Originally: Vivre Dans Un Etat Chimérique

I.- (Méditation première)


Par Jean-Claude Bajeux


Note : ce texte est la première partie d?un essai qui en comportera trois: « Vivre dans un Etat chimérique », « Tous égaux devant la loi », « Le chemin royal du savoir »


Comment expliquer l?émoi que suscite dans tous les secteurs du pays (impossible ici, d?employer le terme « nation », car, techniquement parlant, nous en sommes toujours au stade de la « pré nation ») la sonorité du binôme « contrat social» ? Il se réalise ici un télescopage du  temps comme si le livre de Jean-Jacques Rousseau venait d?être publié, annoncant l?apparition du futur et s?imposerait comme la nouveauté du jour, alors que Rousseau se réfère à un passé originel, tellement originel qu?il se transforme en hypothèse logique.


Car il faut bien se rendre compte du caractère chimérique de l?Etat où les institutions  qui pourraient ou qui devraient faire respecter les droits du citoyen n?ont d?existence que dans l?ordre de l?imaginaire, l?ordre du rêve, l?ordre de l?utopie, un état qui, depuis qu?on annonça sa naissance, le 1er Janvier 1804, n?a pas accédé à la transcendance de la loi, n?a jamais pu fonctionner selon les normes de la raison, a toujours fonctionné sous l?égide du coup d?état, un coup d?état permanent. Le coup d?état contre la loi, contre l?état, un état phagocyté par le pouvoir lui-même, toujours rebelle, toujours récalcitrant. On verra même des dirigeants de Lavalas critiquer l?Etat comme un être extérieur à eux-mêmes et le critiquer comme s?ils n?étaient pas eux-mémes ses mandataires.


A lire les chroniques historiques qui nous tombent sous la main, celles, par exemple, d?un Charles Dupuy, du Dr Georges Michel, de Jean Ledan fils, sans oublier Roger Gaillard, ou encore la masse des rapports sur les droits de l?homme et du citoyen qui ont apparu dans les cinquante dernières années sur Haïti, ce sont, depuis 1806 à nos jours, une suite, une liste, une litanie, de « fusillés », d? »éxécutés ». Au lieu d?y voir un penchant invétéré pour le désordre et la révolte, il serait  temps de se demander si ces régiments de fusillés, se soulevant périodiquement, ne représentent pas plutôt la résistance têtue de la raison et de la loi contre l?ignominie des dictatures. Cela n?a pas cessé, de 1804 à nos jours, ce deuil périodique et silencieux des familles, dans une tentative tenace d?obliger l?Etat à devenir réel, à se conformer à la loi, à se conformer aux procédures et institutions qui définissent et défendent le statut du citoyen, qui font passer les êtres humains de la barbarie à la condition de civilisés.


Les défaillances de l?état haïtien, ses aventures redoutables dans la délinquance, sa boulimie insatiable pour grappiller, rançonner et dilapider, maintiennent la citoyenneté dans la frustration, dans les incertitudes d?un jeu sans règles de jeu, dons les affres de la déréliction qui caractérise les états chimériques fonctionnant sans fidélité aux clauses du contrat qui est supposé être à la base du lien social. Gouvernements hors loi, gouvernements anti-nation, monstres éphémères attendant le coup mortel qui fera cesser (pour un moment ?) le cauchemar
Habiter cet espace où le désordre et le dénuement dominent pathétiquement, c?est vivre chaque jour dans un monde psychédélique. Il faut renoncer à la règle de trois, au temps mesuré, au fil à plomb et au principe de non-contradiction. Tant que les ressources suffisaient à alimenter une population éparpillée dans ses jardins, les visiteurs pouvaient trouver dans ce type de société l?enchantement folklorique de l?inattendu et les apparitions magiques de l?imaginaire.


