Originally: La Voie Royale du Savoir
III .- (Méditation troisième)
Le système de pouvoir qui opprime le peuple haïtien depuis 1804 n?est pas seulement délinquant par rapport aux lois qu?il devait personnifier et appliquer. Il a toujours maintenu une zone d?impunité qui a permis aux responsables de l?Etat et aux divers clans complices de n?être jamais sanctionnés par les tribunaux. C?est aussi un pouvoir défaillant, et de plus en plus défaillant, incapable d?assurer les services élémentaires que les citoyens attendent normalement de l?Etat. Le principal obstacle à tout plan de développement est l?incapacité actuelle de la gouvernance de formuler même un plan pour le futur, et surtout de le réaliser,vu l?incompétence et la corruption qui transforment cette gouvernance en un labyrinthe où se perdent les fonds fournis par l?aide internationale et par les emprunts qui hypothèquent l?avenir sans aucun bénéfice visible.
Le concept de nouveau contrat social ne peut manquer d?ériger le développement comme la tache centrale de l?Etat nouveau, l?investissement comme l?outil majeur pour la création d?emplois, pour la mise en place des infrastructures. Or, dans l?état où se trouvent l?économie et les finances du pays, après 46 ans où tout a été négligé et où tous les services sont devenus inopérants, la dépendance du pays vis-à-vis de l?aide extérieure devient un paramètre essentiel des rapports avec le reste du monde. Les discours et les comportements devront respecter cette réalité et s?organiser en conséquence.
C?est un virage majeur qu?il faudra opérer dons les discours officiels et le comportement de tous les citoyens puisqu?il semble devenu de mode de cultiver l?arrogance, l?hostilité, la brutalité, l?agressivité comme une compensation du recul du pays, dans tous les domaines, depuis 1957. Le réalisme est ici, plus que jamais, à l?ordre du jour, un réalisme à ras de la réalité concrète, le volontarisme étant pris en étau par la limitation des ressources face à l?amplitude et l?urgence des besoins.
Haïti était un pays pauvre. Il est devenu un pays misérable. Aucun plan de développement, à l?échelle d?une génération ne peut faire fi de ce poids de misère. La moitié des 8 millions d?Haïtiens souffre de la faim, 300 000 personnes sont atteintes par le SIDA et seulement la moitié des enfants (1 million) vont à l?école. Il n?a pas de cas plus évident où doit s?exercer le devoir d?ingérence, le devoir de la part des autres nations de s?inscrire dans les programmes qui seraient identifiés par un plan de développement générationnel : Haïti a des raisons historiques qui justifieraient une sorte de plan Marshall mondial.
Cela suppose l?abandon de discours, de gestes et grimaces de repli sur soi et de fermeture. De mène que la conquête du monde par l?Europe s?est accompagnée d?une immense curiosité pour l?outre-mont et l?outre-mer, curiosité tous azimuts qui devient aujourd?hui sidéral, la nation refondée par un pacte social nouveau, devrait pouvoir s?ouvrir aux autres, nécessité qui nous est déjà commandée par notre position géographique. Les réactions de méfiance que l?on note parfois, même chez les jeunes, à l?égard d?autres cultures sont étonnantes et vont à l?encontre de touts les expériences de mixages et d?inter culturation qui caractérisent l?histoire des civilisations. Les objections que l?on entend parfois formuler dans les débats publics se basent souvent sur des argumentations surannées et archaïsantes qui frisent le ridicule.
Mais à y réfléchir, on devine les effets d?une insécurité causée par les slogans des dictatures passées et présente. Malgré le fait que l?anthropologie scientifique a démontré qu?il n?existe pas de races humaines, que l?espèce est une et bien une, il s?en faut de beaucoup que cette assertion, malgré les innombrables publications, dont celles de l?Unesco, ait été acceptée par les groupes atteints du virus raciste. Malgré la décolonisation, les peuples libérés traînent encore avec eux les lambeaux et les oripeaux d?un racisme fin 19e siècle qui leur fait accepter et véhiculer des assertions mythiques de supériorité et d?infériorité.
