Originally: La guerre déclarée contre la Presse Indépendante

   


 


La guerre déclarée contre la Presse Indépendante
 
 « L?assassinat de Jean Dominique constitue un tournant car si on a pu viser Jean Dominique avec toute son ascendance, c?est qu?on a franchi toutes les lumières rouges et, dès lors, il n?y aura plus de limite entre le possible et l?impossible. » C?est ce que nous avait affirmé Hérold Jean-François, Directeur de Radio Ibo et ex-président de l?Association Nationale des Médias Haïtiens (ANMH), lors d?une enquête que nous avions menée suite à la mort brutale de Jean Dominique le 3 avril 2000. (1) Et de fait, depuis cet assassinat qui fait toujours la une des organismes mondiaux de défense de la liberté de presse, la pression contre la presse indépendante haïtienne n?a fait qu?empirer. Le 3 décembre 2001, restera marqué par le sceau de l?ignominie, lorsque Brignol Lindor, Directeur de la Salle des Nouvelles de Radio Echos 2000 à Petit-Goâve, est découpé vivant, à coups de machettes, par des sbires du pouvoir, appartenant à l?organisation ??Balé Wouzé?? qui, de surcroît, revendiquent cet acte sans nom ! Deux semaines plus tard, le 17 décembre 2001, lors du faux coup d?Etat, fomenté par le pouvoir et dénoncé par la Commission d?enquête de l?OEA, l?Opposition haïtienne et la presse indépendante feront les frais des hordes lavalassiennes : plus d?une dizaine de journalistes, certains parmi les plus prometteurs de la nouvelle génération, prendront le dur chemin de l?exil. En déclarant que « le peuple avait identifié ses ennemis », parmi lesquels la presse, le Premier Ministre Yvon Neptune- qui était à l?époque le chef a.i du parti Lavalas et président de l?Assemblée Nationale- allait ouvrir la voie à une guerre ouverte contre la presse indépendante. Une guerre allant en crescendo, où les enquêtes se poursuivent et les victimes s?accumulent dans un climat de totale impunité. Le 6 janvier dernier, dans son rapport annuel titré ?? 2003, une année noire??, Reporters Sans Frontières (RSF) a dénoncé ce climat intolérable en soulignant « qu?en Haïti, l’impunité reste la règle. Elle permet aux sympathisants du gouvernement de sévir contre la presse et l’opposition. De plus en plus contesté, le gouvernement du président Aristide tente ainsi de se maintenir par la peur. De nouveaux journalistes ont été contraints à l’exil. Les enquêtes sur la mort de Jean Dominique et Brignol Lindor ne progressent pas. Dans ces deux affaires, non seulement les assassins ne sont pas inquiétés par la justice mais ce sont eux qui imposent leur loi aux familles des victimes. D’une façon générale, l’ensemble de la presse continue d’être l’objet de menaces de la part des sympathisants du pouvoir, et notamment des “organisations populaires”, véritables milices armées para légales chargées de faire régner la terreur dans les rangs des détracteurs du gouvernement. Pour beaucoup, les déclarations du président Aristide, fin septembre, faisant l’amalgame entre les critiques de la presse et le coup d’Etat de 1991, revenaient purement et simplement à indiquer à ces organisations quelle était leur cible. Comme l’a résumé Louis Joinet, rapporteur spécial pour Haïti auprès de la Commission des droits de l’homme des Nations unies, on peut craindre que “demain, le journaliste critique n’ait d’autre choix en Haïti que l’autocensure, l’exil ou la mort », conclut le Rapport de Reporters Sans Frontières.(2) Rappelons que, parallèlement, le pouvoir s?est accaparé de toutes les télévisions privées par ondes, Télémax, Radio Télé Eclair, tout en poursuivant sa propagande mensongère à travers Radio Télé Timoun (appartenant au président) et aux frais des contribuables haïtiens par le biais de la Télévision Nationale. Une propagande qui exclut jusqu?à ce jour toute autre voix que celle du pouvoir et qui, de plus, allait au fil des jours cibler directement et sans ménagement trois secteurs bien précis : l?Opposition, le Groupe des 184 et la presse indépendante.


