Depuis l’indépendance d’Haïti, il y aura deux siècles demain, la plupart des chefs d’Etat ­ empereurs, présidents, «présidents à vie»… ­ y ont été tués ou renversés. Le président actuel, Jean-Bertrand Aristide, chancelle à son tour. L’ex-«prêtre des bidonvilles» (lire ci-dessous) est de plus en plus isolé. Lâché par ses propres amis, plombé par son impopularité et son mépris affiché des droits de l’homme. «Haïti a les moyens de s’en débarrasser, c’est ce qui pourrait arriver de mieux, lance l’écrivain Lyonel Trouillot. Ce pouvoir est mort, Aristide n’a plus personne autour de lui, sauf des gens à sa solde. Il ne lui reste que la violence.» Chaque semaine, les manifestations sont sévèrement réprimées, dans la capitale comme en province, avec l’aide de bandes parfois payées par le pouvoir (Libération du 26 décembre). Hier, à l’avant-veille des festivités du bicentenaire, des coups de feu ont été tirés à Gonaïves, la «cité de l’indépendance», troisième ville du pays, malgré une trêve.


Le 5 décembre, des «contre-manifestants» pro-Aristide ont fait une trentaine de blessés parmi les universitaires et les étudiants de Port-au-Prince. Le recteur de l’université d’Etat a eu les jambes fracturées à coups de barre de fer. Du coup, la ministre de l’Education a démissionné, suivie de ceux du Tourisme et de l’Environnement. Le 11, une grande manifestation de l’opposition a été réprimée au prix de plusieurs blessés par balles. Le 22 : deux morts à Port-au-Prince, trois à Gonaïves.


«Pour réprimer, Aristide utilise ses “chimères”, ses hommes de main, armés, poursuit Lyonel Trouillot. Cela nous ramène à de sinistres pratiques que l’on croyait oubliées, celles des Tontons Macoutes de Duvalier (l’ex-dictateur, ndlr) Le raidissement du régime remonte à l’automne 2002, quand lycéens et étudiants sont descendus dans les rues de Port-au-Prince et que 30 000 manifestants ont défilé à Cap Haïtien, dans le nord, à l’appel d’une Initiative citoyenne…


La répression avait déjà fait des morts, plus ciblés, parmi les opposants ou les journalistes notamment. Le 3 avril 2000, le patron de presse Jean Dominique, propriétaire de Radio Haïti Inter, ancien proche d’Aristide mais de plus en plus critique envers les dérives du pouvoir, prend quatre balles dans la peau. Sa veuve, qui prend le relais de la station, est victime, deux ans plus tard, d’une tentative d’attentat, jette l’éponge, part en exil. L’affaire est caractéristique de la déliquescence de l’Etat : tour à tour, deux juges d’instruction qui suivent le dossier démissionnent suite à des menaces de mort. Deux témoins clés sont victimes d’«accidents» mortels ­ le corps de l’un d’eux disparaîtra même de la morgue…


Peu après l’assassinat de Jean Dominique, la situation s’envenime. En mai 2000 ont lieu des élections législatives. Aristide et les siens trafiquent le résultat des urnes sans vergogne, et enlèvent 73 sièges de députés sur 83 et 26 de sénateurs sur 27. Personne n’y croit. L’opposition boude l’élection présidentielle en novembre. Aristide est élu avec 91,8 % des voix mais un taux de participation qui n’aurait pas dépassé les 5% à 10 %. Depuis, la Convergence démocratique, qui réunit une douzaine de partis d’opposition, ne cesse de réclamer son départ avant la fin de son mandat, en février 2006. «Avec lui, nous avons pris dix ans de retard, l’économie est en récession (-1,2 % de PIB en 2002, ndlr), la pauvreté ne cesse d’augmenter, estime le socialiste Serge Gilles. Le régime a concentré tous les pouvoirs en un seul homme. Aristide commande directement la police, et la justice est domestiquée. En 1990, il aimait se voir en Mandela, mais Mandela a restauré la démocratie. Aristide, lui, a instauré un fascisme créole.»


Le pouvoir se contente d’accuser une «minorité déstabilisatrice qui n’accepte pas le verdict des urnes et ne veut pas renoncer à ses privilèges», selon le secrétaire d’Etat à la Communication, Mario Dupuy. Il reconnaît des problèmes «d’insécurité» mais les impute aux «sanctions» (le gel de 500 millions de dollars de prêts internationaux) : «A cause des sanctions notre police n’a plus de moyens.» Mais, pour l’expert français Louis Joinet, envoyé spécial de l’ONU à Haïti, la situation des droits de l’homme ne fait que s’aggraver : «A Haïti, l’état d’impunité se substitue toujours plus à l’Etat de droit.»