Toujours est-il que la fermeture opérée par les 29 ans du pouvoir des Duvalier a des effets qui s?observent encore aujourd?hui et qui sont autant d?obstacles à une ouverture sur la modernité dont l?un des aspects est de savoir vivre avec les autres. Quand on analyse, par contre, le bond en avant accompli par la République dominicaine dans les 40 dernières années, on se rend compte de l?importance de cette ouverture, la masse des investisseurs venus d?ailleurs et ce que représente la capacité d?accueillir chaque année trois millions de touristes. Le contraste sur une même île est saisissant surtout que les atouts de notre pays à cet égard, n?étaient pas minces. Les réflexes d?enfermement que l?on peut observer à l?heure actuelle créent des obstacles qui nous font perdre un temps précieux. Quand une compagnie canadienne ramasse ses machines parce que la population lui rend la vie impossible par ses demandes, ce sont les Russes qui se réjouissent parce qu?ils avaient aussi sollicité le know how et le matériel de cette compagnie pour le broyage de la roche aurifère.
Dans la situation où nous sommes, les choix idéologiques sont quasi-nuls, les besoins urgents dictant pour ainsi dire automatiquement les réponses pratiques. Il se pourrait, par exemple, que l?on ait à solliciter la Hollande pour former les 40 ou 50 hydrologues dont nous avons besoin pour gérer, utiliser, transformer, consommer, distribuer, l?un des grandes ressources dont nous disposons encore : la pluie. De même que l?existence d?un millier de peintres haïtiens rend nécessaire un atelier de réparation des peintures. Et ainsi de suite : le ministère des Ponts et Chaussées aura besoin de plusieurs centaines d?ingénieurs si nous voulons rapidement construire les 2000 kilomètres de chaussées permanentes qui sont nécessaires. Idem pour la mécanique, l?électricité et les écoles normales qui pourraient former les 30,000 instituteurs capables de scolariser le million d?enfants qui baillent aux corneilles.
Si nous pensons continuer encore longtemps avec les manchettes, les houes et les pelles, nous pouvons aussi bien adieu à notre terre et aux citrons qu?elle aurait pu produire. Il ne faut donc par chercher bien loin pour définir l?humanisme qui correspondra à la nation nouvelle qui devrait produire le nouveau contrat social. On voit par exemple que si on est sérieux sur cette entreprise qui nous défie tous les jours, celui du développement, il faut chasser au galop les discours d?exclusion et de division, la condamnation idéologique a priori et bêtifiante. Toute la nation, sans exception est convoquée par le futur pour la réalisation de cette oeuvre pyramidale qui ne peut être que collective.
Un état sous loi avec les institutions normales de contrôle démocratique, avec des élections correctes et valides : c?est le seul moyen d?obtenir la justice, la sécurité, l?état de non-violence.
Un état fondé sur l?égalité de tous les citoyens.
Un état concentrant toutes les ressources disponibles ou mobilisables à l?entreprise du développement, au fonctionnement des services nécessaires pour répondre aux besoins, surtout les besoins de proximité dans un pays où la moitié de la population souffrent de la faim.
Dans la logique du système de valeurs requis par un nouveau Contrat Social, un nouvel Etat, une nation nouvelle, un nouveau pays, la culture dominante, le discours social, la politique culturelle doivent totalement changer par rapport aux incohérences de la démagogie qui règne depuis un demi-siècle.
Car il y a un lien étroit entre les pratiques culturelles et l?entreprise de développement. Sans une cohérence soutenue à cet égard, les blocages ne tardent pas à se faire sentir. Comment tolérer des discours racistes dans un état historiquement ancré dans le mixage ? Comment développer l?accueil tous azimuts sans une culture de la curiosité, de l?hospitalité, de la non-violence, et du principe de l?égalité de tous ? Le prix à payer, logiquement, si l?on favorise les ravages de la démagogie ou de la délinquance d?Etat, est particulièrement lourd à porter pour un pays déjà à ras de la survivance la plus élémentaire. Le décollage économique suppose une culture qui ne fasse pas barrage, une culture qui soit en synergie avec les mécanismes et les objectifs du développement.
Le Nouveau Contrat Social, face à cette réalité, doit s?appuyer sur un quatrième vecteur nécessitant, comme les trois autres, la mobilisation du maximum de ressources, c?est l?accès au savoir. Ce quatrième vecteur dans le système des valeurs qui devrait caractériser la société nouvelle s?adresse à l?obstacle le plus grand qui depuis 1804 empêche l?entrée dans la modernité et une accumulation satisfaisante du progrès.
