Originally: Dans le bal des incertitudes

Dans le bal des incertitudes


 Dans notre grand dossier intitulé «  Week-end de l’Unité : le vent du Nord », alors que le vent de la révolte capoise soufflait sur la République et faisait entendre l’écho du « Cri de Vertières » en donnant quelque espoir à certains d’un changement radical du ou contre le pouvoir, nous étions restée sceptique et écrivions à l’époque : « Si selon certains observateurs le processus d’évacuation du pouvoir Lavalas a été enclenché, comment la communauté internationale va-t-elle réagir ? Quel sera son outil ? Car, il est clair que pour elle, il n’est pas question qu’Aristide s’en aille sans l’organisation d’élections. D’autre part, si certains se précipitent déjà à dire que les événements du Cap et de Petit Goâve ont un parfum de fin de règne, c’est qu’ils ne connaissent pas M.Aristide. Des antécédents similaires de fin de règne ont été vécus par le peuple haïtien, sous Jean Claude Duvalier, en 1986, après l’assassinat des jeunes des Gonaïves et sous Prosper Avril avec l’assassinat de la petite Roselyne Vaval. Mais Jean Bertrand Aristide n’est ni Jean Claude Duvalier, ni Prosper Avril. Ces partisans sont des fanatiques et armés de surcroît. Il  faudra sans doute plusieurs manifestations comme celle du Cap pour l’ébranler car Port-au-Prince demeure sa chasse gardée et il a la mainmise totale sur la capitale et ses chimères. »(1)


  Un an plus tard, alors que le Cap poursuit sa mobilisation contre le Pouvoir, la violence exercée par ce dernier contre l’Opposition et la société civile a coupé le souffle au vent du Nord. En effet le week-end écoulé n’a été qu’une répétition tragique du 30 août dernier avec quelques variantes cependant. La manifestation avait été convoquée par le Front de l’Opposition dans le Nord (FRON) qui regroupe trois coalitions politiques ainsi que l’organisation Initiative Citoyenne du Cap haïtien. Cette marche s’est tenue malgré de lourdes menaces proférées la semaine précédente par des groupes d’organisations populaires proches du Pouvoir. Selon des sources concordantes, plus de quatre mille manifestants se sont retrouvés en face d’un groupe de « chimères » qui leur lançaient des pierres et la manifestation a été dispersée au gaz lacrymogène par la police. Le bilan des victimes, ce 14 septembre lors de la tenue d’une manifestation de l’Opposition et d’une contre-manifestation lavalasienne : plus d’une quinzaine de blessés dans les deux camps et un mort, dans des circonstances encore non élucidées, du côté des partisans du Pouvoir. Si la plupart des responsables de cette manifestation de l’Opposition ont rendu la police et le Pouvoir responsables de cet échec, il faut noter deux faits nouveaux, et pas des moindres dans cet événement :


