Originally: Haïti : l?État d?impunité

 

 


18 novembre 2003


LE DEVOIR– Haïti s?enfonçant dans une dictature qui ne dit pas son nom, les cris d?alarme sont noyés dans l?indifférence internationale. Le dernier en date est celui du juge français Louis Joinet, expert indépendant mandaté par le secrétaire général de l?ONU : « La situation est grave, très grave, et elle risque de devenir gravissime », disait-il récemment en conférence de presse à Port-au-Prince, à l?issue de près de deux semaines d?enquête sur la situation des droits de l?homme dans le pays.


La situation se détériore, et les troubles ensanglantent de plus en plus le pays, sur fond de fracture totale entre le pouvoir et l?opposition. Passé à peu près inaperçu, son constat est pourtant non équivoque. « À la lumière de ces treize jours de visite, force est de constater, pour reprendre l?expression désabusée de l?un de mes interlocuteurs, que l?État d?impunité? se substitue toujours plus à l?État de droit? », disait M. Joinet, qui n?en est pas à sa première visite à Haïti.


Les informations qui proviennent au compte-gouttes d?Haïti font état d?une société en déliquescence où le droit à l?impunité, alimentant le sentiment d?insécurité, semble en effet s?installer à grande vitesse, avec la bénédiction du président Jean-Bertrand Aristide. Un pays où la violence devient mafieuse et criminelle. Où porter plainte à la police est risqué parce que, s?est laissé dire l?expert onusien, « être victime, c?est déjà être coupable ».


À Port-au-Prince, rapportait simultanément Le Monde, l?association religieuse Justice et Paix effectue, au meilleur de sa connaissance, un recensement des cadavres retrouvés dans les rues de la capitale.


Une moyenne d?un corps par jour. Ses statistiques ne prennent pas en considération les enlèvements et les disparitions.


Selon cette association, les autorités sont impliquées dans au moins 25 % des cas. Cela traduit ce que M. Joinet appelle poliment la « crise d?identité » de la Police nationale haïtienne (PNH), police créée, à la hâte, avec l?aide, notamment, d?instructeurs canadiens dans la foulée du retour d?Aristide au pays en 1994. Cette police est rapidement devenue un enjeu de pouvoir politique : le nouveau président a voulu y placer des gens de confiance.


Crise d?identité est un euphémisme. Sont réapparus dans les rues et dans les commissariats – notamment celui de Belmas 33 dans la capitale – ceux qu?on appelle les « attachés », qui besognent aujourd?hui aux côtés du pouvoir présidentiel de la Famille Lavalas. Ils sont le visage le plus terrifiant de la chasse aux libertés et aux opposants qui se met en place dans le pays.


Ces civils armés, soupçonnés d?exécutions extrajudiciaires, de viols et de tortures, ont fait l?objet d?une dénonciation dans un récent rapport de la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens, dont le responsable, Pierre Espérance, fut à une autre époque un fidèle partisan d?Aristide. Ces attachés formeraient aujourd?hui avec les « Brigades spéciales », reconnaissables au sigle BS imprimé en jaune sur leur tee-shirt noir, une police parallèle dont l?envoyé de l?ONU a réclamé la dissolution. Signe de malaise qui ne ment pas : « plusieurs hauts responsables » de la police nationale ont démissionné au cours des derniers mois, note M. Joinet, en guise de protestation contre la présence de ces attachés et les pressions politiques et administratives dont ils ont fait l?objet, « y compris dans l?entourage immédiat de la plus haute autorité de l?État ».


La dérive est en bonne partie la conséquence du blocage politique qui a résulté des élections qui ont reporté Aristide au pouvoir en 2000, mais que ne reconnaît pas l?opposition, ni du reste la communauté internationale. En conséquence, la liste des signes que l?état de non-droit gagne du terrain s?allonge, en dépit des promesses officielles d?en finir avec l?impunité.


Il y a les « chimères », surnom des bandes armées liées au pouvoir qui font la pluie et le beau temps à Cité-Soleil, le grand bidonville de la capitale. Ce sont elles qui ont accueilli par une volée de pierres, à la mi-juillet, des représentants des « 184 », le principal regroupement de la société civile haïtienne sous la direction de l?opposant « Andy » Apaid et de sa Fondation Nouvelle Haïti, alors que leur « caravane de l?espoir » entrait dans le bidonville.


En milieu rural, il y a les CASEC, des agents de développement élus localement, accusés dans de nombreux témoignages de s?octroyer des fonctions de police et de justice – avec extorsions et intimidations à la clé – pour lesquelles ils n?ont du reste aucun mandat.


Pareil détournement de fonction se produit aussi au sein des Organisations populaires (OP), censées au départ être des outils de participation au processus de démocratisation. C?est tout le contraire qui arrive. Les OP sont devenues des instruments partisans, a constaté M. Joinet, utiles dans la répression des manifestations pacifiques, mêlées au trafic de drogue, souvent armées. Bref, « sources de violences plus que de démocratie », avec tous les risques de dérapage que cela comporte, y compris pour le pouvoir qui cherche à les instrumentaliser.


À ce propos, le cas d?Amyot Métayer, assassiné fin septembre dernier, est probant. Ce partisan d?Aristide avait créé une OP aux Gonaïves, à une centaine de kilomètres au nord de Port-au-Prince, qui se transforma ensuite en un gang baptisé l?Armée cannibale. Métayer faisait la chasse aux opposants et avait son mot à dire dans la désignation des autorités municipales. Son assassinat a tout changé. Son entourage affirme que le pouvoir a ordonné qu?il soit tué, craignant qu?il ne fasse des révélations sur l?assassinat, en avril 2000, du journaliste Jean Dominique, très connu à Haïti. Avec le résultat que cette Armée cannibale vient de se transformer en « Front de résistance des Gonaïves pour le renversement de Jean-Bertrand Aristide ».


M. Joinet doit remettre son rapport le 15 décembre à la Commission des droits de l?homme à Genève. Son cri d?alarme sera-t-il entendu ?