Originally: Octobre 2003 : un pourrissement insoutenable

Octobre 2003 : un pourrissement insoutenable


« La situation est grave, très grave. Elle risque de devenir gravissime. » C’est en ces termes que M.Louis Joinet , l’expert indépendant des Droits de l’Homme, nommé par le Secrétaire Général des Nations-Unies, a qualifié l’actuelle dérive du pouvoir et l’aggravation de la situation des droits de l’homme en Haïti. « L’Etat d’impunité se substitue toujours plus à l’Etat de droit » a-t-il déclaré avant de dresser un tableau accablant tant pour les actions menées par le gouvernement, que pour la police, le système judiciaire et, bien entendu, par ricochet, pour toutes les victimes du système mafieux lavalassien.


Et de fait, le mois d’octobre aura été marqué par des catastrophes naturelles autant que planifiées. A Port-au-Prince et à Saint Marc, les inondations auront fait de nombreuses victimes alors que la catastrophe écologique annoncée depuis des années se fait de plus en plus menaçante. Bilan : une quinzaine de morts et des dizaines de familles sinistrées. Neuf ans après le retour d’Aristide au pouvoir, le chef par intérim du parti Lavalas, Jonas Petit, a déclaré à l’occasion du 15 octobre que le processus démocratique « avance » en Haïti alors que pour l’opposition,  Aristide «  a poignardé l’espoir de tout un pays. » Sur le plan économique, la situation est caractérisée par une crise « sans précédent » selon le Système des Nations-Unies qui soulignait, en avril dernier, que le Produit Intérieur Brut est passé de 2% en 1997 à – 1,2% en 2001. Le constat d’une hausse des tensions politiques et sociales, des violences et une insécurité « devenue endémique et généralisée » a également été dressé par l’ONU.