Depuis le rapport de l?ONU de 1949 intitulé « Mission en Haïti », les efforts, les projets, les plans concernant le développement d?Haïti ont peut-être sous-estimé ce facteur essentiel qui semble bloquer les meilleures intentions des spécialistes en développement. Peut-être aussi, devrait-on être plus attentif à l?énorme investissement que les familles, la plupart démunies, s?imposent pour mettre leurs enfants à l?école, car c?est leur seul espoir d?échapper à la misère. Cette obsession de l?école révèle bien où se trouve le mur qui depuis 1804 a tenu la majorité des enfants du pays hors du champ du savoir. Elle nous fait voir que la scolarisation ne peut être un programme à côté d?autres programmes : elle est le premier facteur pour la multiplication des ressources, elle est la porte, le chemin, la clé, le moteur. Elle montre enfin que beaucoup de discussions de spécialistes, consultants, intellectuels, militants, nationalistes rageurs et populistes mystiques restent en dehors des vrais problèmes, faute d?avoir isolé correctement le facteur essentiel du blocage de la nation.
Un des aspects les plus atroces de la Traite qui du Traité de Ryswick, en 1679, jusqu’à 1804 a, multiplié, peut-être par 20 le nombre des esclaves de Saint-Domingue jusqu?au chiffre probable d?un demi million, ce n?est pas seulement la destruction du lien familial, c?est la perte de la langue originelle. Ce qui faisait des esclaves, pour un bon bout de temps, des muets, à qui on avait littéralement. arraché la langue. Bien sûr, la langue créole était suffisamment avancée pour répondre aux besoins immédiats de communication, puisque déjà dans les années 1750 circulait le poème créole Lisette soti la plaine, de Duvivier de la Mahotière, et que la proclamation de Sonthonax de 1796 qui supprimait l?esclavage s?adressait aux esclaves en créole. Des 60,000 libres, noirs et métis, combien parlaient la langue des 30,000 français qui avaient développé la première entreprise d?agrobusiness du monde moderne? De 1804 à nos jours, la situation, en termes de pourcentages n?a basiquement pas changé sauf qu?il existe maintenant un corpus de textes en créole. D?autre part, le bilinguisme n?est pas pour demain car des 20% d?Haïtiens qui probablement se sont frottés au français, 5% seulement le parlent, le lisent et l?écrivent. Pour la majorité donc du pays, le français est une langue liturgico-rituelle, dans leur vie, phénomène « d?inanité sonore ».
Si déblocage il doit y avoir, c?est là que cela doit se passer. Si point de départ, il doit y avoir, c?est à partir des deux langues qu?il doit opérer, dans une hypothèse à finalité bilingue. Un plan intégral de développement, portant sur 25 ans doit inscrire concrètement les ressources nécessaires à cet immense projet qui, pour le moment, a un caractère de pure utopie. Mais si cette utopie est inévitable, encore faut-il la transcrire en chiffres, en estimation de coûts et implantation spatiale, en hypothèses méthodologiques : le voyage de Christophe Colomb était aussi une utopie. Mais c?est en la concrétisant, après s?être convaincu de son absolue nécessité, que les moyens apparaîtront, pour la scolarisation du million d?enfants qui ne va pas à l?école, pour construire les trente mille salles de classes et former à l?enseignement des deux langues les trente mille instituteurs qui sont nécessaires. Comme pour le reboisement, il faut cesser d?en parler et se mettre à planter.
Le droit à l?écriture ne doit pas être un vain mot pour les 10 millions d?Haïtiens dont la majorité après ces deux siècles ans de survie du pays, attendent encore d?y goûter. Plus que jamais, et surtout à l?occasion d?un nouveau Contrat Social qui doit définir les règles et les paramètres de la coexistence nationale pour le siècle qui vient de commencer, il faut proclamer haut et fort ce droit. La parole, le discours et surtout l?écriture sont la clé, la porte, la voie royale vers le savoir, un savoir qui détient en lui-même le secret et le pouvoir de transformer la vie, l?espace, l?être lui-même.
Jean-Claude Bajeux,
1er Novembre 2003,
Fête de tous les Saints.
Note bibliographique :
Je convie les lecteurs qui voudraient prolonger l?écho de ces trois méditations aux lectures suivantes :
-Jacky Dahomey : « Vive la société civile ! » : en circulation sur l?internet ;.
Le Nouvelliste, 4 Novembre 2003.
-Lionel Trouillot : Haiti, (Re)penser la citoyenneté ,HSI, 2002, 119 p.
-Claude Moise : in La Croix et la Bannière, Cidihca, 2002, le chapitre 6 : « Penser
la démocratie haitienne, Réinventer le mouvement démocratique », pp.111-138
-Michel Hector : in Crises et Mouvements populaires, Cidhica, 2000, voir les trois parties
sur « La crise actuelle » pp.57 à 99.
-Franklin Midy, in « La tentation de la tyrannie », Chemins Critiques, Janvier 2001,
« Le pouvoir, volonté de puissance et d?humiliation «, pp.75-104.