Les événements actuels qui secouent la société haïtienne et mettent en péril le pouvoir contesté et contestable de Jean-Bertrand Aristide, ne peuvent mieux illustrer l?importance de la constitution d?une authentique société civile dans tout processus de transition démocratique. En effet, tout se passe comme si l?opposition, regroupée au sein de la Convergence et paralysée dans son incapacité notoire à entraîner le peuple haïtien dans une dynamique de libération démocratique, était dépassée sur sa gauche par une ébulition positive de la société civile représentée par le groupe des 184. A cela vient s?ajouter la déclaration signée par les intellectuels haïtiens et dénonçant la dérive totalitaire du régime en place.
De tels faits donnent à penser. On sait, au moins depuis Hegel, que la démocratie et la liberté, telles qu?elles ont été théorisées depuis l?avènement de la modernité, requièrent toutes deux la séparation Etat/société civile. La société civile est comme un contre-pouvoir face à la souveraineté de l?Etat, donc la condition même de la garantie de la liberté, de la liberté instituée. On peut, certes, réduire la société civile à la « société des besoins », ce qu?a fait Hegel et à sa suite Marx. Il peut aussi y avoir risque de dissoudre l?Etat dans la société civile (anarchisme, ultra-libéralisme, communautarisme) ou au contraire, dissoudre la société civile dans l?Etat (le totalitarisme sous toutes ses formes). Dans ce cas, c?est la liberté, dans sa dimension politique, qui est perdante.[i]
Or, il se trouve que quand les forces politiques traditionnelles, pour une raison ou pour une autre, s?avèrent incapables de faire triompher les libertés dans une société donnée, il importe à la société civile de prendre le relais. C?est ce qui a eu lieu en Haïti en 1986, lors de la chute de la maison Duvallier. L?éclosion dans tout le pays d?associations de toutes sortes (de journalistes, de jeunes, de paysans, de femmes, de chrétiens etc?) est ce qui a remis en cause fondamentalement le pouvoir de Jean-Claude Duvallier. La classe politique d?opposition au duvaliérisme a dû s?adapter à ce puissant mouvement démocratique populaire. Ce qui était frappant à l?époque, dans les revendications des associations composant la société civile naissante, c?étaient les fins proposées qui étaient rarement celles relevant de la société des besoins (lutte contre la faim, par exemple, dans un pays ou pourtant l?on meurt de faim) mais surtout des fins plus « politiques », universalisables, relatives essentiellement aux droits-liberté plus qu?aux droits-créances. Bien que la question des droits-créances fussent posées, elles ne le furent que dans leur articulation aux droits politiques. Traditionnellement exclues de la société civile depuis 1804, les classes populaires firent une irruption originale sur la scène politique, ce qui étonna plus d?un, en posant l?exigence de justice comme égalité politique.
D?où viennent donc les atermoiements de la transition démocratique depuis 1986 ? Le pays d?Haïti est-il condamné selon un déterminisme anthropologique et historique a toujours reproduire de la dictature ? C?est ici qu?il faut comprendre le populisme aristidien ou lavalassien comme une variante ou un possible du populisme haïtien en général. D?abord hostile à l?organisation d?élections, Aristide surprit tout le monde (surtout les Américains qui avaient leur candidat en la personne de Marc Bazin) en se portant candidat aux élections présidentielles de 1990 patronnées par l?ONU. Son élection ne faisait alors plus aucun doute. Pourquoi ?
Son intransigeance face au duvalérisme, son inscription dans les classes populaires, son opposition ou sa différence vis à vis de la classe politique traditionnelle, faisait de lui un représentant charismatique de cette société civile en effervescence. Mais c?est précisément son charisme qui perdra la société civile haïtienne. Cette dernière, sans expérience politique forte après des siècles d?esclavage et de dictature, manquait de perspicacité politique pour percevoir ce que ce prêtre salésien avait de dangereux. S?il est vrai qu?un leader politique, dans une société démocratique, doit faire preuve d?un certain charisme, ce que fit Aristide en une geste singulière et profonde, ce fut de dénaturer l?essence même de la société civile.
