Originally: Tous Egaux Devant la Loi (Méditation seconde)

Le romancier africain Kourouma s?est dédié à décrire l?immense désordre qui a frappé certains pays africains avec l?apparition de dictateurs mystiques et sanguinaires, de bandes armées , souvent formés d?enfants et d?adolescents faisant subir à des régions entières une guerre sans merci. Entre l?état sans loi, établi sur la corruption et l?assassinat et l?anarchie de la guerre permanente et sans issue, des régions entières vivent dans la régression à « l?état de nature ». Sans avoir  la dimension continentale de cette horreur, la relation avec la population des gouvernements haïtiens surgis de 1804 n?a cessé de se caractériser par l?obsession du pouvoir absolu et par la résistance tenace d?une population  qui rêvait d?autre chose.


Les actes et les discours des gouvernements successifs, souvent enrobés dans une langue de bois, dans une parole à double triple sens ou bien ouvertement violente selon un mode héroïque stéréotypé n?ont jamais pu appliquer, en deux cents ans de coexistence, une pédagogie progressive qui aurait pu établir les m?urs démocratiques et consolider les institutions nécessaires au fonctionnement des lois et aux respect des règles de la vie sociétale. C?est pourquoi l?exercice de la vie politique continue à se caractériser par les stratagèmes d?une parole codée, par l?incohérence des concepts, par le caractère primaire des slogans et le pouvoir redoutable des non-dits derrière le rideau de la propagande, du mensonge et du marronnage.


Il n?est donc pas étonnant que les résultats de cette guérilla permanente et de cette fuite collective devant les responsabilités, les urgences et les problèmes de fonctionnement d?un pays aient abouti au désastre que l?on sait et que nous subissons chaque jour. Il n?est donc pas étonnant, qu?après l?immense espoir suscité par les élections de décembre 1990, que c?est tout le pays qui tombe de haut, devant l?échec. Il n?y a eu ni démocratie, ni développement. Ceci a suscité d?innombrables analyses. On se rend bien qu?il ne s?agit pas seulement d?une affaire conjoncturelle. L?impossibilité d?établir une autorité électorale indépendante, institution dotée de tous les moyens techniques et juridiques d?organiser des élections et de proclamer des résultats indiscutables est un échec majeur qui a littéralement bloqué toute chance de transition démocratique.


Cet échec institutionnel nous a, une fois de plus, livré aux caprices et aux  appétits du pouvoir personnel et autocratique  Ce qui oblige tout le monde à l?heure actuelle, à se poser le problème du fondement du pouvoir et c?est le pays tout entier qui remet en cause la répétition de cette sinistre comédie. Il faut finalement mettre cartes sur table et rechercher les valeurs, les règles et les lois qui permettraient de re-fonder l?Etat. sur un contrat nouveau  pour un pays nouveau dans une ère nouvelle. De façon significative, la marche de Vertières, le 17 novembre 2002, aboutit à une résolution de défendre les droits et les libertés des citoyens contre l?absolutisme


Or, cette demande, qui traverse toutes les couches sociales pour une re-définition des règles qui doivent lier les citoyens entre eux va exiger une révision déchirante d?une certaine vision de l?histoire d?Haïti. La flaque de sang qui unit Dalfour, Massillon Coicou, Joseph Jolibois Jr, Gasner Raymond, Jean-Dominique, Brignolle  Lindor, et tant d?autres, de toutes professions et de toute origine sociale, réclame cette révision des valeurs. Il ne s?agit pas seulement de dire «  Tu ne tueras point. »l IL nous faut souscrire à un pacte collectif de non-violence auquel nous devons souscrire parce qu?il est intrinsèquement lié au concept de l?état de droit. Le respect des droits de tous les citoyens exige un concept du pouvoir dépouillé de toute permission de tuer. Et c?est le fonctionnement du système des lois qui ferme le couloir de l ?impunité.


A partir du contrat qui fonde l?état de droit, il n?existe plus de « koupe tèt boule kay ». Il n?existe plus de « plimen poul la, pa kite l rele ».Et tous les massacres qui se sont suivis depuis 1804 ne doivent trouver auprès des citoyens aucune complaisance secrète, aucune non dite justification. Il faudra avoir le courage de nommer les choses par leur nom : un massacre est un massacre et doit être sanctionné selon l?ordre des lois. Un assassinat est un assassinat et doit être sanctionné selon l?ordre de la loi. Il faudra donc mettre en cause le relativisme moral des historiens qui s?indignent ou non de ces crimes  selon celui qui tue et selon celui qui est tué, sans parler de la complcité et participation des dirigeants eux-mêmes, intoxiqués par ce pouvoir de mort. Et pour cela, pas besoin de remonter bien loin. Le silence maintenu sur les crimes des Duvalier pendant 29 ans de pouvoir est éloquent. L?amnésie qui s?opère a ce propos en dit long sur la parenthèse éthique qui transforme des anciens membres des « Tilegliz » en hommes de mains nocturnes.