Durant le mois d’octobre, la cité de l’Indépendance, les Gonaïves, a connu plusieurs semaines de manifestations anti-gouvernementales suite à l’assassinat suspect d’Amiot Métayer, chef de « l’armée cannibale », le 22 septembre dernier. L’atmosphère d’agitation s’est étendue dans plusieurs villes du pays où des manifestations anti-Aristide se sont déroulées tout au long du mois dans les villes de Petit-Gôave, Jacmel, Saint Marc, Cap Haïtien aussi bien que dans la capitale. Suite à cette vague de manifestations anti-gouvernementales, les chimères lavalassiennes ont riposté à travers ce qu’elles ont baptisé « l’opération étau-bouclier » qui a secoué la capitale et de nombreuses villes de province. La journée du 28 aura atteint un point culminant du contexte de violence qui a caractérisé le mois d’octobre. Aux Gonaïves, la police, accompagnée de civils armés, a investi le quartier de Raboteau pour mener une opération de désarmement des partisans d’Amiot Métayer. Une dizaine de résidences ont été incendiées par la police et un nourrisson de 15 jours est mort calciné dans l’une de ces résidences. La veille, une opération musclée avait été menée par la PNH et appuyée par des unités aériennes et maritimes. Suite à ces interventions, le Directeur Exécutif du Centre Œcuménique des Droits de l’Homme, M. Jean-Claude Bajeux, a dénoncé « l’utilisation des armes à feu contre une population civile » et qualifié la police d’être devenue « une bande de bandits. » Le pouvoir, de son côté, a justifié ces interventions en pointant du doigt « un bras armé de l’opposition » , en accusant les partisans d’Amiot Métayer d’être des « terroristes » et en annonçant que la police et la justice allaient utiliser «  toutes les forces du droit et de la loi contre tous les terroristes ». Quelle audace de la part d’un gouvernement qui pratique le terrorisme d’Etat ! Suite à cette prise de position officielle, Jean-Claude Bajeux a rappelé au Premier Ministre qu’il semblait « avoir oublié que c’est le gouvernement qui a armé Métayer » et que le pouvoir était aujourd’hui « puni par où il a péché. » De son côté, Pierre Espérance, responsable de la Coalition Nationale pour les Droits des Haïtiens (NCHR) a également condamné le climat de violence dans le pays qui, selon lui, aurait fait une quinzaine de morts et plus de 34 blessés aux Gonaïves. Face à la résistance du Front du Nord, le délégué départemental du Nord, Myrtho Julien, a violé la Constitution en interdisant toute manifestation politique du 28 octobre au 19 novembre ; interdiction à laquelle le Chef de l’Etat n’a fait aucune objection. Au contraire, en marge d’un conseil des ministres le 31 octobre, il a laissé entendre que le pays avait besoin « de patriotes et non d’apatrides. » La presse indépendante n’a pas été épargnée par la répression gouvernementale : le local de Radio Caraïbes a essuyé de nombreux tirs dans la soirée du 28 octobre qui provenaient, selon les responsables de la radio, d’une voiture appartenant à l’Etat. Les menaces et persécutions de la police contre la presse se sont étendues aux Gonaïves et au Cap Haïtien contre Radio Maxima, sans oublier les diatribes proférées par des prêtres lavalassiens au sein de leur église contre les journalistes de la presse indépendante. Malgré tout, le 28 octobre, Mario Dupuy, Secrétaire d’Etat à la Communication, avec sa perversité mensongère a accusé les journalistes de manquer d’impartialité dans le traitement des événements ! M. Dupuy a, une fois de plus, horrifié l’opinion nationale en niant qu’un nourrisson avait été calciné aux Gonaïves et en avançant, malgré les déclarations de la mère du bébé, que la presse mentait car, selon lui, ce bébé aurait péri dans un avortement ! Evidemment, M. Dupuy, n’a apporté aucune preuve à ses allégations. Ainsi, non content d’insulter constamment notre intelligence, M.Dupuy a osé cette fois-ci bafoué publiquement la douleur d’une mère ayant perdu son bébé dans des circonstances aussi dramatiques ! Nous avouerons aussi que nous ne comprenons pas le laxisme des associations de presse qui ne condamnent pas M.Dupuy face à ses accusations aussi graves contre la presse aussi bien qu’au tissu de mensonges proféré contre la NCHR. Rappelons à cet effet que M.Dupuy avait accusé la NCHR d’avoir menti dans son rapport dénonçant le retour des attachés  en Haïti.  Pour M. Louis Joinet, qui achevait sa troisième mission en Haïti cette semaine, la réalité est toute autre : « Sur la question des « attachés » il s’agirait, selon de nombreux témoignages, de personnes qui avec l’accord implicite de certains services de police, exécuteraient de « basses œuvres ». Qu’en est-il ? Les versions sont contradictoires. Selon l’explication donnée par un ministre, au cours d’une audience, il s’agit d’une manipulation de l’opinion par les adversaires du Gouvernement pour le discréditer en « fabriquant » une sorte d’assimilation avec le régime du Général Cédras rendu tristement célèbre précisément par ses « attachés ». D’autres affirment que cette appellation est hâtivement attribuée aux Brigades spéciales, compte tenu de leur absence de statut ou, il s’agit de simples «  informateurs » comme en recrutent toutes les polices du monde. » Pour M. Louis Joinet, deux indices crédibles jettent incontestablement un doute sur ces justifications : «  d’une part, la Coalition Nationale pour les droits des Haïtiens (NCHR) a rendu public un rapport d’enquête qui, photos et documents à l’appui, identifie la présence de « policiers parallèles » dans l’environnement de 9 commissariats de police, notamment dans celui de Delmas 33 que j’ai visité. Selon l’actuel Commissaire, qui connaissait le document de la NCHR, il s’agit de faux et d’allégations grossières dépourvus de tout fondement. Mon opinion- et pour tout dire- ma conviction est toute autre. Un juge de Paix de Delmas, le magistrat Stevenson Thimoléon a en effet été saisi d’une affaire impliquant le dirigeant OP précité dénommé « Sonnen » se prévalant de sa qualité. Or il en a fait état au cours d’un débat auquel il participait avec son juge sur Radio Caraïbes. » En brandissant la cassette de cette émission, l’expert des Nations-Unies a conclut : «  Il s’agit là d’une preuve flagrante, publique et incontestable de la présence d’attachés à Delmas 33. Alors qui ment ? », a-t-il questionné.