Jusqu?aux années 50, artistes et écrivains pouvaient sur les galeries de l?hôtel Oloffson, rendez-vous des Selden Rodman et des Herbert Gold,  s?enchanter, sans trop poser de questions, de leurs expériences surréalistes dans un monde insouciant, rieur et festif, jusqu?à ce que la pression démographique, le dénuement généralisé et surtout la dictature insensée des Duvalier donnent à ce désordre bon enfant un autre visage, hostile et agressif, un autre tempo que le déhanchement du Compas direct, et bientôt un autre masque, le masque de la torture et de la mort. Baron Samedi avait quitté le cimetière pour dominer la ville, chef d?orchestre des conduites suicidaires, baron de la destruction, stratège de la délinquance, émetteur de discours incohérents et de slogans menaçants répétés sur toutes les gammes, sur tous les tons, tandis que Malraux se penche sur les êtres mystérieux qui peuplent les toiles de Saint-Brice, de Louisiane Fleurant et de.Levoy Exil


C?est un monde douloureux et bizarre qui s?éclate sans merci, au long des jours et des nuits.. Cette femme ne dort pas sur le trottoir. Elle est morte dans la nuit, devant la porte du dispensaire, faute de la césarienne qui l?aurait délivrée. Elle gît pas loin de l?endroit où le fils d?un collègue, né et élevé en diaspora, a été abattu, pour les quelques dollars qu?il venait de sortir de la banque. C?est un gosse battu à minuit dans un commissariat, que, pour faire bonne mesure, des policiers livrent aux morsures de chiens faméliques, récit qui suscite une réponse officielle, surréaliste, bien sûr : Il n?y a pas de chiens au commissariat, ici, les policiers ne se servent pas de chiens, etc. Ce sont des paysans, l?un dit 13, l?autre dit 30, qui dans la 7e section rurale de Fonds Baptiste, se sont battus pour réclamer leurs terres et en sont morts. Nulle enquête officielle n?a été ouverte.


Les maisons qui glissent au fond de la galette, le camion boite qui rate le tournant  et plonge  dans le ravin, l?avion qui s?écrase au départ pour une porte mal fermée, la balle frappant dons la rue un jeune étudiant en médecine revenant d?étudier, le bateau flambant neuf qui coule avec trois cents passagers, ce couple et leurs deux enfants perdus dans les montagnes arides des Pédernales, le chauffeur de taxi qui reçoit une balle en pleine tête, en plein midi, devant l?Eglise saint Louis Roi de France, c?est la danse de la mort, une  danse banda en plein jour, c?est feu à volonté en toute impunité. Un décorateur est coupé en morceaux. Une militante des droits de la femme est tuée par des cambrioleurs. Des grappes de jeunes gens envahissent la cathédrale, sans susciter aucune réaction du service d?ordre, lors de l?hommage rendu au Pape pour ses 25 ans de pontificat, en présence des autorités et du Corps diplomatique  pour crier Vive! se mêler à la file des communiants et menacer de mort un « opposant » qu?ils kidnappent et dont ils marchandent la délivrance pour quelques billets.


Pas question de manifester dans la rue si  vous touchez un certain nombre de sujets tabous dont voici la liste. Religieusement, le monsieur porteur d?une canne et d?un haut-parleur descend de sa voiture, se positionne bien en face du Palais National et se met à réclamer la démission du Président. Il est houspillé, calotté, arrêté, délesté de son portefeuille  et passe plusieurs heures au poste, protestant au nom du droit d?expression et de réunion. Il recommence le lendemain et brandit la lettre où il avertit la police « du lieu et de l?heure » de sa « manifestation ».


Nous l?avions rencontré le 12 novembre dernier lors de l?exposition des photos de l’exécution, le 12 novembre 1964, de Louis Drouin et de Marcel Numa. Devant les deux jeunes attachés au poteau d?exécution, il s?est effondré dans  une crise de larmes revivant les heures de son arrestation et de son interrogatoire par Roger Lafontant où il s?attendait à mourir. Il est seulement resté infirme et marche avec une canne. Cet homme seul qui, face au Palais National, clame dans son porte-voix : A BAS, qui subit toutes les avanies et reste bloqué pendant quatre heures au commissariat, et qui revient le lendemain pour faire la même chose, c?est l?histoire de ces deux siècles d?histoire d?Haïti, c?est la voix d?Antigone à travers vingt-quatre siècles de littérature.


