Sous la pression des Etats-Unis, la passation du pouvoir s’accélère en Haïti, où Boniface Alexandre, le nouveau chef de l’Etat de transition, a été investi dans ses fonctions lundi après-midi. Depuis hier soir, on connaît également le nom du nouveau premier ministre. A en croire des membres de l’opposition politique, il s’agit de Gérard Latortue, ex-ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Lesly Manigat (1988). Ce dernier aura pour mission de diriger le gouvernement de transition, chargé de remettre l’Etat en marche et de préparer des élections législatives et présidentielle d’ici à deux ans.


Pour l’heure, la tension est loin d’être retombée à Port-au-Prince. Devant le palais présidentiel, où se déroulait la cérémonie consacrant Boniface Alexandre, placée sous la haute surveillance des marines, les partisans de l’ex-dictateur Aristide, aujourd’hui en exil à Bangui, hurlaient : «Aristide ou la mort !» et : «Que vous le vouliez ou non, Aristide doit revenir !»


A l’intérieur du bâtiment qui symbolise le pouvoir suprême en Haïti, et qui s’appelle ironiquement la «Maison blanche», Boniface Alexandre se faisait patelin : «Nous sommes tous frères et soeurs. Nous sommes tous dans le même bateau, et, s’il coule, il va le faire avec nous tous à bord.»


Le désarmement des milices pro-Aristide est au coeur de la crise en Haïti. L’ex-président, véritable prophète de l’anarchie, avait en effet fait distribuer gratuitement des dizaines de milliers d’armes à ses partisans dans les bidonvilles de Port-au-Prince. Ces gangs de voyous sont fermement décidés à en découdre avec le nouveau pouvoir. Les Chimères de l’ex-dictateur réclament son retour, reprenant les affirmations de leur maître à penser qui répète depuis Bangui que Haïti est désormais sous «occupation» des troupes américaines et françaises, et qu’il demeure le seul chef de l’Etat légal du pays.


Le mandat des Nations unies aux forces américaines (1 600 marines), françaises (800 soldats et gendarmes) et chiliennes (130 hommes), prévoit qu’elles contribuent au maintien de l’ordre public, mais pas au désarmement des diverses factions d’opposants et de loyalistes d’Aristide. C’est théoriquement à la police haïtienne de faire ce travail. Celle-ci n’est pas simplement mal équipée pour le faire : elle ne veut pas, au niveau des officiers subalternes, s’en charger.


On a pu le constater hier, lors d’un incident. Après que la police du quartier de Petionville eut confisqué à l’envoyé spécial du Figaro le gilet pare-balles qui se trouvait dans sa voiture, nous nous sommes rendus au commissariat de ce quartier pour tenter de récupérer l’ustensile. Là, des policiers haineux, excités par le passage devant le bâtiment de deux camions chargés de soldats français, se sont déchaînés contre notre présence et celle des troupes françaises, hurlant : «Si vous voulez ce pays, prenez-le !», «Foutez le camp !», et menaçant notre chauffeur de représailles physiques. A la direction technique de la police, on nous a expliqué que «le commissariat de Petionville est un nid de Chimères» qui voient venir du plus mauvais oeil la fin de leur racket généralisé sur la population.


Cette anecdote dit bien l’état d’invraisemblable chaos dans lequel Aristide a plongé l’administration de son pays. «La police est pourrie, on ne peut pas lui faire confiance, constate le journaliste haïtien Yves Marie Chanel, et ce n’est pas elle qui sera capable de désarmer les factions. On devra immanquablement aller vers une reconstitution de l’armée pour ce faire». Aristide avait dissous l’armée du jour au lendemain, en 1995, renvoyant 8 000 soldats dans leurs foyers sans le moindre plan d’intégration de ces hommes dans la vie civile.


Pour l’heure, les militaires de la force internationale sont pris entre deux feux. D’un côté, les milliers de Chimères armées. Lundi, pour la première fois, ils ont ouvert le feu sur des militaires américains, dans le quartier de Bel-Air. De l’autre côté, Guy Philippe, le chef des rebelles qui ont poussé Aristide vers la sortie, menace de «reprendre les armes» avec ses hommes, si les Chimères ne sont pas rapidement neutralisées par la force multinationale.