurrent du déluge s’abattant sur les mornes et les transformant en torrents de boue. Un pays aussi boueux ne pouvait pas avoir de problèmes réels puisque l’eau – la vie s’entend pour cet ancien nomade de l’extrême Sahel – est présente en quantité abondante et, avec elle, le reste. Dieu ne pouvait être qu’haïtien ! Il mit du temps à comprendre pourquoi certains habitants déployaient tant d’efforts homériques pour s’extraire de ce jardin d’Adam et d’Eve et se jeter contre la barrière de corail. Voilà un contrepoint inattendu dans le concert des relations transatlantiques.


 


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Le continent au bout des rêves
Par Louis-Philippe Dalembert


Louis-Philippe Dalembert est né en Haïti en 1962. Il partage sa vie aujourd’hui entre Paris et Rome. Poète, nouvelliste et romancier, il a publié en 2003 L’île au bout des rêves qui est un roman.


Me voilà de nouveau en route vers l’Afrique sub-saharienne. Le quatrième voyage en six mois, pour des séjours plus ou moins prolongés à chaque fois. Le dixième peut-être en l’espace de quatre-cinq ans. Pourquoi ce retour incessant vers le continent noir ? A priori, je n’ai pas de réponse. Tout ce que je sais, c’est que pour un vagabond comme moi, la vie est toujours ailleurs. Alors, l’Afrique noire, l’Asie du Sud-Est, l’Amérique latine ou le Moyen-Orient, cela revient au même. Il suffit que l’occasion se présente. Dans le cas contraire, on l’invente. Ces dernières années, je n’ai même pas eu besoin de l’inventer. Les manifestations culturelles et littéraires se multipliant en Afrique noire, mon statut d’écrivain natif d’Haïti a fait de moi un invité potentiel permanent aux yeux d’organisateurs du monde entier toujours en quête de thématique parlante. Or Haïti n’est-ce pas un clin d’?il permanent à l’Afrique, en plein c?ur du continent américain ? C’est du moins ainsi que le pays est perçu. Est-ce qu’il se vit ainsi, c’est une autre question.
Rien ne sert de protester, mec (c’est ta conscience qui parle, encore polluée par la Négritude que tu jures pourtant avoir dépassée). De revendiquer une américanité de toute façon moins parlante qu’un roulement de tambour vaudou. Ou le regard de l’autre (Blanc et Noir), qui te renvoie sans cesse à la couleur de ta peau. D’où tu ne pourras jamais sortir, quoi que tu fasses. Tu n’es pas prisonnier de ta peau ? Je te l’accorde, mais tu oublies que l’homme est historiquement déterminé. Tu auras beau faire, l’histoire de l’esclavage te poursuivra. Tu la porteras comme une scarification sur ton visage. Tu veux un exemple ? Regarde autour de toi.