Le ??cyclone Claire Heureuse?? du 13 janvier 2004


 L?attaque contre les émetteurs de 9 médias de la capitale le 13 janvier dernier, constitue un fait sans précédent dans l?histoire de la presse haïtienne. Ce soir là, un commando de plusieurs hommes armés s?est rendu à Boutilliers (sur les hauteurs de Port-au-Prince), a ligoté le gardien du site d?Electrocom abritant les émetteurs d?une douzaine de médias et a saboté les équipements de transmission de Radio Kiskeya, Signal FM, Magik Stéréo, Radio Galaxie, Radio Plus. Les émetteurs de Radio Commerciale, Mélodie FM, Radio et Télé Timoun, stations connues pour êtres proches du pouvoir et, les deux dernières, appartenant à la Fondation Aristide, ont porté les responsables de l?ANMH a déclaré que cette attaque avait été ??une opération aveugle frappant presque sans distinction tous les équipements. Richard Widmaier, président de l?ANMH et Directeur Général de Radio Métropole, a qualifié cette attaque de ??cyclone sans précédent dans l?histoire de la presse en Haïti?? et ??d?acte barbare??. Lors d’une conférence donnée ce 14 janvier à Port-au-Prince, les membres de l’Association Nationale des Médias Haïtiens (ANMH) n?ont pas hésité à fixer les responsabilités concernant le sabotage du 13 janvier qui constituent, selon eux,??un geste délibéré ?? en fonction d’une ?? vision déformée du pouvoir ??.  Pour le  président de l’ANMH, ??l?Etat a préparé la population à des représailles?? et le parti Lavalas ??a installé la notion du ??délit d?informer?? dans le pays??, en présentant la presse libre systématiquement dans les discours officiels, comme une presse ??qui diffame, mobilise les manifestations et fait partie de l?opposition??. Il a qualifié le sabotage du matériel des médias indépendants comme une attaque à la propriété privée et la libre entreprise. ?? Nos biens sont attaqués et c’est toute la presse qui est concernée ??, a affirmé Richard Widmaier. ?? La presse, selon le président Aristide jette de l’huile sur le feu ??, a ajouté le président de l’ANMH qui a souligné que cette action relève d’une chronique d’événements annoncés par les partisans du pouvoir et ?? il y a péril en la demeure ?? a-t-il affirmé. Il a pris en exemple l’assassinat des journalistes Jean Dominique et Brignol Lindor, les menaces contre les journalistes, l’arrêt des émissions de certaines stations de radios qui ont été les cibles de tir nourris. Les médias indépendants ne cesseront pas de ?? remplir leur mission d’informer la nation pour qu’elle ait toujours le libre choix entre l’information et la propagande officielle ??, en dépit de l’instauration en Haïti par le pouvoir lavalas de la notion du ?? délit d’informer ??, a réitéré le président de l’ANMH. De son côté, Sony Bastien, Directeur de Radio Kiskeya, a déclaré que l’acte de sabotage du 13 janvier était  ??un crime signé ??. Selon lui, les exécutants de cette attaque ont été identifiés par les habitants de la zone de Boutilliers. Le coup aurait été exécuté par des bandes du défunt Félix Bien Aimé, de Martissant (sud de la capitale), à la solde de l’ancien député lavalas Simpson Libérus et de Jean Claude Jean Baptiste, conseiller du président Aristide et ex-Chef a.i de la Police. Féliz Bien-Aimé était un chef de bande lavalas, assassiné l’an dernier. Son remplaçant, Fritz Innocent, les nommés Sasson (identifié comme un bandit à la solde du pouvoir qui érigeait des barricades enflammées lors de la manifestation de l’opposition le 1er janvier dernier) et Douze (identifié comme le chauffeur de Jean Claude Jean Baptiste),Légoni, Sosso, Wilkens, Ajoupam alias Colonel Bwadoc, Cossipato, Chez Ivens ( agent de sécurité au Parlement) seraient les principaux exécutants de l’opération du 13 janvier, a soutenu le directeur de Radio Kiskeya. Sony Bastien a fait savoir que les déclarations des représentants officiels du pouvoir, notamment celles de Nawoom Marcélus, Simpson Libérus, ?? ont préparé l’opinion publique à l’autodafé en faisant des médias indépendants le porte étendard du mensonge ??. De concert avec Max Chauvet, Directeur Général du Nouvelliste, il s’est déclaré opposé à toute offre d’aide du pouvoir qui serait l’auteur de cet acte répréhensible et a souligné l?importance de ne pas être redevable envers aucun gouvernement. Liliane Pierre-Paul, Directrice de programmation de Radio Kiskeya, membre de l’ANMH, a annoncé une série d’actions locales et internationales qui seront entreprises par les médias membres de l’association?.mais le public haïtien ne s?attendait pas à la surprise historique du 14 janvier 2004.