La paralysie étonnante du système de justice après les 29 ans de la dictature des Duvalier explique pourquoi les mêmes pratiques ont été reprises sous un gouvernement qui se réclamait au départ du mouvement démocratique et même d?une certaine militance chrétienne. Pour mettre fin à la reproduction de la tyrannie, il faut affirmer catégoriquement le refus de la violence, et alors, le soleil de la justice pourra briller. C?est à partir du centre même de la gouvernance que doit rayonner, quotidiennement, à travers toutes les péripéties, le respect de la vie, l?attachement à la non-violence, s?exprimant par le respect des procédures légales. Le pouvoir devient alors le pédagogue d?une non-violence vécue au jour le jour, quand les armes cèdent au pouvoir de la toge. Arma cedant togae.


Il est donc inconcevable, inouï, blasphématoire qu?on puisse parler de tolérance zéro comme d?un court-circuit qui dispense des lenteurs de la justice. La mort de ces trois musiciens aveugles en 1991, la mort de Brignolle Lindor, et de tant d?autres, la pratique sournoise d?exécutions sommaires ne sont pas des accidents. En amont, nous découvrirons un refus obstiné de la démocratie, un polpotisme ravageur, un retour pathologique à la société esclavagiste : le maître est maître de la vie de ses esclaves, la possession d?une arme est un permis pour exécuter celui qui n?a pas d?armes, de même que le concept d?une présidence à vie n?est possible qu?à partir d?un mépris total des droits des autres et d?une négation de l?état républicain, dans l?affirmation d?un solipsisme monstrueux..


On s?étonnera de la vitesse du retour opéré ces treize dernières années au régime archaïque de toujours. Cela en dit long sur la fragilité des institutions qui ont dû.l?une après l?autre, retomber dans l?hébétude et la servilité. Cela en dit long aussi sur le sommeil des organisations de la société civile, heureusement  réveillées aujourd?hui par l?ampleur du désastre et la réduction accélérée des ressources et de la capacité potentielle de rebond. Tout le monde sent bien le risque de tomber sans rémisssion dans le trou, sans possibilité de remonter la pente.


La semaine dernière, par exemple, on s?étonnait du silence des responsables de l?Eglise catholique  pendant et après la violation d?une messe officielle à la cathédrale de Port-au-Prince. Mais, en plusieurs occasions où clairement étaient en jeu des principes majeurs, le silence des institutions, dont les églises, signalaient la faiblesse dangereuse des organisations de la société civile. Il y eut les non élections de l?année 2000 ( avec l?exil du Président du CEP et la démission de deux autres membres), il y eut l?exercice de pyromanie du 17 décembre, comportant l?incendie de 46 maisons et locaux, la mort de plusieurs personnes, il y eut l?assaut contre la réunion de la délégation des 184 dans une école catholique de Cité Soleil, qui fit 45 blessés dont 5 journalistes, il y  eut l?affaire des coopératives, escroquerie monstreuse où des milliers de petites gens ont perdu leur argent.


De même que l?état, ces institutions ont une mission d?éducation civique en même temps qu?une mission de défense des droits citoyens. Comme le notait récemment une de nos journalistes, aux Etats-Unis, une simple réflexion teintée de racisme, ou des inscriptions sur des tombes d?un cimetière juif en France, causent de vrais tremblements de terre dans les médias et dans les couloirs des pouvoirs.


Les discussions qui ont lieu dans le pays sur un nouveau contrat social qui permettrait la refondation de l’Etat haïtien selon des règles démocratiques devraient donc dégager l?importance du concept de non-violence qui est l?autre face du concept de la transcendance de la loi sur le pouvoir.Loi et non-violence sont les deux pivots d?un nouveau style de société, qui a fait le saut de l?état de nature à l?état civilisé, capable d?organiser une gouvernance fonctionnelle adaptée aux taches de développement. On s?apercevra, sans nul doute, dans la logique de l?état de droit, qu’il faudra réfléchir sur le concept de nation et de nationalité, sur la base du principe d?égalité de tous les citoyens et citoyennes membres de cette nation. Même la Constitution de 1987 n?a pu s?empêcher d?introduire des clivages dans ce domaine.