Au fond de l’avion encore cloué au sol, trois flics blancs tentent de maîtriser un nègre hurleur et “gigoteur” qu’ils rapatrient à Bamako. “Je ne suis pas malien”, proteste le Noir dans l’indifférence générale. Les habitués du Paris-Bamako vous diront que c’est ainsi sur tous les vols. Surtout depuis l’arrivée de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur français. Le pauvre “Malien” ne mettra fin à ses cris de protestation qu’au décollage de l’avion. Durant le vol, il restera prostré dans le silence. Refusant toute nourriture et toute conversation amie. En train de visionner sans doute le cinéma intérieur d’une vie gâchée, la sienne…
Alors, comment tu te sens ? Quoi ? Solidaire de toute souffrance humaine ! Un instant, ton malaise là, il est noir ou blanc ? Ce n’est pas ta vision du monde, dis-tu. Tant que ça ne te concerne pas ! Ok, je te laisse faire ton autruche.
Entre-temps, l’avion cingle vers Bamako. Je tente vainement de regarder Un Américain bien tranquille, un film sur la vie de Graham Green à Saigon, avant l’arrivée des Américains dans le conflit vietnamien. A côté de moi, une vieille dame lit avec un plaisir évident Dieu d’eau, de l’ethnologue Marcel Griaule, qui relate ses séjours en pays dogon à la fin des années quarante. De temps en temps, la dame m’interrompt pour me demander l’explication de tel ou tel mot. “Cauris” par exemple. Jusqu’ici ça va. Je m’en sors même avec les honneurs, puisqu’elle me regarde reconnaissante. L’erreur ! Cinq minutes ne passent pas qu’elle revient à la charge. Mais là, je reste bouche bée, car je n’en sais pas plus qu’elle sur les rites dont elle parle.
L’autre conne revient elle aussi à la charge. Et maintenant ? Tu vas lui chanter ton couplet sur l’humanité, lui expliquer que tous les nègres ne sont pas les mêmes ? Qu’étant américain, tu ne sais sur l’Afrique que ce que tu as lu dans les livres. Et comme tu n’as jamais ouvert un seul livre à propos des Dogons… D’ailleurs c’est la première fois que tu vas mettre les pieds au Mali. Laisse-moi rire. Tu crois que tout ça l’intéresse, mec ? En plus, la dame, qui a l’air si gentille, pourrait penser que tu te moques d’elle. Assume, vieux. Là aussi, je reste bouche bée. L’autre en profite pour essayer de marquer un nouveau point. Alors, tu me dis pourquoi tu retournes si souvent en Afrique ? Je n’y retourne pas, j’y vais. Je te le concède.
Je me lève pour me dégourdir les jambes au lieu d’écouter les baratins de ma conscience. Tierno Monenembo, l’écrivain guinéen bien connu, vient à ma rencontre, on se salue. Il me branche tout de suite sur Haïti : le roi Christophe, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis… une fierté pour nous tous. Puis son visage s’assombrit. Il suit avec intérêt la situation actuelle. Comment ce type, un prêtre, a-t-il pu changer ainsi ? Tu te rends compte ? Deux cents ans d’indépendance et en être encore là ? Haïti ne peut pas échouer, conclut-il. Ce serait un échec pour tous les nègres.
L’autre jubile. Tu vois ? Tu lui as même donné du “mon frère”. Tu sais bien ce qu’on dit dans ton pays: l’âne a beau porter un chapeau, on voit quand même ses oreilles. Alors? Alors, va te faire voir, connasse!