Pour l’expert indépendant des Nations-Unies, les constatations faites au cours de sa dernière mission riment avec détérioration, spécialement dans un domaine présenté comme prioritaire par les autorités, celui de la lutte contre l’impunité. Selon M. Joinet, qui a donné une conférence de presse au local du PNUD le 5 novembre , malgré les engagements solennels du gouvernement force est de constater que «  l’Etat d’impunité se substitue toujours plus à l’Etat de Droit. Cette impunité profite en premier lieu aux auteurs de violations des droits des citoyens (…) mais aussi aux délinquants en col blanc, comme dans l’affaire des coopératives, a-t-il souligné. L’expert en droit humains a déclaré que « cette impunité trouve ses racines, d’une part dans l’aggravation de la crise d’identité que traverse la police et les dysfonctionnements récurant de la justice, et, d’autre part, dans la dégradation qui gangrène le système des Organisations Populaires, dites OP. » M. Joinet a dénoncé l’existence d’un corps de police parallèle et demandé sa dissolution : « Je citerai en exemple, le cas des Brigades Spéciales dites « BS » ou « BS delta » dans certains commissariats ainsi que j’ai pu le constater sur les registres réglementaires. Il s’agit d’un personnel en tenue noire portant le sigle BS imprimé en jaune. Sont-ils  habitués à procéder à des arrestations ? Oui, selon certains policiers, car il y aurait parmi eux des BS ayant la qualité d’Officiers de Police Judiciaire ; Non, selon d’autres pour lesquels il s’agit de forces supplétives requises en tant que besoin dans certains commissariats pour renforcer les effectifs affectés au maintien de l’ordre ou pour effectuer des patrouilles de police préventive. Certains registres de garde à vue montrent que certains d’entre eux procèdent à des arrestations judiciaires. Leur rôle devrait être d’autant plus d’être clarifié, et que cette unité de police n’apparaît pas dans l’organigramme officiel qui nous a été remis par la PNH. Il s’agit donc, incontestablement d’une « police parallèle » dont je demande la dissolution. »


M. Louis Joinet a poursuivi en soulignant que lors de sa troisième mission en Haïti, il a constaté des dysfonctionnements persistants dans l’administration de la justice, notamment ce qui constitue pour lui un scandale : la détention préventive prolongée. L’expert indépendant des Nations-Unies a également fait état des multiples pressions , menaces, violences dont ont été victimes les journalistes et les médias depuis avril 2003, date de sa précédente visite. Pour lui, le fait nouveau est « l’utilisation abusive, par certains prêtres, de sermons en forme de réquisitoire contre la presse, prononcés lors d’offices religieux. » Il a pris en exemple, le cas du Père Fritz Sauvagère à Léogane et celui du Père Léobert Dieudonné à Marchand Dessalines. Il a souligné que «  la situation est d’autant plus grave que dans les deux cas, la cérémonie se déroulait en présence du Président de la République aussi utilisé abusivement comme caution par ses partisans. A mon retour, je demanderai audience à Son Excellence Monseigneur Tomasi, Nonce Apostolique, qui représente le Vatican auprès des Nations-Unies à Genève, et siège à ce titre à la Commission des droits de l’Homme pour l’informer(…) de la gravité de ces précédents » a-t-il ajouté. M. Joinet a aussi prévenu la presse contre le risque d’implosion des organisations populaires dites « OP ». Il a rappelé qu’il avait déjà soutenu devant la Commission des Droits de l’Homme à Genève que « la création des Organisations Populaires aurait pu contribuer à la consolidation du processus de démocratisation amorcé en permettant aux mentalités d’évoluer grâce à la pratique d’une démocratie de proximité. A mon grand regret, tel ne fut pas finalement le cas a déploré l’expert, en soulignant que « les OP ont été progressivement utilisées à des fins partisanes(…) Ainsi détournées de leur finalité initiale, les OP sont devenues des groupes paraétatiques, souvent armés, source de violence,(…) échappant progressivement au pouvoir central. Ne cachant pas son inquiétude devant le risque d’implosion de ces « OP », M. Joinet s’est demandé si elles ne risquent pas de se transformer en ce qu’il appelle des « électrons libres » : «  L’actualité de ces derniers mois et surtout de ces derniers jours tend à l’évidence à me donner raison sur ce point. Ce fut l’assassinat en septembre dernier d’Amiot Métayer dont les partisans jusqu’alors regroupés dans « l’Armée Cannibale » viennent de se transformer en « Front de Résistance des Gonaïves pour le Renversement de Jean-Bertrand Aristide » ! Ont suivi les tentatives ou assassinats précités visant les dénommés Sonnen et Colobri. D’autres noms à suivre circulent déjà dans ce pays de rumeur ! Qu’en sera-t-il demain ? Il s’agit certes de victimes de violences et comme toutes victimes, leurs proches ont le droit d’obtenir que passe la justice, Encore faut-il ne pas jeter la confusion dans les esprits en mettant sur le même plan des victimes au passé criminel et les innocentes victimes abattues, notamment par certains éléments de la police alors qu’elles tentaient vainement d’exercer pacifiquement leur droit de manifester. Selon les évaluations avec recoupements auxquelles j’ai pu procéder, d’une part, au moins 17 personnes dont j’ai la liste ( et les adresses pour 12 d’entre elles) ont été tuées, d’autre part une quinzaine de blessés ont été également identifiés auxquels s’ajouteraient plus d’une dizaine de personnes non identifiées qui tentaient de s’enfuir par la met. » (1) En terminant cette mission qu’il a qualifiée de difficile, M. Joinet a fait la déclaration solennelle suivante en mettant en garde tous les auteurs de violations contre l’existence aujourd’hui, d’une justice internationale : « La situation est grave, très grave. Elle risque de devenir gravissime. Quand, en plus, désabusés ou scandalisés, des cadres éminents de la police sont de plus en plus nombreux à quitter leurs fonctions. Quand des policiers issus de l’Académie de Police, qui croient en leur métier- oui, j’en ai rencontrés- assistent impuissants, en raison du fait du prince, à des promotions fulgurantes en dehors de tous critères légaux. Quand, à demi-mots, d’autres policiers vous font comprendre qu’on leur demande de participer à des missions que leur conscience réprouve ou qui, tout simplement, sont sans rapport avec la formation qu’ils ont reçue grâce à de multiples et coûteux programmes de coopération. Quand des juges légalistes font preuve d’un professionnalisme qui honore notre fonction- car ce métier est aussi le mien- ils sont convoqués, écartés, marginalisés, neutralisés par un habile harcèlement de pressions ou confinés dans l’exil. Quand des militants- car militer n’est pas n crime- tentent parfois au risque de leur vie d’exercer pacifiquement, comme à Cité Soleil, leur droit de manifester et qu’ils sont criminalisés, hier encore en les qualifiant de « terroristes », ou traités avec mépris comme ces femmes manifestant par un sit-in. Quand des défenseurs des droits de l’homme, et des responsables d’ONG sont invariablement- comme je le serai peut-être moi-même demain- traités de menteurs, je leur dit : « ne baissez pas la tête ». Au terme de ces quelques 23 années d’ONU, je puis vous le dire par expérience, quand la roue de l’histoire finit par tourner, l’opinion internationale découvre avec stupeur que ces prétendus « mensonges » étaient bien en dessous de la vérité. Quand des victimes vous disent, non Monsieur l’Expert, je ne porterai pas plainte car, dans ma Cité, être victime c’est déjà être coupable.


