En octobre 1994, après trois ans d’exil à Washington, Aristide est ramené en Haïti sous la protection de 20 000 soldats américains. On savait alors qu’une ère nouvelle de démocratie s’ouvrait pour le premier pays sorti par lui-même de l’esclavage.

L’intervention américaine était censée être bornée par le droit international, puisqu’elle se réalisait apparemment sous autorisation expresse de l’ONU. On pouvait se mettre à penser que cette intervention différait de l’occupation-expansion impériale des Etats-Unis en Amérique centrale des années 1915-1934. Dans tous les cas, Haïti revenait après un coup d’Etat sanglant à un régime constitutionnel. A l’étranger comme en Haïti même, qui pourrait imaginer que le même Aristide allait chercher à satisfaire sa soif du pouvoir en se perpétuant à la tête de l’Etat par la violence et par les élections les plus frauduleuses de l’histoire du pays ?


Que, dans certaines circonstances, Aristide ait pu se laisser emporter par son verbe jusqu’à faire l’éloge du supplice du pneu enflammé, comme c’était le cas le jour qui précédait le coup d’Etat du 30 septembre 1991, on pouvait bien vite – mais sans doute à tort – passer l’éponge devant le nombre de morts que les militaires au pouvoir ont fait dans la première semaine du coup d’Etat. A la vérité, on ne se doutait pas qu’un tel dérapage verbal portait en lui de lourdes conséquences.


Depuis le deuxième mandat qu’Aristide s’est octroyé, le 7 février 2001, nous assistons à une avalanche d’assassinats, de viols, d’arrestations sans mandat, de nombreux prisonniers jamais passés en jugement et souvent torturés. Mais la violence qui se déploie à travers le pays comme stratégie principale du pouvoir est enrobée dans un discours pléthorique sur la paix.


L’un des points culminants de cette violence a été le 17 décembre 2001, quand, sous l’autorisation et la protection du pouvoir, des bandes de “chimères” armées incendient tous les locaux de tous les partis politiques de l’opposition et brûlent deux partisans d’un leader politique en leur appliquant le supplice du pneu enflammé.


Aujourd’hui, les manifestations d’opposants sont systématiquement perturbées par la police et les “chimères”. Les étudiants sont persécutés et la police pénètre librement dans les locaux de l’université d’Etat. Des massacres de jeunes gens (11 une nuit, dans un bidonville ; 3 de la même famille, dans un autre bidonville ; 13 au cours d’une manifestation aux Gonaïves, ville située à 60 km de la capitale) sont périodiquement perpétrés.


Des kidnappings avec exigence de rançon sont monnaie courante sous le régime d’Aristide et se réalisent – d’après de nombreux témoignages – sous la supervision de commissaires de police en poste au palais présidentiel. Le 20 novembre 2002, au cours d’une manifestation d’écoliers dans la ville de Petit-Goave, la police n’hésite pas à tirer à hauteur d’homme sur la foule ; 11 manifestants sont blessés par balles.


Sous le prétexte de la tolérance zéro d’insécurité, une cinquantaine de personnes ont été, l’an passé, exécutées et inhumées comme des animaux. Le système judiciaire est alors annihilé : plusieurs commissaires, juges d’instruction, inspecteurs de police ont été acculés à prendre la fuite vers l’étranger ; pas moins de 20 à 30 journalistes indépendants se sont réfugiés en France et au Canada.


Pour comprendre une telle situation, il convient de la rapporter au langage qui l’accompagne et qui prétend la rendre acceptable au regard même de ceux qui en sont les victimes.


Le slogan que le pouvoir inscrit partout à travers le pays, à savoir “La paix dans le ventre” (en créole “Lapè lan vant”) renvoie à une idéologie bioéconomique : “manger” aurait été, pour Aristide, la demande principale des masses pauvres du pays. Une manière d’alimenter le fantasme d’un Etat-providence pour minimiser les revendications de droits civils et de droits civiques en Haïti.


D’un autre côté, en appelant son parti politique la Famille (en créole “la Fanmi”), Aristide vise à promouvoir un type d’Etat en continuité avec la famille qui suppose en règle générale la domination (ou à la rigueur la préséance) du père sur les enfants et de l’homme sur la femme.