 


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René Depestre: «Haïti traverse une crise bicentenaire»


René Depestre est né à Jacmel (Haïti) en 1926. Poète, romancier, essayiste, il a obtenu le prix Renaudot, en 1988, pour son roman Hadriana dans tous mes rêves. Il vit en France.


RFI: Vous êtes un homme de plusieurs allégeances: Haïti, France, Cuba, négritude, créolité… Vous aimez définir votre identité comme une identité-banian. Quelle est la part de l’Afrique dans cette identité ?
René Depestre: L’Afrique est naturellement l’axe central de ma personnalité. En créole, on parle de “poteau-mitan” pour désigner le pilier en bois autour duquel se déroulent les cérémonies vaudou. L’Afrique est mon poteau-mitan à moi, le centre autour duquel je me suis construit. Cela ne pouvait guère en être autrement car en Haïti où je suis né et où j’ai grandi, toutes les mythologies et les histoires renvoient à l’Afrique originelle d’où nos ancêtres sont partis, pieds et poings liés. Plus tard, quand j’ai pu voyager en Afrique dans le cadre de mes fonctions à l’Unesco, j’ai eu l’occasion de mesurer combien nous, les Haïtiens, sommes proches des Africains, tant sur le plan religieux que sur le plan des mentalités.


RFI: Vous pensez au vaudou ?
R.D.: Pas seulement. Il y a effectivement le vaudou qui, comme on le sait, est un système religieux hérité de l’Afrique. Mais, attention, le vaudou n’est pas une simple reprise ou continuité des traditions religieuses du Bénin et du Golfe de Guinée, mais c’est le résultat d’une symbiose des croyances africaines et du catholicisme apporté par les missionnaires pour ” civiliser ” les esclaves. La tentative d’évangélisation de ces missionnaires venus dans les valises des esclavagistes a échoué parce que les esclaves ont détourné le christianisme pour pouvoir pratiquer leurs rituels ancestraux. Le vaudou est né de cette subversion. L’Afrique survit en Haïti aussi à travers sa langue. On a souvent tendance à réduire le créole haïtien à une déformation du français ou, au mieux, à un patois. Mais le créole est un système linguistique complexe où se mêlent d’une manière astucieuse la syntaxe africaine et les mots de France. Cette alliance a donné naissance à une nouvelle langue qui est d’ailleurs écrite en Haïti. Enfin, je pensais aussi aux mentalités. L’Afrique nous a marqués aussi sur le plan de l’imaginaire. Un imaginaire nouveau s’est constitué sur la plantation et que l’on peut appeler l’imaginaire afro-créole qui est encore une fois le produit de la réadaptation de l’Afrique aux conditions de la vie aux Amériques.


RFI: Est-ce que cette identité partagée a favorisé les échanges entre l’Afrique et Haïti ?
R.D.: La prise de conscience de cette identité partagée est récente. Au 19e siècle, les classes dirigeantes haïtiennes avaient tendance à réprimer les survivances des traditions africaines et s’inspiraient plutôt de la culture française. La réhabilitation de l’héritage africain a commencé dans les années 20 avec le mouvement indigéniste conduit par le Docteur Price-Mars et Jacques Roumain. Le livre du Docteur Price-Mars Ainsi parla l’oncle qui paraît en 1927 est un tournant dans la prise de conscience et de l’acceptation de notre africanité. Ce livre a fait connaître l’Afrique à ma génération. Les Africains, pour leur part, se sont intéressés à Haïti à partir des années 30, grâce aux poètes de la négritude. Je pense à Césaire qui a cité Haïti en exemple dans son Cahier d’un retour au pays natal: ” Haïti où la négritude s’était mise debout pour la première fois “.


RFI: Vos propres rapports avec la négritude ont aussi été tumultueux, comme en témoigne l’essai Bonjour et Adieu à la négritude que vous avez publié en 1980.
R.D.: Ce que je reproche aux concepteurs de la négritude, c’est d’avoir repris à leur compte l’idée fallacieuse de l’essentialisme raciste au nom duquel l’Occident a colonisé le monde. Ils ont construit la négritude comme une sorte de racisme anti-raciste. C’est toujours dangereux de constituer une anthropologie à partir de la négation de la négation. Il y a le danger que le concept soit perverti par des aventuriers, comme cela a été le cas en Haïti. Duvalier a fait de la négritude une sorte de pan-négrisme ou d’intégrisme noir avec la fortune que l’on sait.

RFI: Est-ce que c’est encore et toujours cet intégrisme noir qui explique la crise que travers Haïti aujourd’hui?
R.D.: Oui, en quelque sorte. La nouvelle crise que nous connaissons est la continuation de toutes celles que nous avons eues. Nous traversons en Haïti une crise bicentenaire. Voyez vous, dans mon pays, comme dans beaucoup de pays émergeants, l’Etat a précédé la nation. La nation haïtienne n’a pas été le résultat d’une longue sédimentation civique, comme en Europe. L’indépendance y a été proclamée par des hommes qui n’ont connu que l’expérience de la plantation. Or l’idéologie qui prédominait dans les plantations, ce n’était pas une idéologie nationaliste, mais une idéologie de la libération raciale puisque c’est au nom de la race qu’on opprimait les Noirs. Nous avons donc eu une indépendance raciale qui n’a pas débouché sur des institutions, sur la société civile, sur la souveraineté nationale, sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. On a donc abouti en Haïti à ce que j’appelle une sorte de ” sur place existentiel “.