A vingt quatre heures d?intervalle, je reprends ce texte. Hier, dans la rue du marché de Pétion Ville, en face de saint Jean Bosco, quelqu?un est descendu de sa voiture et a tiré deux balles sur un jeune homme. Puis il a mis le cadavre dans sa voiture et puis il est reparti. Et puis ? Et puis, rien. On dirait un poème de Jacques Prévert. Dans la nuit, à deux heures du matin, dix coups d?arme à feu nous ont réveillés. Et puis, plus rien. Ce matin à cinq heures on a entendu des cris et des pleurs. Dans une maison  pas loin d?ici, quelqu?un a été exécuté. Qui? Savons pas. Pourquoi ? Personne ne sait. Voici de nouveau Prévert au travail. Mais ce n?est pas Prévert. Ce ne sont pas des poèmes. Ce sont des sketches de la vie quotidienne, atroce et psychédélique. Sous la pluie qui déverse ses trombes d?eau, chaque jour avant quatre heures, depuis deux mois, la ville s?en va à vau l?eau, la terre s?en va-t-en mer. C?est un pays dans la boue.


Ces trente-six officiers de tous grades qui signent l?acte de Liberté n?inventeront rien. Ils se transmettront le pouvoir l?un à l?autre, le pouvoir, le seul trésor national, ce saint Graal qui donne tout pouvoir sur les vies et sur les biens et pour quoi tout et tous méritent  d?être sacrifiés. Cette signature du Premier Janvier 1804 s?arrête à la conquête de la libération pour perpétuer, sous d?autres formes, le même état des choses.Elle ne proclame aucun état nouveau. Elle n?affirme aucun nouveau contrat. Elle  a oublié l?évangile de l?Egalité.Elle perpétue le pouvoir de vie et de mort du pouvoir sans proclamer ni les droits de ces nouveaux citoyens, ni les devoirs de ce nouvel Etat, sans proclamer le refus de la violence sous l?empire et l?arbitrage de la loi.


Cet étrange oubli a duré deux siècles.


Au bout de cette catastrophe, de cette banqueroute générale, dont il faut faire le bilan et méditer les classements réalisés par des institutions qui nous envoient occuper les dernières places, on sent notre pays traversé par le besoin de rompre avec cet apparent destin et avec les faux-monnayeurs, pitoyables pantins dans une farce cruelle qui ne cesse de se répéter. Au coeur de ce désastre, on sent monter la demande d?un sursaut national pour retrouver les sources d?une parole vraie, capable d?annoncer les linéaments d?un nouveau contrat de société.
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Cela va demander de supporter l?agonie d?une période iconoclaste, où nous devrons dire adieu aux  dieux que nous avons adorés, les mots ronflants qui servent à endormir les foules, le ronron produit par tous nos manuels d?histoire. Il faudra accepter cette purgation du discours et des vérités mensongères, pour construire finalement un état pour de vrai, au service de l?imaginaire. 


Pour proclamer la Table de la Loi indispensable à la fondation d?un authentique état, à la définition authentique d?une nation tournée vers l?avenir et le développement, il faudra se débarrasser de tant d?idoles, de tant d?explications toutes faites, nettoyer la maison afin d?affirmer les valeurs qui mettent  sur le chemin d?une vraie liberté, celle de citoyens capables de dire la différence entre le bien et le mal, entre le mal et le malheur et qui se seront pas fusillés pour l?avoir dit.


Il faudra retourner à Vertières.


Jean-Claude Bajeux
Centre Oecuménique des Droits  Humains,
26 octobre 2003.