A tous les auteurs de ces violations, je rappellerai ceci : « Les temps changent. Il existe désormais une justice internationale. qu’ils se méfient, avant qu’il ne soit trop tard, de cette épée de Damoclès ! »(2)


L’inquiétude de M. Joinet concernant l’implosion des OP est déjà en train de prendre corps. Suite à l’insurrection des membres de «  l’armée cannibale » c’était au tour de Cité Soleil d’hurler sa rage contre Aristide le 3 novembre suite à la mort par balles, le samedi 1er novembre, d’un puissant chef de bande lavalas de ce bidonville, Roodson Lemaire alias Colobri. Les partisans de ce dernier sont descendus dans les rues en exigeant l’arrestation et le jugement du maire de Cité Soleil, Fritz Joseph, qu’ils rendent responsables de ce crime. Lors de cette manifestation, ils ont également réclamé le départ du pouvoir de Jean-Bertrand Aristide. Un autre chef de bande, Bernard Casséus, a dénoncé un plan du régime pour éliminer physiquement des militants de base lavalas  devenus encombrants pour le pouvoir. Même le sénateur du parti Lavalas, Prince Sonson Pierre, s’est posé la question à savoir s’il n’existe pas réellement une volonté du pouvoir de se débarrasser des chefs de groupes lavalas, jugés désormais dangereux.