RFI: A propos d’Haïti, vous avez aussi écrit: “Il y a dans l’histoire de ce pays des comportements de dictateurs qui relèvent d’une sorte de dérive du merveilleux”. Que vouliez-vous dire?
R.D.: Je voulais faire comprendre que tout est extravagant dans l’imaginaire comme dans le vécu haïtiens. Pour moi, cette extravagance prend sa source dans l’expérience de l’esclavage qui a élargi en quelque sorte notre échelle de perception de la vie. C’était une expérience existentielle sans précédent que de traverser l’Atlantique les fers aux pieds vers l’inconnu sur des bateaux à fond de cale. Et ensuite d’être jeté sur des plages absolument inconnues des Caraïbes avec des paysages de rêve. Le contraste entre la violence de la traite et la beauté des paysages et de la mer a provoqué, comme on ne peut sans doute pas l’imaginer, un immense ébranlement des consciences. Depuis, le merveilleux fait partie intégrante d’Haïti; il est une composante de son imaginaire artistique, culturel, mais aussi politique. Les Duvalier, leurs “tontons macoutes”, les “chimères” sont l’expression de ce merveilleux politique à l’?uvre. Le père Aristide en était le dernier avatar. Il avait essayé d’imposer au pays une sorte de populisme mystique en faisant appel à des expédients politiques, alors que ce dont le pays a besoin c’est d’un état de droit, d’une société civile capable d’arracher l’imaginaire d’Haïti de sa tutelle raciale. Haïti doit absolument s’en sortir car le drame haïtien est plus grand qu’Haïti et touche par ricochet le continent américain, nos rapports avec la France et bien sûr l’Afrique avec qui nous avons beaucoup plus que la couleur de peau en partage.


Propos recueillis par TIRTHANKAR CHANDA



 


Emetteur : CICR (Comité international de la Croix-Rouge )

Les habitants de Jubilée, un des quartiers les plus défavorisés des Gonaïves ont accepté, à l’invitation du CICR, de participer au nettoyage du principal canal d’évacuation des eaux usées et pluviales de la ville.

En effet, avant la saison des pluies, la population des Gonaïves est toujours confrontée à un grand problème : le canal à ciel ouvert qui traverse la ville sur 7 km est obstrué par une épaisse couche de détritus. « Cette situation constitue un danger majeur pour la santé publique, explique Erich Baumann, ingénieur en eau et assainissement du CICR. Si le canal n’est pas nettoyé au plus vite, il risque de déborder très rapidement avec les premières pluies et de déverser des eaux contaminées dans le quartier de Jubilée. Des épidémies, de choléra par exemple, ne pourront pas être évitées. De plus, les inondations risquent de contaminer la nappe peu profonde d’eau potable. »

Équipés de bottes et de pelles fournies par le CICR, les habitants du quartier ont déjà nettoyé 3,5 km de canal. Quelque 350 mètres cubes de déchets ont été évacués hors de la ville à l’aide de « pousse-pousse » – des chariots manoeuvrés par cinq personnes. De nombreux habitants utilisent ensuite les déchets en décomposition comme engrais pour les cultures.

« Chaque soir, les travailleurs reçoivent du CICR une petite somme d’argent qui correspond à ce dont une famille a besoin pour se nourrir pendant une journée, commente Luc Simonin, chef du bureau du CICR aux Gonaïves. Le problème actuel des Gonaïves est moins l’absence de nourriture que le manque d’argent. La population, rendue vulnérable par les événements du mois de février, est souvent contrainte de vendre ses maigres biens pour se procurer de quoi manger », précise-t-il.

Chaque semaine, les équipes composées de 25 hommes et femmes sont remplacées pour permettre à d’autres de se mettre au service de leur communauté tout en gagnant un peu d’argent. Les équipes sont coordonnées par un membre de la Croix-Rouge haïtienne des Gonaïves. « En les voyant nettoyer le canal, j’ai de l’espoir pour notre ville », commente un habitant du quartier.

Par ailleurs, le CICR est aussi en train de réhabiliter en partie l’hôpital public des Gonaïves. Outre l’installation de deux nouveaux blocs opératoires, les travaux actuels visent la rénovation des bâtiments abritant les salles d’urgence et de soins intensifs. De nouvelles latrines et une fosse septique sont actuellement construites. Une équipe chirurgicale du CICR soutient le personnel haïtien et cubain de l’hôpital. L’objectif de cette action médico-chirurgicale est double : d’une part former le personnel haïtien et cubain aux techniques de chirurgie de guerre et de soins post-opératoires, d’autre part donner à cet hôpital les moyens de redevenir pleinement opérationnel.













Port-au-Prince de notre envoyé spécial


L’inculpation reste une menace pour l’ancien président.


