Originally: La violence politique se généralise contre une opposition qui cherche à s’organiser et réclame le départ du président
Haïti – La violence politique se généralise contre une opposition qui cherche à s’organiser et réclame le départ du président
Aristide, l’espoir trahi des Haïtiens
Les incidents ne cessent de se multiplier à Haïti. Ils mettent aux prises des partisans d’Aristide et des opposants qui tentent de faire entendre leurs voix.
REPORTAGE
VÉRONIQUE KIESEL, envoyée spéciale à Port-au-Prince
Les piétons pataugent dans la boue, contournant les étals de misère des commerçants informels, dressés avec quelques bâtons et un peu de tôle mais très envahissants. Les détritus sont partout, vaguement entassés. La plupart des commerces en dur semblent être des loteries : « Paloma », « Chez Titi » ou, plus prometteur, « Père éternel ». Alors que la route est coupée par un torrent d’eau brunâtre, les embouteillages sont inextricables, les « tap-tap » (minibus servant au transport de passagers) pétaradants bloquant la chaussée, tandis qu’un camion vient de se renverser, écrasant un autocar. Au milieu de cet extraordinaire désordre, des groupes d’écoliers en uniformes impeccables, dont des petites filles aussi jolies que des poupées, se pressent pour aller à l’école. Carrefour, dans la banlieue de Port-au-Prince, semble un concentré des problèmes de Haïti : misère, économie informelle, absence de l’Etat mais, malgré tout, quelques lueurs d’espoir.
A la tête de ce pays chaotique où même les parents les plus pauvres doivent payer l’école de leurs enfants, où les hôpitaux publics sont un désastre, où les routes ont immense besoin d’entretien, trône Jean-Bertrand Aristide. Il a bien changé depuis l’époque, où, petit prêtre des bidonvilles, il prônait la théologie de la libération. Son élection à la présidence de la république, en décembre 1990, avait soulevé d’immenses vagues d’espoir : enfin les Haïtiens avaient un chef d’Etat qui voulait leur apporter dignité et prospérité.
Renversé par un coup d’Etat en septembre 1991, après moins de 7 mois au pouvoir, et contraint à l’exil, Aristide ne retrouvera son poste qu’en octobre 1994, ce qui ne lui laisse qu’un peu plus d’un an de mandat. La constitution interdisant deux mandats successifs, il ne se représente à la présidentielle que fin 2000, pour commencer son mandat en février 2001.
Mais cet « Aristide II », désormais marié et père de famille, semble se désintéresser des malheurs de la population. C’est en tout cas comme cela qu’il est perçu par d’innombrables Haïtiens. A sa première élection, il y avait un véritable élan populaire : tout le monde s’est mis à nettoyer les rues, à se reprendre en main, explique Marianne, qui travaille dans une coopérative. Mais depuis sa réélection, il se contente de passer en trombe dans sa limousine, entouré de ses gardes du corps américains et il ne voit plus rien. Ici à Haïti, on a toujours tendance à attendre un sauveur, un homme providentiel. La population sait maintenant que ce n’est pas Aristide. L’économie est dans un état désastreux. Le milliard de dollar que les exilés envoient chaque année à leurs familles permet à Haïti de ne pas sombrer complètement, tout comme l’aide internationale très ciblée que nous recevons.
Quant on circule en province, les équipements nouveaux – pompes à eau, centres de santé, bâtiments scolaires – ont tous, sans exception, été réalisés grâce à de l’aide étrangère, missionnaires, organisations de développement ou petits projets bilatéraux. Mais où passe donc le budget des différents ministères ?
Joseph, actuellement actif dans une ONG, travaillait il y a quelques mois encore au ministère de l’agriculture. Nous n’y faisions rien ! Mes collègues qui y sont toujours sont profondément déprimés : ils ont l’impression de « désapprendre » ! Ils veulent tous démissionner, mais pour aller où ? L’argent du ministère sert régulièrement à payer les manifestants qui viennent « spontanément » aux rassemblements organisés en soutien à Aristide. Ce sont les « chimères », des bandes armées liées au pouvoir qui s’en occupent. Il y a des budgets précis : autant pour une manifestation simple avec slogans et calicots pro-Aristide. Si l’on veut des bagarres, des barricades et des pneus brûlés, c’est évidemment plus cher. Et chaque ministère doit payer à tour de rôle. Les gens sont désespérés, poursuit Joseph. Leurs espoirs ont été trahis, et le seul modèle qui leur est proposé, c’est la corruption. Que fait le responsable qui est chargé de débourser l’argent pour ces manifs ? Il en sort un peu plus et garde la différence pour lui? Le pire, c’est que les Haïtiens éprouvent désormais une défiance totale pour la politique : plus personne n’y croit.