· Tout d’abord, pour la première fois, l’Opposition qui était partie prenante de cette manifestation a ouvertement accusé l’OEA, dont plusieurs membres étaient présents pour observation sur place, d’avoir été complaisante vis-à-vis du pouvoir. Dans une intervention sur les ondes de Radio Métropole, lundi dernier, Evans Paul du KID a révélé que malgré toutes les tentatives de l ‘Opposition pour éviter une confrontation telle que celle qui s’est produite, les représentants de l’Organisation Hémisphérique ont pris le parti du Pouvoir et rejeté quatre différentes propositions formulées par l’Opposition à la police. Tout en se disant scandalisé par les violences qui ont eu lieu, Evans Paul a appelé la population à poursuivre sa mobilisation et à participer à ce qu’il appelle « un combat pour la libération nationale » afin de mettre fin au régime de Jean-Bertrand Aristide.
· D’autre part, suite à ces événements, le Front de l’Opposition du Nord ( FRON) a lancé un mot d’ordre de grève générale pour le lundi 15 septembre qui n’a pas été suivi dans la deuxième ville du pays. Pourquoi se demande-t-on alors que la population capoise semble faire bloc avec succès contre le Pouvoir ? Selon certains observateurs, cet échec vient du fait que cet appel à la grève a été lancé contre l’OEA alors que c’était l’occasion rêvée de se mobiliser en demandant à la population de revendiquer des causes précises, de concert avec l’Opposition. En effet, n’était-ce pas le moment d’exiger que le Pouvoir ne touche pas à la Constitution au moment même où ce dernier la faisait amender au mépris de la loi et de toute la population, certains sénateurs lavalassiens inclus ( Dany Toussaint et Prince Sonson Pierre) ? N’était-ce pas non plus l’occasion pour l’Opposition d’appeler à des élections libres et honnêtes, organisées dans le cadre strict de la Résolution 822, alors que le gouvernement s’était écarté une fois de plus de cette dernière en donnant le feu vert à un Conseil Electoral inopérant et constitué en dehors de ladite Résolution ? Une fois de plus, l’Opposition, malgré son courage, a démontré que sa stratégie n’est pas au point et a prêté flanc aux propos du Président Aristide qui ont suivi ces incidents autant qu’à l’OEA qui, à travers son Représentant, David Lee, a rejeté les accusations de complaisance envers le Pouvoir portées contre la Mission par l’Opposition. Dans un rapport ce 16 septembre, David Lee a révélé que le parti Fanmi Lavalas et ses supporters étaient responsables de ces incidents et a déploré que la PNH n’ait pas empêché la contre manifestation. Au terme de ce rapport, la Mission spéciale a recommandé la révision des règlements de la Constitution de 1987 sur les manifestations pour une meilleure « harmonisation à l’occasion des prochaines élections. » Le constat de David Lee se borne à ces recommandations au moment même où le processus de l’amendement de la Constitution de 87 est décrié par divers secteurs comme « cachant un plan macabre » du Pouvoir. Même les sénateurs contestés Dany Toussaint et Prince Sonson Pierre ont refusé d’y apporter leur signature car, selon eux, l’amendement « était tombé du ciel » (ou du Palais ?) et nécessitait une consultation de toute la population. Envers et contre tous, 17 sénateurs contestés ont voté le 8 septembre une résolution demandant à la prochaine législature de considérer leurs signatures en lieu et place d’une approbation de 18 sénateurs prévue par la Constitution. Si beaucoup s’interrogent sur l’empressement du pouvoir à entrer dans ce processus jugé biaisé, il est clair pour d’autres que cette manœuvre ne vient que confirmer le scrutin du 21 mai 2000. En effet, à l’époque on se demandait pourquoi Jean-Bertrand Aristide avait tenu à ce que le Parlement soit exclusivement lavalassien. Aujourd’hui, on constate que même avec la majorité dans les deux Chambres, il n’a pu obtenir toutes les signatures exigées par la Loi mère. Notons que les propositions d’amendement concernent, entre autres, les questions de nationalité, de l’armée et de la structure des pouvoirs locaux. Mais, le spectre du prolongement du mandat présidentiel se précise surtout que contrairement aux prescrits constitutionnels, les amendements devraient entrer en vigueur immédiatement. Ainsi, l’administration en place va en bénéficier.


  Et de fait, ce 16 septembre, le Président Aristide a lancé officiellement les prochaines élections qui devraient se tenir « coûte que coûte » cette année, a-t-il précisé. Tout en félicitant la 47ème législature d’avoir amorcé le processus d’amendement de la Constitution, il a retenu la question de l’amendement comme l’un des thèmes qui sera débattu durant la prochaine campagne électorale. Après avoir scandé, « 5 ans » cette dernière année, entendrons-nous bientôt les partisans du Président scander «  10 ans » ? De plus, M.Aristide a critiqué les secteurs du pays qui, selon lui, complotent pour retarder le processus électoral et il a insisté sur la nécessité d’organiser des élections pour éviter un vide constitutionnel.. « Tout homme est un homme » disait Aristide en 1990, mais, comme dit le dicton, le pouvoir corrompt tout homme. En effet, aujourd’hui que M.Aristide est Président, on constate à quel point son comportement contraste avec celui qui avait porté la population a voté massivement pour lui en 1990. Dans le livre, L’Année Aristide du journaliste Christian Lionet, dans sa chronique « Au jour le jour », à la date du 24 juin 1990, alors que Jean Bertrand Aristide est de passage en France, il dénonce devant la communauté haïtienne «  les nonces apostoliques mafia comme Paolo Romero », « les évêques lâches comme Mgr François Gayot et Mgr François-Wolf Ligondé qui sont tellement lâches qu’ils n’ont pas le courage de crier quand les loups dévorent sous leurs yeux les brebis en Haïti »(2) Mais, le mois dernier, le pouvoir n’a pas condamné les propos odieux des prêtres Sauvagère et Devalcin à l’encontre des journalistes. Sans doute parce que, aujourd’hui, c’est Jean-Bertrand Aristide qui commande la meute des loups qui dévorent les brebis en Haïti. De même, le 25 juin 1990, dans une conférence de presse à Paris, Jean-Bertrand Aristide «  déplore l’attitude des Etats-Unis et de la France qui encouragent l’organisation immédiate d’élections alors qu’il faudrait en priorité, assure-t-il, restaurer la justice et poursuivre les escadrons de la mort qui agissent en toute impunité : « Que George Bush et Raphaël Dufour ( l’ambassadeur de France à Port-au-Prince) cessent de nous répéter « aller aux élections » et disent plutôt, « jugez les criminels » ! Dans le contexte actuel d’insécurité, des élections n’aboutiront qu’à la formation d’un gouvernement désigné par l’étranger, et ce gouvernement, comme ceux qui l’auront précédé, laissera les forces macoutes tirer toutes les ficelles »(3) Dans cette même conférence de presse, prétendant parler au nom du « vrai peuple haïtien », le père Aristide assure échapper à la « présidentite », cette « maladie incurable » dont souffrent tant de ses compatriotes. Il n’est donc pas candidat à la présidence, mais il ne se déroberait pas à cette épreuve s’il entendait «  la voix du peuple souffler en ce sens.”(4) Intéressant, n’est-ce pas, de constater le changement d’attitude du même homme au pouvoir treize ans plus tard ? Aristide a toujours aimé les écrits de Nietzsche mais il a certainement oublié la citation de ce dernier stipulant que « celui qui combat les monstres doit veiller à ne pas devenir lui-même un monstre, ce faisant, quand vous regardez au fond de l’abîme, l’abîme vous regarde aussi. » Pourquoi, Jean-Bertrand Aristide aujourd’hui, tient-il « coûte que coûte » aux élections alors que les criminels n’ont pas été jugés et que ces élections laisseront aux lavalassiens ( en lieu et place des macoutes) et à leurs chimères de tirer toutes les ficelles ? Pourquoi, aujourd’hui, M.Aristide n’entend-t-il pas la voix du peuple qui souffle sa peur et lui demande de donner une chance à Haïti ? Quant à la « présidentite », il faut croire que depuis, il a été largement contaminé par cette maladie incurable. En témoigne, l’allocution du nouvel ambassadeur Américain en Haïti lors de sa cérémonie d’investiture le 2 septembre dernier à Washington : « Haïti a eu trop de présidents à vie. (…) Le gouvernement a pour responsabilité première d’assurer l’autorité de la loi. » Soulignons qu’il  a également ajouté «  qu’il n’y a pas de solution américaine à la crise, pas d’issue de secours, pas de formule magique capable de substituer à la volonté des leaders politiques haïtiens d’agir pour le bien de leur propre peuple. »(5)