“Il m’a trahi, comme Judas a trahi Jésus.” C’était le 25 février, quatre jours avant la fuite du président haïtien Jean-Bertrand Aristide. Peu avant d’être condamné à 27 ans de prison et 30 millions de dollars d’amende par un tribunal fédéral à Miami, Beaudoin “Jacques” Kétant accusait M.

Aristide d’être le “parrain” du trafic de drogue en Haïti.


Propriétaire d’une maison évaluée à 8 millions de dollars à Vivi Michel, sur les hauteurs surplombant Port-au-Prince, exhibant des toiles de Picasso et de Monet, M. Kétant a reconnu avoir distribué plus de 40 tonnes de cocaïne colombienne aux Etats-Unis depuis une douzaine d’années. “Le patron, c’était Aristide. Je l’ai payé durant des années. Il fallait le payer, sinon on mourait”, a-t-il déclaré devant le tribunal. Partenaire des principaux cartels colombiens de Medellin, de Cali et du Norte del Valle, Beaudoin “Jacques” Kétant avait débuté dans le trafic avec le colonel Michel François, l’un des “cerveaux” du coup d’Etat qui avait renversé Jean-Bertrand Aristide en septembre 1991. Cet ancien chef de la police est réfugié au Honduras, un pays qui n’a pas de traité d’extradition avec les Etats-Unis.


M. Kétant avait noué d’étroites relations avec le président Aristide depuis leur rencontre, en 1998, par l’intermédiaire d’un autre trafiquant. Il le qualifiait de “compadre” (compère), une expression amicale commune en Amérique latine. Beaudoin Kétant affirme qu’il lui versait environ 500 000 dollars par mois pour l’usage exclusif de la Nationale 9, où la police interrompait le trafic pour permettre l’atterrissage des avionnettes chargées de cocaïne. M. Kétant cotisait aussi environ 500 000 dollars par an à la Famille Lavalas, le parti présidentiel, et envoyait régulièrement des sommes importantes à la Fondation Aristide pour la démocratie, selon son témoignage recueilli en prison par l’intermédiaire de son avocat, Ruben Oliva.


AUTORITÉS CORROMPUES


En février 2003, un jeune frère de Beaudoin Kétant, Hector, est tué à son domicile lors d’une descente de la Brigade de recherche et d’intervention (BRI). “Aristide avait besoin d’argent pour financer le carnaval. D’habitude, il prenait 30 %, mais, cette fois, il voulait 80 % sur une grosse cargaison, plus de 700 kg. La négociation a mal tourné et Rudy Thérassan a tiré sur Hector et l’un de ses gardes du corps, Hermann Charles”, selon un témoin. Aujourd’hui réfugié à Miami où il travaille pour la DEA (le service antidrogue américain), le chef de la BRI, Rudy Thérassan, était au c?ur du dispositif mis en place pour “taxer” le trafic de drogue.


En mai, Beaudoin “Jacques” Kétant et ses gardes du corps provoquent un scandale à l’Union School, le très chic collège bilingue de Port-au-Prince, où l’un de ses fils côtoie les enfants des diplomates américains. Outrée, l’ambassade des Etats-Unis proteste directement auprès du président Aristide, qui s’efforce alors d’obtenir la reprise de l’aide internationale, gelée depuis la crise post-électorale de 2000. Le 17 juin, M. Kétant est convoqué au palais présidentiel où il est, selon ses termes, “kidnappé” et livré à cinq agents de la DEA, l’Agence américaine de lutte contre le trafic de drogue. Menotté, il tente de s’enfuir sur le tarmac de l’aéroport de Port-au-Prince avant d’être emmené à Miami. “Peu après avoir livré Kétant, Aristide a obtenu la reprise des financements de la Banque interaméricaine de développement”, note un diplomate.


Depuis des années, les rapports officiels américains notent qu’Haïti “est une plateforme importante de transbordement de la cocaïne sud-américaine vers les Etats-Unis” et décrivent la corruption des autorités, qui permettent aux trafiquants d’opérer sans encombre. La presse américaine a publié de nombreux articles sur ce sujet. Il y a deux ans, le Wall Street Journal citait Mario Andrésol, ancien directeur de la police judiciaire haïtienne, qui s’était exilé : “Les trafiquants travaillent avec Aristide… Des personnes que j’ai arrêtées pour trafic de drogue ont été promues au sein de la polic.”