Pour mieux comprendre ce qui arrive aujourd’hui, il faut se rappeler les révélations  faite par Johnny Occilius sur Radio Kiskeya le 29 juillet 2003. Cet assistant directeur de la Mairie de Cité Soleil avait dénoncé le plan machiavélique du pouvoir qui aurait constitué un « groupe de civils opérant sous le couvert des autorités, dénommé Zéro Tolérans . » Selon Occilius, «  ces gens utilisent des véhicules au service de l’Etat ou portant des plaques officielles pour commettre leurs actes. Jean-Claude Jean Baptiste a son groupe de gangs « Zero Tolerans , no limit » composé de Monsieur et Mme Francillon et d’un exécuteur du nom de « Grenn Sonnen », ce dernier travaille au Commissariat de Delmas 33 et sa mission est d’exécuter les membres d’OP tels que « La Banyè », « Kolobri » et Hermione Léonard », avait-il déclaré. «  Hermione Léonard est une personne très influente dans la zone de « Boston », c’est sa base », avait-il expliqué, en précisant que « sa mission semble être terminée (…) c’est aussi la raison pour laquelle « La Banyè » et « Kolobri » sont aussi visés. Il ne sera pas possible d’attaquer Hermione seule, c’est pourquoi on veut affaiblir sa base en visant « La Banyè », « Kolobri », « Roboham » et d’autres policiers proches d’Hermione. » Selon Occilius, cette lutte d’influence entre lavalassiens aurait pour but principal d’occuper des postes proches du pouvoir : «  l’Exécutif manquant de courage, et ne voulant pas sacrifier l’un au bénéfice de l’autre, n’agit pas ; alors, la personne qui veut avoir le poste se met à l’œuvre en essayant d’éliminer l’autre, sachant que tout se passera sous le couvert de l’anonymat. C’est une stratégie et ce sont les membres d’OP qui paient les conséquences. Aujourd’hui c’est le tour de Roland, demain ce sera le tour de « La Banyè », «Kolobri », ensuite viendra le tour de René Civil, Paul Raymond ou Franco Camille » avait-il déclaré. Face à cette stratégie machiavélique, Occilius avait avertit : «  les membres d’OP doivent se mettre en tête que le gouvernement en aura assez d’eux un jour ou l’autre, qu’ils ne doivent pas profiter du présent pour faire des abus. » Johnny Occilius avait également cité nommément Jean-Claude Jean-Baptiste, ex-chef par intérim de la Police Nationale et le Ministre de l’Intérieur, Jocelerme Privert d’avoir leurs propres gangs. «  le Groupe Zero tolerans de Privert a à sa tête Pierre Richard qui est responsable du poste de police de Delmas 60 et le groupe de Jean-Claude Jean-Baptiste a à sa tête Monsieur et Madame Francillon, ainsi que le dénommé « Grenn Sonnen », policier affecté au Commissariat de Delmas 33. Le Commissaire Camille, surnommé Zéro Tolérans pour la zone de Delmas, travaille actuellement pour le groupe Zéro Tolérans de Jean-Claude Jean-Baptiste »(3) avait-il précisé sur les ondes de Radio Kiskeya en ajoutant que d’autres proches du président tels que Oriel et « Sô Ann » étaient tous impliqués, réputés intouchables et surnommés « no limit. » Les prédictions de Johnny Occilius se sont donc avérées être une réalité et risquent vraisemblablement de se concrétiser davantage dans un futur proche.