Une solidarité historique


14 janvier 2004 : la présentatrice vedette du journal de 4hPM sur Radio Kiskeya, Liliane Pierre Paul, reprend le micro dans une édition spéciale et historique sur Radio Métropole à 4hPM exactement en compagnie de Naomie Calixte de Radio Métropole et de Fritz Chéry de Signal FM. Alors que le pouvoir a voulu taire la voix de Kiskeya, elle a été propulsée sur le cadran à travers toutes les radios faisant partie du réseau de l?ANMH qui transmettaient cette émission historique en direct à travers tout le territoire ainsi qu?à l?étranger. Plusieurs journaux spéciaux ont été diffusés avec Liliane Pierre Paul à travers d?autres radios et des émissions spéciales d?autres journalistes connus ont été également hébergées par d?autres stations. L?Association Nationale des Médias Haïtiens a donc répondu de façon magistrale à la répression et la division exercée et prônée par le pouvoir, en faisant preuve d?unité et de solidarité démontrant ainsi, comme le prône la devise du pays, que l?union fait la force. Signalons que le sabotage du 13 janvier a suscité la réprobation de tous les secteurs politiques aussi bien que sociaux, sur la scène locale et a été condamné par l?OEA, l?Ambassadeur de France, Thierry Burkard et l?Ambassadeur des Etats-Unis, James B. Foley. Selon ce dernier, à travers cette attaque, ?? on a voulu assassiner la démocratie??, mais il n?a toutefois pas précisé que le sabotage venait du pouvoir. Du côté de la presse, toutes les associations locales de presse et de journalistes ainsi que les organisations internationales de défense de la liberté de la presse, Reporters Sans Frontières (RSF) et Commitee to Protect Journalist (CPJ) ont réprouvé l’assaut contre les antennes de plusieurs médias à Port-au-Prince et exprimé leurs préoccupations au sujet de la situation de la presse en Haïti. Du côté du pouvoir, le président Aristide a condamné le sabotage des médias et promis qu’une enquête sera diligentée. Le parti au pouvoir Fanmi Lavalas a également condamné l’attaque perpétrée contre les médias et le Commissaire du gouvernement, Me Riquet Brutus, a annoncé que l’action publique sera mise en mouvement pour identifier et poursuivre les auteurs du sabotage. Il a également indiqué le vendredi 16 janvier que l?ingénieur Fritz Joassin (propriétaire du site Electrocom), Sony Bastien ( directeur général de Radio Kiskeya), le gardien du site d?Electrocom et l?ex député Simpson Libérus étaient convoqués au Parquet pour le lundi 19 janvier. Notons que l?ex député a nié toute implication dans cette affaire et que Jean-Claude Jean Baptiste n?a pas été convoqué.



 A travers cette attaque, les observateurs notent que ce que Aristide devait faire en 1991, il a permis aujourd?hui à toutes les molécules de la société haïtienne qui se cherchent, de se retrouver dans le secteur de la presse indépendante. Tous les secteurs de la société haïtienne ont applaudi la solidarité démontrée par les médias indépendants qui pourrait servir d?exemple dans les moments tragiques que nous traversons. Certains confrères nous ont même déclaré qu?ils ??auraient pu mourir heureux?? après l?émission historique du 14 janvier 2004. Les étudiants ont également souligné l?importance de la presse indépendante lors de leur manifestation du 15 janvier et accusé le gouvernement d?être responsable du sabotage du 13 janvier. Par ailleurs, une manifestation notamment en support à la presse indépendante et organisée par la Plate-Forme démocratique est prévue pour le dimanche 18 janvier 2004.



Raisons et conséquences du sabotage du 13 janvier


 Si le bilan partiel des dommages effectués sur les émetteurs des médias est estimé à 500.000 $US ( cinq cents mille dollars américains), l?objectif visé par le ou les auteurs intellectuels de ce crime, était sans aucun doute plus large. Quelles sont les raisons qui pourraient pousser le pouvoir à perpétrer une telle attaque ? Tout d?abord, comme judicieusement stipulé par les membres de l?ANMH, ce sabotage constitue une chronique de faits annoncés. Le sabotage du 13 janvier a été l?aboutissement d?une campagne systématique de dénigrement du pouvoir contre la presse indépendante. Une campagne qui a été en crescendo et qui a aboutit à cette attaque sans précédent et massive contre les médias libres. Rappelons à ce sujet que deux jours avant le sabotage, la Télévision Nationale avait annoncé les couleurs dans l?émission ??Débats publics ?? retransmises sur toutes les télévisions par ondes. Dans cette émission qui ciblait la presse indépendante et était présentée par le directeur de la Salle des Nouvelles de la TNH,  une personne dans l?assistance, qui visiblement avait été triée au volet, a déclaré que ??la presse avait remplacé les mitraillettes de l?armée d?Haïti.?? Le sabotage du 13 janvier 2004, signe la guerre déclarée du pouvoir contre la presse libre, démontrant une fois de plus la nature sauvage de cet Etat et annonce, sans aucun doute, des jours très sombres pour le pays. Car, comme nous l?avons souvent dit et écrit en maintes fois, il ne faut jamais oublier que toute attaque contre la presse libre est une attaque à toute la société. Or, en essayant de faire taire les médias, le pouvoir aurait porté un coup dur non seulement à l?Opposition politique interdite sur tous les médias gouvernementaux ou proches du pouvoir, mais surtout à l?opposition manifeste d?une partie grandissante de la population qui réclame le départ de Jean-Bertrand Aristide. La mobilisation anti-Aristide, ponctuée de manifestations hebdomadaires et de grèves ponctuelles (souvent à l?appel du Groupe des 184), est en effet relayée par la presse indépendante. Le rôle de cette dernière est donc crucial et dérange, sinon fait peur au pouvoir. Ce dernier n?a-t-il pas par la voix de ses représentants officiels accusé la presse libre de vouloir ??déstabiliser le pays en désinformant la population?? ? La dernière attaque effectuée par la police sur Radio Maxima n?a-t-elle pas cassé la mobilisation au Cap haïtien, qui pourtant avait été la première ville à porter le flambeau de la mobilisation antigouvernementale depuis l?année dernière ?