“Il est difficile d’imaginer qu’Aristide ne participait pas à cette activité criminelle extrêmement lucrative”, a déclaré récemment à une chaîne de télévision l’ancien général Barry McCaffrey, responsable de la lutte antidrogue du président Bill Clinton. Outre M. Kétant, une cinquantaine d’autres trafiquants haïtiens sont sous les verrous aux Etats-Unis. L’un d’eux, Eliobert Jasmé, surnommé “Ed1”, du nom de son entreprise de construction, a jusqu’à présent refusé de parler et a choisi le même avocat que l’ancien président panaméen Manuel Noriega, Me Frank Rubino. Mais d’autres se sont mis à table. Carlos Ovalle, un trafiquant colombien qui a longtemps résidé en Haïti, a ainsi accepté de coopérer avec les autorités américaines.


RÉUNION D’URGENCE


La récente arrestation à Toronto d’Oriel Jean, ancien chef de la sécurité présidentielle, est encore plus menaçante pour M. Aristide. Envoyé aux Etats-Unis, Oriel Jean a été inculpé pour trafic de cocaïne par le tribunal fédéral de Miami. Selon un informateur de la DEA, un ancien trafiquant de drogue haïtien, Oriel Jean prélevait 50 000 dollars sur chaque cargaison de cocaïne qui arrivait par avion en Haïti.


“Les Américains savaient parfaitement ce qui se passait. Je leur ai personnellement transmis des informations qui n’ont pas eu de suite. Ils connaissaient l’importance du narcotrafic dans l’économie haïtienne. Mon impression est qu’ils préféraient fermer les yeux pour ne pas devoir prendre en charge Haïti”, confie un général à la retraite de la République dominicaine voisine. Dès la fin des années 1990, plusieurs de ses informateurs dans la zone frontalière lui avaient indiqué que les trafiquants versaient un “péage” à la Fondation Aristide.


Pour Washington, la principale menace venant des grandes Antilles est l’immigration illégale. L’attaque de la base navale de Killick par un groupe de “chimères”, les partisans armés de l’ancien président haïtien, a été l’un des éléments décisifs qui a poussé le gouvernement américain à demander, peu après la France, le départ de M. Aristide. Située à la sortie sud de Port-au-Prince, cette base des garde-côtes a pour mission principale de contrôler les boat people. L’attaque a provoqué une réunion interministérielle d’urgence à la Maison blanche, le 27 février, au cours de laquelle le plan de la Communauté des Caraïbes (Caricom), prévoyant le maintien du président Aristide au pouvoir jusqu’au terme de son mandat, en 2006, a été abandonné par Washington.


Pour les Américains, le dossier drogue arrive en deuxième position après le risque d’une arrivée massive de réfugiés, et il est souvent utilisé comme un moyen de pression, voire de chantage. Plusieurs membres de l’administration Bush sont partisans d’une inculpation rapide de Jean-Bertrand Aristide pour trafic de stupéfiants. La récente suspension de son visa américain pourrait être un premier pas. D’autres préfèrent conserver cette arme comme une épée de Damoclès. “Plus il ouvre la bouche, plus l’inculpation se rapproche”, dit un fonctionnaire qui travaille sur le dossier.


Jean-Michel Caroit



A Port-au-Prince, “tout le monde savait”



Dans un discours d’une rare franchise, le 9 juillet 2003, l’ambassadeur des Etats-Unis à Port-au-Prince, Brian Dean Curran, en fin de mission, dénonce la tolérance de la société haïtienne à l’égard du trafic de drogue. “Les trafiquants sont bien connus. Ils s’approvisionnent dans vos magasins ; vous leur vendez des maisons ou leur en construisez de nouvelles ; vous prenez leurs dépôts ; vous éduquez leurs enfants”, lance-t-il aux membres, pétrifiés, de la chambre de commerce américaine d’Haïti, l’élite économique du pays. “En Haïti, les trafiquants n’avaient pas besoin de se cacher. Tout le monde savait”, confirme un diplomate. Tout le monde, à commencer par les Américains. Pourquoi n’ont-ils pas utilisé ce dossier contre Jean-Bertrand Aristide, comme ils l’avaient fait contre Manuel Noriega, l’ancien président du Panama qui croupit dans une prison de Miami depuis 1989 ?


