L?exécution de « Cubain », un caïd et bras armé du président Jean-Bertrand Aristide, a provoqué des émeutes meurtrières et révélé les écueils d?une démocratie kidnappée, deux cents ans après l?indépendance de l?île.


Haïti, naufrage et tueur à gages



Gonaïves et Port-au-Prince envoyé spécial Jean-Hebert ARMENGAUD


Ce fut une journée sans soleil. Et sans lune. » C?est sa façon à lui, Butteur Métayer, de raconter le jour où on lui a annoncé la mort de son frère, Amiot, dit « Cubain », assassiné le 21 septembre. Butteur a appris la nouvelle par téléphone : il était à Miami, chez la mère, exilée. Le cadavre d?Amiot venait d?être retrouvé dans un champ, non loin de Gonaïves, la troisième ville d?Haïti. Le crâne ouvert, le coeur arraché, les yeux explosés par des balles.


Butteur a fait « tourner les tables », à la façon du pays, et trouvé les noms des assassins de son frère.Les tables, dit-il, ont désigné le Palais national où siège Jean-Bertrand Aristide, le président tout-puissant d?Haïti, l?ex-« prêtre des bidonvilles » qui suscita tant d?espoirs à la fin des années 80. Espoirs vite déçus. Aristide a saboté à son profit la transition démocratique. Son régime est aujourd?hui sur les listes les plus noires des droits de l?homme en Amérique latine.


« Amiot, assassiné ! Aristide, criminel ! », crie un gamin des rues de Raboteau, le grand quartier populaire des Gonaïves. Presque un bidonville, de dizaines de milliers d?habitants. La plupart des maisons basses, d?une pièce ou deux, où s?entassent des meubles de fortune, sont construites en dur, mais certaines cases sont encore de bois et de tôles, dans des dédales de boue. Les caniveaux servent d?égout, mais les rues principales sont pavées. Sauf que bien des pavés ont récemment été arrachés pour en faire des barrages aux principaux carrefours et empêcher les 4×4 de la police de pénétrer dans le quartier. Depuis l?assassinat d?Amiot Métayer, les émeutes ont fait une trentaine de morts à Raboteau.


De l?organisation populaire au gang armé


« Cubain » était le caïd du coin, le chef de l?Armée cannibale, l?organisation populaire (OP) de Raboteau. Les OP ont été créées à la fin de la dictature, pour tenter de réveiller la démocratie au niveau des quartiers. Nombre d?entre elles ont tourné aux gangs armés, se chargeant du sale boulot pour le compte du pouvoir : saccages de locaux de l?opposition, contre-manifestations, tabassages d?opposants, voire meurtres… L?Armée cannibale d?Amiot Métayer était de celles-ci. « Depuis sa première élection, en 1990, nous avions toujours travaillé pour Aristide, affirme Winter Etienne, un des lieutenants de Cubain. Nous avions choisi le nom d?”Armée cannibale” pour mieux faire peur aux opposants. Quand il le fallait, nous allions les “fouetter”. »


Ce large gaillard qui fait rouler ses muscles sous son tee-shirt affirme pouvoir disposer, avec les OP « alliées », de plusieurs centaines d?hommes, armés. Mais il jure que son chef assassiné « n?a jamais participé » au moindre assassinat politique.


Raboteau et sa cité, Gonaïves, avaient allumé la mèche des émeutes qui ont fait tomber Jean-Claude Duvalier, en 1986. Plus tard, le quartier a acquis une réputation de résistant à la clique militaire qui avait renversé le premier gouvernement d?Aristide, en 1991. Une nuit, à l?époque, l?Armée cannibale avait même pris un avant-poste de l?armée à Gonaïves, pour y voler des armes. Pour échapper aux militaires, Amiot Métayer et sa famille avaient finalement dû suivre Aristide en son exil américain provisoire.


« Aba Aristid » et « Aristid kriminèl » sur les murs des cases de Raboteau


Raboteau a donc longtemps été un des fiefs électoraux du Président. En échange du pactole des voix de son quartier, Amiot Métayer avait carte blanche sur les trafics petits et grands de la zone. « C?est nous par exemple qui proposions les noms pour nommer le directeur des douanes », affirme Winter Etienne. Les douanes et le port de Gonaïves sont les principales activités économiques de la région. Ce jour-là, quatre petits cargos à bout de souffle mouillent dans la baie. C?est beaucoup à l?échelle d?un des pays les plus pauvres du monde. « Amiot Métayer servait d?intermédiaire dans les formalités de dédouanement, explique une ancienne connaissance de « Cubain ». En gros, il touchait sur tout ce qui se déchargeait des bateaux. » Cet argent, il en faisait profiter les hommes de son Armée cannibale, mais aussi le reste du bidonville, distribuant les billets ici et là, versant à la cantine des écoles, pour les enfants les plus démunis, et aidant tel petit commerçant ou petit pêcheur dans une mauvaise passe. C?est en tout cas la version que tentent aujourd?hui de faire passer ses proches, la version light, celle d?un « protecteur » bienfaisant du quartier. Qui ferait oublier celle du porte-flingue au service du Palais.