 Le 5 décembre dernier, en attaquant la Faculté des Sciences et l?INAGUEI, le pouvoir avait déjà transgressé une ligne rouge infranchissable. Le 13 janvier, il a récidivé en voulant violer la liberté de presse, la liberté fondamentale au service de toutes les autres. Cette seconde étape constitue non seulement une guerre déclarée contre la presse indépendante mais également contre toute la société haïtienne. Le pouvoir est donc actuellement dans une logique de guerre et personne n?est à l?abri. Si les vedettes de certains médias peuvent être épargnées, ou ne pas l?être aussi, qu?adviendra-t-il aux étudiants par exemple ? Des rumeurs persistantes faisaient déjà état cette semaine de la menace pesant sur certains établissements scolaires qui pourraient être incendiés par des ??chimères??. Or ces écoles ou les universités, constituent des éléments clés dans le processus enclenché pour taire l?expression populaire. D?autre part, le sabotage du 13 janvier est aussi une atteinte grave à l?investissement privé qui demeure un pilier essentiel dans toute construction économique d?un pays. Le secteur des distributeurs de services pétroliers a été affecté au début du mois par de nombreux incendies criminels perpétrés par des partisans du pouvoir. Qui peut dire aujourd?hui que le secteur privé est à l?abri d?autres attaques ? Quel signe envoient de tels actes aux potentiels investisseurs étrangers déjà réduits à une peau de chagrin dans ce pays ?


 Le sabotage de 13 janvier 2004, ajouté à la situation explosive qui règne à Miragoâne, à Saint Marc et aux Gonaïves, devrait interpeller les citoyens à réfléchir sur la variété, la durabilité et l?efficacité des moyens pacifiques pour contrecarrer la face belliqueuse de ce pouvoir. En effet, le pays se retrouve dans l?impasse totale et la répression gouvernementale tous azimuts est en train de faire face à un nouvel élément de taille : les citoyens n?ont plus peur ni d?Aristide ni de son pouvoir en pleine décomposition malgré la ??bénédiction?? internationale qui lui a été donnée à Monterrey la semaine dernière. Or plus le pouvoir utilisera la force, plus les dérapages seront inévitables, en témoigne la situation de violence qui prévaut dans les trois villes précitées. Haïti devient chaque jour davantage, une entité chaotique ingouvernable et le spectre d?un bain de sang n?est pas à écarter. Face à ce chaos grandissant, tous les secteurs doivent resserrer les rangs comme l?a montré la presse indépendante cette semaine. La proposition d?alternative à Lavalas devrait être étoffée pour  créer les fondations concrètes de l?après Aristide, les étudiants doivent poursuivre leur rôle d?intermédiaire entre la société et les partis politiques en aiguisant leur suspicion saine, l?Eglise ne peut en aucun cas nous imposer un ??colonialisme spirituel?? et nous devons prouver à la communauté internationale que les Haïtiens souhaitent aujourd?hui institutionnaliser leur liberté. « La critique a toujours eu mauvaise presse ; le critique, bonne conscience » dit le dicton(3). La flamme critique de la presse indépendante n?a été que ravivée par le sabotage du 13 janvier et elle continuera, plus que jamais à accompagner le peuple haïtien dans ses revendications pour un avenir meilleur et la construction d?une réelle démocratie. Car, comme disait Albert Camus, « quand la presse est libre, cela peut être bon ou mauvais ; mais assurément, sans la liberté, la presse ne peut être que mauvaise. Pour la presse- comme pour la nature humaine- la liberté n?offre qu?une chance d?être meilleur, la servitude n?est que la certitude de devenir pire. »


Nancy Roc, le 16 janvier 2004


1/ Les Grands Dossiers de Metropolis, Volume I, par Nancy Roc,  page 68, Imprimerie Henri Deschamps, décembre 2002
2/ Reporters Sans Frontières, Rapport Annuel 2003, janvier 2003, www.rsf.org
3/ Pierre Descaves, Extrait de Le Théâtre