Haïti est-elle encore une démocratie ? Formellement, oui, même si les dernières élections législatives de mai 2000 ont été dénoncées par l’opposition comme étant entachées de fraudes massives. Depuis, les institutions politiques haïtiennes battent de l’aile : l’opposition a boudé les partielles de rattrapage organisées ensuite, ainsi que les présidentielles de 2000. Et la polarisation n’est allée qu’en s’accentuant. Une large partie de l’opposition estime que les élections ne pourront avoir lieu de façon sûre et honnête tant qu’Aristide sera au pouvoir.
L’Organisation des Etats Américains a déjà fixé, en vain, plusieurs ultimatums au président, lui demandant d’enquêter sur plusieurs cas graves de violations des droits de l’homme, de rétablir un climat de sécurité et de préparer des élections. Mais le blocage reste complet, l’opposition refusant de faire confiance au pouvoir. Or le mandat de la majorité des parlementaires arrive à expiration le 12 janvier 2004. Et pendant tout ce temps, la communauté internationale, qui avait débloqué de très grosses sommes pour participer à la reconstruction de Haïti, a préféré geler l’essentiel de cette aide, dont la population a pourtant un immense besoin, mais qu’elle ne veut pas voir dilapidée par un pouvoir corrompu.
Aristide n’a pas réussi à s’ériger en homme d’Etat, explique une responsable d’une organisation féministe. Il est resté au niveau d’un chef de gang mais est devenu maître dans l’art de la manipulation. La population ne l’intéresse pas, beaucoup moins que la pérennisation de son pouvoir. Le problème, c’est que les Haïtiens attendent maintenant que Washington les débarrasse d’Aristide, quitte à accepter une militarisation. Et il est difficile pour ceux qui sont à contre-courant de reprendre une mobilisation. L’opposition existe, mais elle est très faible, il n’y a guère de vrais partis.
Pour tenter de faire bouger les choses, 184 organisations civiles se sont réunies en une plate-forme où se côtoient paysans, intellectuels, patrons ou féministes. La mise sur pied du Groupe des 184, en décembre 2002, a été une excellente initiative, explique Evans Lescouflier, ancien ministre actuellement dans l’opposition et qui participe à la plate-forme. C’est de la société civile que viendra la solution : elle travaille à un nouveau contrat social. Car les partis politiques ne sont plus populaires : 5 % de la population croient encore en Aristide, les 95 autres ne font plus confiance à personne. Avant d’arriver à des élections, il faudra une longue préparation citoyenne.
Mais les réunions publiques du Groupe des 184 sont souvent perturbées par des agressions de partisans armés d’Aristide, les « chimères » qui font tristement penser aux « Tontons macoutes », les milices des Duvalier père et fils, ayant écrasé Haïti sous le joug de leur dictature pendant 30 ans, (1957-1986). Depuis le mois d’octobre, la situation est devenue de plus en plus tendue, avec une montée des violations des droits de l’homme : plus les semaines passent, plus les hommes de main du pouvoir se font agressifs.
Fin novembre furent découvertes dans les rues de Port-au- Prince des têtes de mort accompagnées de messages virulents d’un comité proche du parti Famille Lavalas, celui d’Aristide. Ces messages ordonnaient aux partisans du président de s’en prendre à des personnalités de l’opposition, leur enjoignant de « tuer et décapiter ». Pour la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (Conap), membre du groupe des 184, le gouvernement Lavalas franchit une autre étape dans l’horreur. L’utilisation sans vergogne de têtes de morts montre jusqu’où entend aller Lavalas pour se maintenir au pouvoir. Le massage est clair : réduire à néant, par assassinat et la décapitation, toute contestation, toute velléité de contestation ! Difficile dans ces conditions d’imaginer qu’il sera possible d’organiser rapidement des élections sereines et équitables?·