Aristide, seul responsable de son ratage. Un écrivain originaire de nos Antilles (taisons charitablement son nom), auteur d’un joli roman historique sur l’Haïti de l’époque coloniale, a récemment émis l’opinion selon laquelle les intellectuels haïtiens qui taxent le régime Lavalas de démagogie sur la question de la dette risquaient de ” rater le train “. On se demande dans quel incertain convoi ce bon conseilleur voulait les voir s’embarquer. Au chapitre des torts, dans l’actuelle situation haïtienne, tous ne vont pas du même côté. La France, par exemple, a les siens, qui s’est désengagée du pays depuis un certain temps déjà, même si on n’oublie pas que son ambassadeur a pu sauver la vie (au péril de la sienne) du président Aristide lors du putsch de 1991. Pourtant, cela ne saurait occulter l’écrasante responsabilité du pouvoir en place dans la tragédie que vit le peuple haïtien. Ici, ce ne sont que des mots sur la feuille d’un quotidien. Mais là-bas, ils prennent une effrayante réalité. Aujourd’hui, Haïti est officiellement recensé comme le pays le plus démuni de tout l’hémisphère Nord, et je laisse mesurer aux lecteurs de ce journal toute la signification de ce mauvais classement (accès dénié à la nourriture, à l’eau potable, à l’électricité, aux soins, etc.). Le manque de ressources et le passif laissé par les administrations précédentes ne peuvent tout expliquer, car il a bien fallu en arriver là : cet état d’extrême pauvreté. Qui en est la cause ? Pas le paysan nu-pieds de l’Artibonite. Pas le pêcheur de lambis de la côte sud. Mais bel et bien l’actuel locataire du palais présidentiel et sa cour d’affidés au sein de son parti, Fanmi Lavalas. Lorsque j’enquêtais en Haïti pour les besoins de la cause, en 2001, j’ai entendu ceci de la bouche d’un ancien membre de la sécurité présidentielle : ” Aristide s’est dix fois plus enrichi que les Duvalier en dix fois moins de temps. ” Selon, parfois, de stupéfiantes trouvailles : il y a en Haïti deux sociétés de téléphonie mobile (l’une appartiendrait à Titide, l’autre à sa femme, Mildred) ; lorsqu’un abonné appelle, il est normalement taxé ; mais, géniale nouveauté, son correspondant se voit lui aussi facturer une communication qu’il n’a pas nécessairement souhaitée. Le traditionnel pillage, la classique mise en coupe réglée d’un pays par son maître tout-puissant. Pour conserver son pouvoir et les bénéfices qu’il en retire, et devant la révolte d’une partie de la population, Jean-Bertrand Aristide a mis en mouvement une formidable machine de mort. La machine fonctionne depuis plusieurs années et se compose d’un large éventail d’éléments issus de la société civile (organisations populaires, ” attachés ” aux commissariats, ” chimères “) ou des corps constitués de la police et de la justice. Elle laisse sur son passage un chemin de cadavres, de têtes coupées et de membres brisés – ce ne sont pas les mots d’un romancier, ce sont ceux de la réalité, décrivant des faits attestés quotidiennement par les associations de défense des droits de l’homme, locales et étrangères. Comment et pourquoi un ancien prêtre a-t-il pu devenir le maître de cette terrifiante machine ? Hé bien, comme d’habitude, parce que le pouvoir corrompt, et corrompt parfois jusqu’à déshumaniser totalement celui qui en fait l’exercice. Ces dernières semaines, Aristide a enregistré plusieurs défections autour de lui. Des membres de son gouvernement, des figures du parti, des officiers de la police nationale. Il aura présidé, ce 1er janvier, des festivités de bicentenaire marquées par l’absence de la plupart des grandes chancelleries et dans un singulier manque d’enthousiasme général. Car nous sommes dans une fin de règne, et Aristide, même s’il en rejette l’idée, sait qu’il n’ira pas au terme de son mandat (2006). Que pouvons-nous conjecturer, maintenant ? Que l’ancien prêtre, tel que nous le connaissons désormais, va s’accrocher le plus longtemps possible et à n’importe quel prix (beaucoup de sang encore) à son fauteuil. Mais que la situation va lui devenir tellement intenable, ponctuée de nouvelles révoltes et de nouveaux sacrifices devant les barres de fer et les armes de poing de ses troupes – les derniers nervis appointés sur les fonds publics de la nation -, qu’il se verra contraint d’accepter l’exil, ou de demander lui-même refuge. Qui le lui offrira ? Peut-être les États-Unis, qui possèdent la main dans la région (un peu plus qu’ailleurs, sans doute), et ne sont connus pour ne pas s’embarrasser de considérations morales (moins encore que la France, mais oui) et n’ont pas reconnu la CPI (veulent la mort de la CPI). Aristide a donc raté son coup, mais il est seul responsable de ce ratage. S’il n’a pas poursuivi dans la vision philanthropique qu’il professa jadis pour l’avenir de son peuple, s’il s’est parjuré dans les idéaux qu’il exprimait dans son église de Saint-Jean Bosco, en lisière de Cité Soleil, c’est qu’à un moment donné il a décidé de le faire. Et tout cela nous ramène à la dramatique inconstance, à la tragique fragilité de l’homme devant le choix qu’il est perpétuellement amené à faire : le bien ou le mal. Marc Trillard, Écrivain Auteur du Maître et la Mort, Éditions Gallimard