Sur les murs des cases de Raboteau les « Aba Aristid » et autres « Aristid kriminèl » ont remplacé, en créole, les « Viv Aristid » enthousiastes des années passées. Butteur Métayer a repris les rênes de l?Armée cannibale, rebaptisée du jour au lendemain Front de résistance de l?Artibonite ­ du nom du département des Gonaïves ­ dont l?objectif est de lutter contre Aristide. « Nous voulons que justice soit faite pour la mort de mon frère, que le président Aristide s?en aille. Nous n?avons rien à perdre, de toute façon nous sommes des hommes morts… En tout cas nous sommes prêts à mourir pour ça. » Butteur fait visiter la maison familiale à moitié calcinée lors des incursions récentes de la police. Sur la façade, un large bandeau noir clame les noms des assassins : « Aristid, Odonel, Awol Adekla… » Jean-Bertrand Aristide, le Président, donc. Odonel Paul, un lieutenant de Cubain qui l?a trahi en l?attirant dans le piège le 21 septembre. Il a disparu depuis, avec, en poche, 25 000 dollars haïtiens, moins de 2 500 euros, payés, dit-on, par le Palais national. Et Harold Adeclat, le commissaire de la ville : un témoin clé l?aurait vu « arrêter » Amiot Métayer ce jour-là, juste avant l?assassinat. Depuis, le commissaire a été « exfiltré » de la ville et nommé à la Direction générale de la police à Port-au-Prince. Il a sauté quatre échelons dans la hiérarchie.


Mais pourquoi Aristide aurait-il voulu se défaire d?un de ses hommes de main les plus fidèles, à la tête, qui plus est, de dizaines de milliers de votes captifs ? « Mon frère a été victime des pressions internationales sur Aristide », affirme Butteur. Depuis l?année 2000 et des élections législatives aux urnes bourrées, le régime aristidien est au ban de la communauté internationale. 500 millions de dollars de prêts sont gelés, plus d?une année de budget haïtien.


Dans ses résolutions, l?OEA, l?Organisation des Etats américains, sorte d?ONU continentale, réclame la fin de l?insécurité politique et notamment la mise au pas des gangs armés, « cannibales » et autres OP au service d?Aristide pour bastonner l?opposition. L?ambassadeur américain aurait d?ailleurs réclamé directement à Aristide l?arrestation d?Amiot Métayer. De fait, « Cubain » a passé un mois au cachot, en juillet 2002. Avant que ses hommes ne le libèrent en faisant péter le mur de la prison des Gonaïves à coups de bulldozer ­ ses méthodes à lui. « Après sa libération, Amiot avait fait savoir qu?il en savait beaucoup et qu?il parlerait si jamais on l?arrêtait à nouveau », explique Winter Etienne. « Le pouvoir a sans doute eu peur de ce que savait Amiot Métayer », confirme la responsable d?une ONG des droits de l?homme qui travaille sur la ville de Gonaïves. « Cubain » en savait beaucoup, entre autres, sur l?assassinat de Jean Dominique.


Quatre balles dans la peau


Jean Dominique était plus qu?une star du journalisme local. Directeur de la station Radio Haïti Inter, une des plus écoutées du pays, il était devenu une véritable figure du monde politique, aux commentaires très critiques pour le pouvoir en place. Certains voyaient même en lui un possible candidat à l?élection présidentielle de novembre 2000. En tout cas il n?en aura pas eu le temps. Il a été abattu de quatre balles dans la peau le 3 avril 2000, dans la cour de sa radio. Deux ans plus tard, sa veuve, qui avait repris les rênes de la station, échappait à son tour à une tentative d?attentat ­ mais pas son garde du corps. Elle a pris le chemin de l?exil après avoir définitivement fermé Radio Haïti Inter. Depuis, un juge chargé de l?affaire a démissionné sous les menaces, son successeur est en exil. Deux témoins clés ont été victimes d?accidents fâcheux. Le corps de l?un d?eux a même disparu de la morgue… Les procès sont rares à Haïti. Les hommes politiques et les journalistes ne sont pas les seules cibles des hommes de main du pouvoir. Pierre Espérance dirige la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens. Un jour de mars 1999, sa voiture a été suivie puis criblée de balles. Une lui a traversé le biceps, une autre la rotule. « Depuis ? Rien, pas de nouvelles, l?enquête suit son cours comme on dit ici. Notre pays est devenu, ou est resté, celui de l?impunité, du mensonge et de la vassalisation de l?Etat. La situation n?est pas telle qu?elle était sous la dictature : il reste un espace de liberté d?expression, disons que celle-ci est partiellement respectée. Mais pour le reste… La police est politisée, la justice au service de l?exécutif, lequel s?appuie sur les gangs. »


Outre les ravages des OP comme celle de l?ex-Armée cannibale, l?association de Pierre Espérance dénonce, rapport détaillé à l?appui, les sévices des sinistres « attachés » qui sévissent dans les commissariats au titre d?« informateurs de police » et seraient responsables de meurtres, assassinats, viols, vols… Le gouvernement Aristide nie évidemment toute implication dans ces « faits divers », assassinats et bastonnades, qui jalonnent presque quotidiennement la vie politique haïtienne. Il accuse au contraire la communauté internationale qui, en suspendant les prêts, l?empêche financièrement d?assurer la sécurité dans les rues du pays.


A Gonaïves, le quartier de l?OP de feu Amiot Métayer est de toute façon sur le pied de guerre. Dans la « cité de l?Indépendance », où fut proclamée le 1er janvier 1804 la Constitution, Jean-Bertrand Aristide doit célébrer en grande pompe le bicentenaire de la naissance d?Haïti. Mais depuis la mort de « Cubain », les travaux, sur la place de la mairie, sont paralysés par les menaces. Winter Etienne sourit : « On l?attend, Aristide. Qu?il vienne. C?est ici, à Gonaïves, qu?on l?arrêtera. »