Comment mieux éviter un régime de droit pour perpétuer dans l’ordre politique un régime de faveurs, donc de droit de vie et de mort ? Car, en vérité, ne peuvent être considérés comme citoyens que les partisans du pouvoir et, là encore, on se trompe si l’on ne voit pas que ces partisans, qui se croient au-dessus des lois, ne sauraient être à l’abri des humeurs de celui qui apparaît désormais pour eux comme le Parrain. La paix tant promise est dans la réalité l’instauration de l’impunité pour tous ceux qui reconnaissent le leader comme le nouveau messie, créateur et sauveur de la nation.


Au départ, Aristide se présentait comme porte-parole de Dieu lui-même qui parle toujours à travers le peuple. De la sorte, une psycho-théologie est mise en ?uvre, et qui mime la théologie de la libération. Conséquence pratique : une stratégie de la séduction qui consiste à jouer constamment sur une identification entre Dieu, le peuple et lui-même, Aristide : “ J’ai dit oui au peuple, qui m’a demandé de me présenter comme candidat… Oui à Dieu. Oui au peuple haïtien, dont la voix n’est autre que la voix de Dieu” (voir André Corten, Misère, religion et politique en Haïti. Diabolisation et mal politique, Ed. Karthala, 2001). Impossible de penser une dissidence dans cette perspective.


A l’avance, toute élection devra éternellement produire les mêmes résultats : la totalité des sièges de députés, de sénateurs, de maires pour un seul parti, celui du président, qui devient tout le pays et qui met en avant le fantasme du peuple-un, par quoi tous les mécanismes institutionnels nécessaires à l’établissement de la démocratie sont rendus inopérants. Tout en organisant la persécution des opposants, il ne cesse de les “aimer” et de les appeler “les frères de l’opposition”.


La politique instaurée par Aristide depuis trois ans manifeste finalement les mêmes caractéristiques que celle du régime issu du coup d’Etat militaire du 30 septembre 1991, et l’on peut même se demander si ce dernier n’est pas surpassé dans l’ordre de l’éloge de la violence tel qu’on l’entend dans divers discours d’Aristide, particulièrement dans celui du 17 octobre 2003, date de l’anniversaire de l’assassinat du premier chef d’Etat haïtien, Jean-Jacques Dessalines.


Ce discours mérite quelque attention pour saisir non pas les transformations qui se sont produites chez l’homme, dont la popularité n’était guère contestable en 1990, mais pour découvrir la passion du pouvoir qu’on ne savait pas toujours détecter chez lui.


Le leitmotiv de ce discours, “le sang appelle le sang”, est une expression qui ne souffre pas d’équivoque. De quel sang s’agit-il ? Du sang de Dessalines, qui est, dit-il, “le même sang qui coule dans nos veines”. Le premier sens concerne le sens biologique : tout Haïtien, “tout vrai Haïtien“, doit se sentir et se comprendre du même sang que Dessalines.


Mais, le 17 octobre 1806, explique le président, Dessalines est tombé : ce sont les “cabris du coup d’Etat” qui l’ont dévoré, étant entendu que la notion de “cabris” s’applique ici aux assassins de Dessalines, qui ont par là même perdu leur humanité ou qui méritent d’en être retranchés.


D’où l’appel pressant du discours à la “purification” du sang du vrai Haïtien : “C’est le sang de Dessalines qui circule à travers tout notre corps, chaque minute, il faut qu’il ait le temps de nous nettoyer, de nous purifier, de nous fortifier, pour pouvoir devenir de bons patriotes…” Il est alors bon de recourir à la puissance de Dessalines, à “son bon sang”, qui “peut supprimer tout mauvais sang…, tous les mauvais microbes, qui sont susceptibles de faire de nous des traîtres”.


Ce qui s’apparente ici à l’expression d’une “purification ethnique” telle qu’elle a été appliquée en Serbie ou au Rwanda est compris directement comme un appel à la vengeance, car la vision courante que le tout-venant, principalement l’analphabète ou le demi-lettré en Haïti, a de Dessalines est celle de l’homme qui, en 1805, a donné l’ordre de massacrer tous les Blancs restés dans l’île après la victoire sur les armées de Leclerc et de Rochambeau.


En même temps, Dessalines passe pour celui qui n’allait pas par quatre chemins quand il s’agissait de réprimer les ennemis, le slogan qui est retenu de tous et qui permet d’identifier Dessalines est le célèbre : “Koupé tèt, boulé kay” (“Coupez les têtes, incendiez les cases”). Slogan rapidement repris, le lendemain du discours d’Aristide prononcé le 17 octobre, par certains groupes appelés organisations populaires contre les opposants qui manifestent dans la capitale et dans les villes de province.