Il s?agit d?un domaine délicat et émotionnel  où de nouveau on rencontre une phraséologie et des explications qui fond corps avec l?enseignement de l?histoire dans nos écoles et le langage des discours et des conversations. Il y a là aussi des problèmes linguistiques où des variations sémantiques se cachent sous le même phonème. Il y a aussi le caractère personnel des perceptions que chacun peu avoir de soi, des autres, et de la manière des autres de le percevoir. L?utilisation du vocabulaire s?appliquant aux groupes ethniques est historiquement piégée. Dans le lourd héritage reçu de la société esclavagiste se trouve évidemment un entrelacs de vocabulaire et de théories qui avaient été fabriqués pour servir de justification à cette entreprise, basée sur la négation de la condition humaine. .


Sortir de la société esclavagiste ne signifie pas qu?on est libéré du carcan des théories racistes qui continuent à répandre leur poison dans la société et à l?échelle individuelle. On ne comprendra pas le régime duvaliériste si on ne se rend pas compte que les thèses de Gobineau sur les différences génétiques des « races » humaines, sont acceptées par Duvalier (comme elles le sont par Balaguer).La victimisation opérée par le système officialisé par le Code Noir se trouve intériorisée chez un Caliban qui accepte d?être infériorisé. On se rappellera la visite que Jean-Price Mars eut à subir, dans sa maison de Pétion Ville, de la part d?une équipe de macoutes quand  il eut publié une réponse à René Piquion qui lui reprochait de n?avoir pas utilisé l?argument racial dans sa campagne présidentielle contre Sténio Vincent, reproche qui avait indigné Price-Mars. Les ravages des théories racistes n?ont pas fini de se manifester dans les sociétés post-coloniales, d?affecter les visions de l?histoire, d?affecter les problèmes d?identité.La race est comme le zombi ou le vampire. Y croire, c?est s?abimer dans une sprirale pathologique.


Dans le cas d?Haïti, plusieurs questions se posent qui méritent d?être éclairées vu leurs conséquences sur les problèmes d?identité, les décisions politiques, les comportements. Dans quelle mesure des facteurs ethniques peuvent-ils intervenir dans la définition d?une nationalité haïtienne ? Dans quelle mesure la polarisation raciale blanc/noir peut-elle s?appliquer dans une société métisse, et, sans tomber dans l?absurde, dans des familles métisses ? De quelle utilité, dans une vision macro historique, la référence à des critères ethniques peut être pour fournir une explication valable des comportements et des engagements politiques ? Et dans quelle mesure la suppression de ces références d?origine ethniques ne permettrait pas d?avoir une vision plus exacte des luttes politiques et sociales de ces deux cents ans d?histoire ? Quel poids scientifique doit-on reconnaître à des explications basées du des théories de type, alors qu?on se trouve historiquement embarqué, volens nolens, dans une convivialité frappée du sceau du métissage, facteur omniprésent de notre ruine ou de notre succès ? 


Dans la société nouvelle et l?Etat nouveau que devrait fonder un nouveau Contrat Social, le concept de l?égalité de tous les citoyens, quels que soient leur origine et leur statut social, deviendrait fondamental. La société haïtienne a été suffisamment victime des effets destructeurs de choix absurdes, de comportements suicidaires provoqués par l?impact des théories racistes sur le discours et sur le comportement politiques. Refonder la nation demandera qu?on s?interdise et qu?on interdise l?expression publique de théories racistes visant à insulter et à exclure : on ne peut à la fois vouloir unir et diviser la nation, la refaire et la défaire en même temps et l?on doit se souvenir, qu?au bout de toute perception de l?autre à partir de critère de race, surgit la tentation de l?élimination physique contenue dans l?horrible expression utilisée en Serbie et en Bosnie : »ethnical cleansing », le nettoyage ethnique. .


Le discours officiel, contradictoire, incohérent, toujours  menaçant et violent, le fait d?avoir fait de la Police nationale  et des media de service public des instruments au service du clan qui a saisi tous les leviers de pouvoir par de fausses élections en l?an 2000, rend impossible toute sortie de crise car le réseau para légal qui s?étend dans tout le pays bloque toute possibilité d?élections crédibles. C?est faute de comprendre cette situation que des interlocuteurs internationaux perdent leur temps dans des promenades qui n?ont plus aucun sens.


Le peuple haïtien, principal acteur dans cette histoire et principale victime, ne se fait aucune illusion à ce sujet. Peuple désarmé et, dans des circonstances normales, peuple non-violent, il marque le pas, pendant que s?accentue la misère générale mais que se fait chaque jour plus forte l?expression de la volonté générale.  



Jean-Claude Bajeux
Dir. ex. Centre ?cuménique des Droits Humains.
28 octobre 2003.