  
Sous le coup d’Etat, Jean-Bertrand Aristide disait qu’il suffisait d’un coup de téléphone de la Maison Blanche pour que la situation change en Haïti. Aujourd’hui, l’Ambassadeur Foley avance qu’il n’y a pas de formule magique alors que Brian Dean Curran avait rappelé avant son départ qu’Aristide devait terminer son mandat. La politique de bricolage de l’OEA n’a rien donné en trois ans de crise sans précédent et le peuple haïtien s’enfonce dans une misère sans nom alors que son destin tourbillonne dans le bal des incertitudes. Un bal qui pourrait bien devenir macabre si l’on en croit les dernières déclarations de l’Ambassadeur Français, Yves Gaudeul, qui lors de son dîner d’adieu au Manoir des Lauriers le 16 septembre a demandé à tout un chacun d’être vigilant en prévision d’une tempête politique : «  je sens que les choses vont être difficiles, je dirais que les tempêtes ne sont pas seulement sur les rivages des Etats-Unis, elles peuvent aussi vous atteindre, d’autres tempêtes. Je crois qu’il faut s’accrocher sérieusement au bastingage » a-t-il déclaré, en ajoutant «  cela va souffler, ne vous laissez pas surprendre, il faut se préparer à des choses et soyez très vigilants. » Or, après quatre années en poste, ce diplomate et son équipe se sont distingués par leur ouverture d’esprit, leur appui constant aux respect des droits de l’Homme, à la liberté d’expression et leur compréhension fine de la situation haïtienne. Ces mots ne doivent donc, en aucun cas, être pris à la légère et annoncent certainement des temps encore plus durs pour la fin de l’année.


Ce 19 septembre, cela fait déjà neuf ans depuis que les Américains ont restauré Aristide au pouvoir et, depuis, la situation n’a fait que s’empirer. De l’avis de tous, la démocratie est encore un rêve pour lequel il faudra sans doute mener un long et courageux combat. A trois mois du Bicentenaire de notre Indépendance, la crise haïtienne a atteint un tel paroxysme qu’il est douloureux, pour tout citoyen patriote de constater, qu’en 1804, les « Blancs » ne voulaient pas de notre Révolution. Deux cents ans après, ils souhaiteraient sans doute que nous puissions enfin la faire, mais apparemment nous n’en sommes même plus capables !


Nancy Roc, le 19 septembre 2003


1. Roc, Nancy, Les Grands Dossiers de Metropolis, volume 2 page 17, Imprimerie Deschamps 2003, Port-au-Prince, Haïti
2. Lionet, Christian, L’Année Aristide, page 133,L’Harmattan, Paris, France 1992
3. idem
4. idem
5. source : www.haitipolicy.org/printversions/894.htm Cérémonie d’investiture de James B. Foley, le 2 septembre 2003