De même, comme par hasard, sur un tract en circulation le 14 novembre 2003, jour d’un rassemblement organisé par les associations de la société civile (le Groupe 184) et les partis politiques d’opposition, on pouvait lire : “Massacrez les colons locaux” (“Touyé kolon lokal”, en créole).


Quelques jours plus tard, des têtes fraîchement coupées sont retrouvées dans des piles de fatras autour de la capitale ; à côté de ces têtes sont placés des tracts qui présentent la liste des opposants connus préposés au même sort.


Les effets performants du discours d’Aristide n’ont donc pas tardé à se vérifier. Écoutons-le encore : “Tout le mauvais sang qui est capable de faire de nous des traîtres, de nous faire oublier que nous sommes frères, que nous tous sommes des nègres… Aujourd’hui notre papa Dessalines vient réaliser cette purification…”


Le discours du “président” axé autour du “sang” (on a calculé une occurrence du mot “sang” au moins 96 fois) se termine avec le récit d’un rêve qu’un partisan du pouvoir aurait fait sur un certain groupe sanguin appelé R+ et qui, déchiffré par Aristide, signifie “restitution”. Tel est désormais le maître mot de la célébration du bicentenaire d’Haïti : que la France redonne à Haïti les 90 millions de francs payés pendant des décennies comme indemnités pour les colons expropriés lors de l’indépendance en 1804.


Le croisement opéré entre sang et restitution est censé produire la bonne et correcte forme de célébration de l’indépendance : sous la menace directe de la vengeance contre les ennemis des vrais Haïtiens qui sont de la lignée de Dessalines et dont l’authentique et indiscutable représentant actuel s’appelle Jean-Bertrand Aristide.


Vouloir renverser le gouvernement d’Aristide équivaut à rééditer l’assassinat de Dessalines : “Le sang appelle le sang”, et c’est pour cela que “Haïti crie sang”. Trois fois répété à la fin du discours, ce syntagme est nettement plus qu’un souhait : une injonction à donner à voir le sang qui serait en dernière instance rédempteur d’Haïti.


Comme d’habitude, la communauté internationale dans sa pusillanimité se comporte comme la chouette de Minerve, mais les jeux sont déjà faits en ce qui concerne la plupart des secteurs vitaux de la société haïtienne ainsi que tous les partis politiques, qui savent désormais que les signes de la dictature établie en Haïti sont évidents.


Tout se passe comme si le déficit de légitimité dont souffre le mandat qu’Aristide s’est donné lors des élections réalisées sous son propre contrôle, le 26 novembre 2000 – précédant Edouard Chevardnadze, en Géorgie -, avait pour corollaire l’utilisation de la terreur pour éviter toute expression de dissidence.


Telle est la situation qui prévaut à la veille de la célébration du bicentenaire, qui a l’air d’être la célébration du chef d’Etat lui-même. Marc Trillard, dans un roman sur Haïti, Le Maître et la Mort (Gallimard), énonce bien le projet d’Aristide : “Le seul projet qu’il ait aujourd’hui, c’est lui-même, sa personne. Se réveiller président, se regarder marcher président, s’écouter parler président”. Aristide qui, après s’être identifié en 2002 à Toussaint Louverture – “Deux hommes, deux siècles, une même vision”, lit-on encore sur des banderoles dans la capitale -, ne se voit plus aujourd’hui que sous les habits de Dessalines.


Il y a quelque ironie à observer que les idéaux qui ont été à la base de la révolution antiesclavagiste haïtienne, à savoir la liberté et l’égalité, soient précisément les grands absents en Haïti, même au moment de la célébration du bicentenaire, et que la communauté internationale – nous voulons parler spécialement de l’establishment américain et de l’OEA (Organisation des Etats américains) – ne semble pas outre mesure s’en émouvoir en continuant à attribuer une légitimité imaginaire au mandat présidentiel que s’est donné Aristide.


Il y a cependant une leçon à tirer de cette expérience de perversion de l’idéal démocratique, et cette leçon, c’est Primo Lévi qui nous la donne dans Si c’est un homme : “Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d’autres voies que la raison, autrement dit des chefs charismatiques : nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu’un le pouvoir de juger et de vouloir à notre place.


Laennec Hurbon est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Dernier ouvrage paru : Pour une sociologie d’Haïti au XXIe siècle. la démocratie introuvable, Editions Karthala, 2001.


? ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 31.12.03