 « Exécutions, trafics d’armes ou de drogue…Haïti vit à nouveau dans la terreur des bandes armées, héritières des « tontons macoutes », et proches du nouveau pouvoir de Jean-Bertrand Aristide », écrit Jean-Michel Caroit dans le journal Le Monde du 4 novembre 2003. Après avoir relaté la situation de chaos qui prévaut dans le pays, Jean-Michel Caroit écrit : «  l’une des premières décisions du président Aristide à son retour d’exil fut de dissoudre l’armée haïtienne. Avec l’aide d’instructeurs américains, canadiens et français, une nouvelle police fut formée à la hâte. Très vite, son contrôle est devenu un enjeu majeur. Aristide a placé aux postes de commandement des hommes et des femmes de confiance, comme Hermione Léonard. Avec le ministre de l’intérieur, Jocelerme Privert, et l’ancien chef de la sécurité présidentielle, Oriel Jean, Hermione Léonard est l’une des principales courroies de transmission en direction des OP. Selon le témoignage de plusieurs repentis, les missions seraient rétribuées en liquide et donneraient parfois lieu à des distributions d’armes, généralement des pistolets-mitrailleurs Galil. » Le journaliste du Monde termine son article, accablant contre le pouvoir Lavalas, avec le témoignage de Pierre Espérance de la NCHR qui se questionne sur l’attitude des américains : «  Je ne comprends pas l’attitude des Américains et de l’OEA. Pourquoi ne font-ils rien face à un pouvoir qui encourage la violence et l’impunité et s’appuie sur des gangs armés ? Pourtant, ils ont les informations »(4), conclut-il.
«  Les espoirs de changement démocratique suscités par le retour au pouvoir de Jean-Bertrand Aristide il y a environ trois ans se sont évaporés », estime le Miami Herald dans son édition du 5 novembre 2003. «  ces attentes sont remplacées par la corruption politique, le trafic de la drogue, les violations des droits humains, les assassinats de journalistes et l’aggravation de la violence », écrit le journal. Le Miami Herald propose en conséquence que la Maison Blanche multiplie ses efforts pour soutenir Haïti. «  Nous avons le choix entre agir maintenant et attendre que l’anarchie soit amplifiée. » avertit-il. Ce n’est pourtant pas ce choix que semble avoir choisi le représentant de Bush en Haïti. En effet, à l’occasion de sa première conférence de presse, le mercredi 5 novembre 2003, depuis son entrée en fonction en septembre dernier, si James Foley s’est montré préoccupé par la situation actuelle, son discours a quand même prêté à confusion. Tout en condamnant la situation de violence qui prévaut dans le pays, il a encore plaider pour la mise en branle d’un processus électoral libre et crédible même s’il a admis la difficulté de persuader les Haïtiens à aller aux élections dans le climat actuel. Selon certains observateurs, cette plaidoirie pour des élections est tout simplement inconcevable alors que des journalistes, l’opposition, des femmes et même des groupes politiques tel que le PADEM qui voulait planter des plantules sur le Morne l’Hôpital, sont systématiquement attaqués par des partisans du pouvoir. Réagissant aux prises de position du diplomate américain sur la question des élections, la Convergence a rappelé que les secteurs démocratiques avaient pu convaincre les Américains en 1990 sur l’opportunité d’écarter le général Avril du pouvoir en vue de la réalisation d’élections libres. Le porte-parole de la Convergence, Micha Gaillard, a estimé que la situation  n’est pas différente aujourd’hui avec Jean-Bertrand Aristide et en a profité pour critiquer les propos de l’Ambassadeur Foley selon lesquels les manifestations de l’opposition en faveur du départ d’Aristide ressembleraient à une forme de coup d’Etat. D’autre part, si le diplomate américain a réclamé des actes concrets de la part du gouvernement pour instaurer un climat de confiance, il s’est aussi attaqué à tous les secteurs du pays en raison de la tendance selon laquelle les haïtiens ont toujours les yeux rivés sur l’étranger pour venir résoudre leur problème. Le diplomate s’est dit profondément préoccupé par le fait que les Haïtiens, même à la veille du Bicentenaire de l’Indépendance, n’arrivent pas à trouver un compromis entre eux.


Il est étrange de constater que désormais les Américains souhaitent que nous puissions régler nos problèmes seuls alors que pendant des décennies, ils ont été directement impliqués dans la politique intérieure d’Haïti notamment à travers la CIA. D’ailleurs, lorsque Micha Gaillard se réfère à l’affaire Avril, il faudrait se rappeler aussi qu’à cette époque c’est le Rapport de Walter Fontroy qui a fit basculer la situation en Haïti. Les Américains ne voulaient  cautionner que cinq grandes familles, les Brandt, les Mews, les Bigio, les Accra et les Behrmanns puissent continuer à financer l’insécurité engendrée par l’armée afin de conserver leurs monopoles et profiter de la corruption. Dans un livre révélateur, intitulé «  Haïti : 10 ans d’histoire secrète », le grand journaliste du Point, Nicolas Jallot révèle les dessous des affaires politiques haïtiennes durant 10 ans et notamment celle du général Avril.  Vu que ce dernier avait pris le pouvoir de force et profitait de l’appui de ces grandes familles, « le gouvernement américain avait décidé de faire pression sur ces familles en les menaçant de résilier leurs visas et de mettre leurs noms sur une liste rouge(…) Ils décident aussi à l’époque de signifier aux cinq familles qu’ils connaissent leurs activités contraires aux intérêts américains et les prient d’y mettre un terme. Le rapport Fauntroy estime qu’il faudra « seulement dix jours pour entrevoir une réduction des incidents terroristes et une quinzaine de jours pour une chute quasi totale des dispositifs terroristes »(5),dévoile-t-il. Suite aux pressions américaines et à la montée en puissance des mouvements populaires, le général Avril démissionne le 10 mars 1990. Est-il utile de rappeler ici l’implication de la CIA et de l’armée dans le coup d’Etat de 1991 ? Aujourd’hui, pourquoi les Américains ne font-ils rien ? Seraient-ils trop occupés à conquérir le marché chinois et à s’extirper du bourbier irakien ? Ou une entente aurait-elle été passée entre le gouvernement haïtien et celui des Etats-Unis pour que le premier livre des dealers de drogue de renom tels que Kétant et E-D One et que le second assure la pérennité d’Aristide jusqu’à 2006 ? N’y a-t-il plus assez d’intérêts américains à défendre en Haïti ou serait-il trop embarrassant d’admettre une défaite américaine aux contribuables des Etats-Unis suite à la fortune colossale dépensée pour ramener au pouvoir un prêtre transformé en monstre et qui a entraîne tout un pays dans une descente aux enfers ?