Expliquons-nous : alors que ce qui caractérise la société civile, c?est la pluralité non substantielle, la sécularisation, la liberté sous forme de détermination des normes par l?argumentation, l?éthique de la discussion, et surtout l?indépendance en dernière instance vis à vis de toute force transcendante, Dieu, la nature ou la tradition, Aristide va procéder résolument à une dénaturation de la société civile naissante en opérant les transfigurations suivantes. En un premier temps, l?espace public connaît une désacralisation politique, une perte d?autonomie. Le prêtre des pauvres se présente désormais comme un envoyé de Dieu. Point d?espace transitionnel entre son pouvoir et le peuple. Nul besoin de la société civile comme contre-pouvoir face à l?Etat. D?où la haine constante d?Aristide puis de Préval pour toute institution. Deuxièmement, la société n?est plus qu?une grande famille (« la famille c?est la vie ») dont Aristide évidemment est le père légitime. Troisièmement, le peuple est substantialisé, caractérisé notamment par ceux qui meurent de faim, ce qui interdit de le penser comme pluralité. En témoigne la formule aristidienne célèbre : « la paix dans le ventre, la paix dans la tête » ! La société civile est désormais réduite à une stricte société de besoins élémentaires, vitaux, à un corps ainsi offert à une logique biopolitique. Une telle paix retentit comme une paix des cimetières autrement dit s?opère ici une réduction du peuple au silence politique. Enfin, on a affaire là à un vitalisme politique brouillant efficacement la distinction Etat/société civile.
En clair, il s?agit incontestablement pour le pouvoir lavalassien mis en place par Aristide et Préval d?une répression de la liberté et de la démocratie. L?évolution ultérieure d?Aristide ne fait plus aucun doute à ce sujet : assassinats d?opposants, de journalistes, de membres d?associations diverses ; terrorisation des partis politiques ; corruption et mise au pas des juges. Corruption aussi de la police qui n?est plus qu?une garde privée d?Aristide nouveau baron de la mafia haïtienne. Mais, ce qui est le plus dur à expliquer, c?est le triomphe d?un tel populisme et l?incapacité de l?opposition à y faire face.
Si intellectuels et militants haïtiens n?ont pas sur enrayer la montée de cette nouvelle dictature, c?est sans doute parce qu?il y a congruence de la problématique théorico-politique dominant chez eux avec le populisme lavalassien. En effet, les militants haïtiens, dans leur grande majorité, sont sous l?emprise soit du populisme, soit d?une tradition marxiste non critique Or, ce qui caractérise ces deux options théorico-politiques, c?est une haine voire une méfiance tenace vis à vis de toute conception démocratique de la société et de l?autorité politique et la volonté de réduire le plus possible l?opposition Etat/société civile. Pour le populisme qui s?enracine dans une vision romantique ou communautariste de l?ordre social, la société civile, c?est le peuple, mais un peuple substantialisé en une unité introuvable. Un peuple-vie et non un peuple-contrat. Concernant le marxisme, ses adeptes réduisent la société civile à une pure société de besoins essentiellement régulée par l?infrastructure économique et sociale. Ce qui n?est pas pensé, c?est l?existence de la société civile dans son autonomie politique et la différenciation des sphères de l?activité humaine. L?impuissance de l?opposition, rassemblée au sein de la Convergence, s?explique pour des raisons similaires. Cette coalition regroupe des marxistes et des ultra-libéraux, voire même d?anciens duvaléristes. Or, pour les ultra-libéraux aussi, la société civile est réduite à une seule dimension économique et l?Etat n?est rein d?autre qu?un arbitre des intérêts privés.
Si donc, en conclusion, il doit se jouer quelque chose d?essentiel dans l?avenir, à court ou moyen terme, dans la société haïtienne, c?est autour et à partir du réveil actuel de la société civile haîtienne. Il est significatif que les leaders actuels de la société civile ne prétendent pas se positionner en politiciens en quête du pouvoir ou en chefs de partis[ii]. Ce qui les intéresse, c?est de redéfinir les cadres fondamentaux, à partir d?un nouveau contrat social, permettant à la politique de jouer pleinement son rôle dans une société démocratique. Ce n?est que si cette société civile parvient à s?organiser et à s?épanouir effectivement, que seront brisées les cadres historiques et culturels déterminant, au plan anthropologique, la persistance des dictatures depuis 1804. Si les Noirs, en se libérant de l?esclavage, avaient posé la liberté comme libération immédiate, ils n?avaient pas pensé la liberté telle qu?elle puisse se matérialiser dans des institutions. L?année 2004 verra sans doute un redéploiement de la liberté et de la démocratie en Haïti. Mais cela s?opère dans un contexte mondial caractérisé par la défaite des socialismes ayant réellement existé, par le triomphe de l?ultra-libéralisme, par le réveil des communautarismes et des intégrismes religieux. A supposé qu?il puisse même y avoir une crise de la démocratie parlementaire se manifestant par un désintérêt pour les élections un peu partout dans les pays dits avancés, l?exemple haïtien nous montre, dans sa portée universelle que, comme l?avait vu Habermas, la démocratie ne peut se faire plus participative que si la société civile demeure éminemment active, par sa quête de normes universalisables, dans un espace public d?argumentation et de discussion. Ici, l?histoire qui se fait nourrit nos méditations sur l?idée républicaine.