 









 







 

  
Un garde-côtes haïtien avec une saisie de drogues (cocaïne et marijuana) sur le port de Port-au-Prince, le 22 mars 2000 | AFP - Thony Belizaire
 Haïti est utilisé comme plate-forme de transbordement de la drogue entre la Colombie et les Etats-Unis | AFP – Thony Belizaire



Saint-Domingue de notre correspondant


Poursuivant leur campagne pour isoler le gouvernement provisoire haïtien, un groupe d’avocats et de proches de Jean-Bertrand Aristide a accusé la République dominicaine de complicité dans le “coup d’Etat” qui aurait renversé l’ancien président.

Paris et Washington soutiennent que M. Aristide est parti volontairement. Selon les témoignages recueillis par Le Monde auprès de ses proches et de diplomates témoins de ses dernières heures en Haïti, le président Aristide a pris la décision d’abandonner le pouvoir de peur d’être tué par les rebelles qui approchaient de Port-au-Prince.


Se présentant comme une “commission indépendante”, le groupe, comptant parmi ses membres Me Brian Concannon, l’un des avocats de M. Aristide, et Kim Ives, journaliste à Haïti-Progrès, affirme que les armes utilisées par les rebelles provenaient d’un stock de 20 000 fusils M16 remis par les Etats-Unis à l’armée dominicaine. Les rebelles auraient été entraînés par des membres des forces spéciales américaines et auraient utilisé des installations militaires en République dominicaine. Le président dominicain, Hipolito Mejia, a nié ces accusations. “Le premier des fusils promis par les Etats-Unis n’est toujours pas arrivé”, s’est-il exclamé. Les rebelles, réfugiés en République dominicaine depuis plus de deux ans, “étaient surveillés de manière permanente par les organismes de sécurité de l’Etat”. “Nous avons maintenu une attitude équidistante entre les groupes armés, ici et de l’autre côté de la frontière”, a cependant reconnu M. Mejia.


DEUX FERS AU FEU


Comme ses prédécesseurs, M. Mejia a gardé deux fers au feu. Il n’a cessé, dans les enceintes internationales, de réclamer la reprise des programmes de coopération en faveur d’Haïti. Des armes dominicaines ont été fournies aux partisans du président Aristide par l’intermédiaire d’une Haïtienne résidant dans la zone frontalière. Parallèlement, le président Mejia était au courant des activités des comploteurs haïtiens, Guy Philippe et ses deux mentors, Wendel Claude et Paul Arcelin. Par l’intermédiaire de Jerry Mourra, le fils d’un vieil ami, M. Mejia a appris que les rebelles achetaient des fusils, pour un montant de 50 000 dollars, à une société dominicaine, Eulalio Peralta. Jean-Bertrand Aristide lui a demandé l’extradition de Guy Philippe. “Nous ne pouvons l’arrêter pour des raisons politiques. Envoyez-nous le dossier de trafic de drogue que vous dites avoir contre lui”, a répondu le président dominicain, par l’intermédiaire de son ambassadeur à Port-au-Prince. M. Aristide n’a jamais transmis de dossier.


Lorsque le gouverneur de Floride, Jeb Bush, frère du président américain, a visité Saint-Domingue, en octobre 2003, les comploteurs haïtiens ont pris langue avec un membre de sa délégation, l’avocat afro-américain Ometrias Dion Long. “Au début, je ne les ai pas pris au sérieux, puis, lors d’une deuxième visite, en décembre, j’ai vu qu’ils étaient déterminés. Ils cherchaient de l’argent pour acheter des armes et souhaitaient établir des contacts à Washington”, se souvient Me Long. Cet avocat d’Orlando affirme n’avoir rien dit au frère de George Bush, mais reconnaît être intervenu en faveur des rebelles auprès de personnalités haut placées à Washington.


Jean-Michel Caroit