Qu’à cela ne tienne, nous sommes à un carrefour dangereux certes mais décisif. En effet, le dernier éditorial du Miami Herald n’est pas innocent. Lorsque ce quotidien influent écrit « En tenant compte de notre histoire et de la proximité des Etats-Unis avec Haïti, nous devons agir maintenant ou après pour faire face à l’anarchie. En fait l’administration américaine doit faire plus pour Haïti avant qu’une large intervention ne devienne nécessaire »(6), ce n’est pas pour rien. Selon certains observateurs, l’administration Bush pourrait choisir d’attendre d’intervenir en temps et lieu et sans doute avec succès pour redorer son blason après l’échec cuisant essuyé en Irak. D’autre part, selon nos informations, la diaspora haïtienne a opéré un revirement contre Aristide depuis juillet dernier et son mécontentement qui gronde risque de peser lourd dans une année électorale américaine tant pour le Gouverneur Jeff Bush que pour son frère , le président. Quant aux réactions locales, que l’Ambassadeur Foley ne s’inquiète pas trop quant à la résolution de la crise par les Haïtiens. En effet, il a peut-être sous-estimé comme son prédécesseur et Aristide lui-même , l’importance du symbole de 2004 pour l’ensemble des Haïtiens. On essaye de nous parquer comme des bêtes dans une capitale ensevelie de détritus et de boue immonde, on nous traque comme des bêtes et on nous fait peur ; mais la résistance est définitivement ancrée et la majorité en général silencieuse commence à hurler d’ indignation.  L’exemple le plus éloquent n’est-il pas venu de ce résident de Cité Soleil, que les lavalassiens réclamaient comme le fief d’Aristide, lorsqu’il a dit : «  Aristide qui veut toujours se comparer à Toussaint Louverture, le premier des Noirs, est devenu aujourd’hui, le dernier des Noirs » Si le président a eu raison c’était bien quand il disait que les analphabètes ne sont pas bêtes ! De nombreuses manifestations anti-gouvernementales sont encore prévues la semaine prochaine. Les Haïtiens réussiront-ils à force de courage et de patriotisme éclairé à renverser le courant des dictatures qui ont marqué Haïti pendant 200 ans et à fonder enfin une véritable Nation, digne et fière ? La question reste posée. Il est certain que personne actuellement n’est maître d’aucun calendrier, mais il y a dans l’air, il faut être aveugle pour ne pas le voir et sourd, pour ne pas l’entendre, une nouvelle donne : ou les Haïtiens renversent le cours de l’histoire encore une fois pour dire non à l’inacceptable, l’intolérable, l’insoutenable, ou nous nous en irons tous…


Nancy Roc, le 7 novembre 2003
rocprodz@yahoo.fr


1/ Intervention du Magistrat Louis Joinet, sur la situation des Droits de l’Homme en Haïti, conférence de presse du 5 novembre 2003 à la salle de conférence du PNUD, Port-au-Prince
2/ Déclaration finale du Magistrat Louis Joinet sur la situation des Droits de l’Homme en Haïti le 5 novembre 2003 à la salle de conférence du PNUD, Port-au-Prince
3/ Traduction de l’interview de Johnny Occilius accordée à Radio Kiskeya le 29 juillet 2003
4/ «  La loi des milices », Jean-Michel Caroit, Le Monde, 4 novembre 2003
5/ «  Haïti : dix ans d’histoire secrète », Nicolas Jallot et Laurent Lesage, pages 90 et 91
6/ Miami Herald, édition du 5 novembre 2003