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O N È – R E S P È                                                         H O N N E U R – R E S P E C T


Sant Ekimenik Dwa pou Tout Moun                              Centre Oecuménique des Droits Humains


 


Il y a de ces mots, glissés dans le discours, qui ont pour fonction non pas d?éclairer un débat mais de le rendre impossible. Ce sont, pourrait-on dire, utilisant le langage de l?électronique, des « wild cards », cartes à valeur variable, littéralement des atouts sauvages, émetteurs de rideaux de fumée, signes de piste à directions variables. Ce sont les petits démons de la sémantique, fauteurs de troubles, artisans de dialogues de sourds. On pourrait citer tout un vocabulaire, dans le champ politique, qui nous permet de jalonner nos positions. Ce sont les fameuses expressions « politiquement correctes », gauche, droite, réformisme, impérialisme et tous ses petits enfants, classe, boujwa, pèp, etc.


 


Toute idéologie crée des étiquettes pour les coller à l?autre avant qu?il ait même ouvert la bouche. Race, sexe, classe, religions, chaque secteur de la pensée rencontre ces mines personnelles faites pour éclabousser et jeter la confusion. Chaque période a ses modes : pensons à l?étrange itinéraire des phonèmes « globalisation», « mondialisation ». Un de ces petits mots, ces jours-ci, a eu un succès étonnant. Il s?agit du mot « pro-vo-ca-tion ». Comme pris de panique, le secteur gouvernemental s?est accroché à cette bouée avec une ferveur désespérée, ne craignant pas d?aller jusqu?au bout du ridicule et de l?odieux.  On connaît l?histoire.


 


Nous étions plus de deux cents personnes appartenant au mouvement des « 184 » qui rassemble tous les contours de la société civile dans un effort systématique d?ouvrir des pistes qui pourraient conduire à une refondation de la nation haïtienne basée sur des valeurs négligées depuis 1804. Une  réunion était prévue à l?école saint Thérèse de Cité Soleil fondée par le Père Volel et les Salésiens. Cette caravane fut attaquée à coups de pierres par une bande de jeunes d?abord  par dessus les murs de la cour et puis, à la sortie, nous eumes droit, à une pluie meurtrière de pierres. Dans le petit bus où je me trouvais, nous étions quatre avec le chauffeur. Pendant ce kilomètre sous la grêle de cailloux, et sous la pluie des cristaux de vitres, tout aurait pu arriver. Heureusement, grâce à l?habileté du chauffeur, on s?en est sorti de justesse, ce qui n?a pas été le cas de tout le monde puiqu?il y a eu plus de 35 blessés dont 5 journalistes, sans compter la voiture du Père Arthur Volel, que nous avons vue en flammes sur le boulevard.


 


Mais le plus grave de l?histoire, ce fut d?apprendre la participation des autorités de l?Etat  dans cette affaire préparée depuis la veille, la passivité de la police, le montage subséquent pour trouver de soi-disant victimes dans la population de Cité Soleil et enfin les commentaires grotesques de personnalités appartenant aux trois branches du gouvernement.


 


Il s?agit d?un phénomène que des chercheurs ont commençé à analyser : la justification de la violence dans l?histoire du pays avec comme conséquence l?impunité assurée aux coupables, assassins ou pyromanes. On n?a cessé en effet depuis 1804 de bâtir toutes sortes d?arguments visant à une rationalisation-justification  de la violence physique comme s?il existait un seuil et des circonstances qui justifient la violence et qui permettent de décider, a priori et sans rire, que les torturés sont coupables de quelque chose, que les fusillés sont définitivement coupables de quelque chose, que les brûlés paient le péché de quelqu?un.  De qui ? Peu importe. Tout se passe comme si cette violence là, devenait, et il faut qu?elle le soit, la rédemption d?un échec, la compensation pour une honte, le lien avec une épopée glorieuse et intemporelle qui nous laverait de tant d?inepties, d?ignorance et de misère, dans une recherche, toujours, d?un autre qui serait responsable..


 


Peu importe que dans tel cas concret, il y ait erreur sur les personnes. En renversant l?ordre du bien et du mal, cette violence là, surtout si elle s?exprime par le feu, devient sacramentelle: elle nous purifie de l?échec. Elle nous met en communication avec le monde vétérotestamentaire, pré-1804, monde de sang et de flammes, qui s?exprimait alors par l?ordre de Dessalines : « koupe tèt, boule kay ». Au lieu donc, dans la fondation de la nation et de l?Etat, de briser avec ce monde, c?est au contraire l?ancienne société qui perdure et qui maintenant s?auto-détruit, sous la loi du sang et du feu, avec des rationalisations qui n?ont rien à voir avec la raison, sinon avec une mythique héroïque théâtralement assumée dont Duvalier représente un des exemples les plus notoires et où ce sont les fils d?une même terre qui s?entregorgent.


 


L?objectivité de l?échec, ne pouvant être assumée, suscite un tragique carnaval  qui ne fait que se répéter.Des responsables de l?Etat, des responsables du pouvoir se lancent dans des élucubrations risibles, affectant d?avoir oublié les responsabilités de leur charge, pour chercher, à travers des thèses grossières, comme celle utilisée dernièrement, d?une « provocation », essayant de donner un sens à une scène archaïque et de passer sous silence les défaillances répétitives des pseudo gouvernements. Les diverses déclarations des autorités gouvernementales mériteraient  de faire partie d?une anthologie illustrant  ce curieux syndrome.


 


Dans ces moments de « crise », ceux qui sont responsables de l?Etat oublient, ou font semblant d?oublier, qu?ils sont l?Etat et que leur  premier devoir est d?assurer l?ordre social et de sanctionner la violence. Ils oublient qu?ils sont magistrats de la loi, et que les lois ne se plient pas à cette métaphysique de la frustration. Ils oublient qu?ils sont les serviteurs et gardiens des droits des citoyens, de tous les citoyens sans distinction et que la violence ne saurait se justifier par des rationalisations de type psychanalytique, ou par des comparaisons pseudo-historiques faisant intervenir le Ku-klux-klan ou les Protestants de Belfast.


 


De toute façon, il ne saurait s?agir que de circonstances atténuantes qui ne changent en rien le caractère maléfique de l?acte de violence, sa capacité de destruction du lien social et du patrimoine. Or, dans ces circonstances là, ce sont bien les tenants du pouvoir qui sont directement provoqués, et qui l?étaient, ce samedi 12 juillet 2003, sommés de choisir entre leur devoir et la complicité, entre la loi et la contre-loi, entre civilisation et barbarie, entre la raison et la déraison. Une fois encore, des supposés gouvernants n?avaient pas passé la barre. Une fois encore, un supposé gouvernement avait failli et choisi.le camp de la transgression, donc de la barbarie. Et c?est ainsi depuis deux cent ans.


 


On a donc assisté à une pathétique dichotomie où la même personne, habillée en gendarme, assume le discours et la conduite du voleur. Ce refus de s?assumer comme gardien de l?ordre, cet oubli des responsabilités d?une charge, rendent impossible le fonctionnement de la loi et de la justice. Ce comportement, à chaque fois, met en jeu un processus d?autodestruction de la nation par les responsables de la nation, par un pseudo Etat, assassin, tortureur et pyromane.


 


Il n?est pas étonnant alors, que le voleur, pris la main dans le sac, crie à la provocation, l?apparition de la loi ne pouvant être que provocation, l?apparition de la raison ne pouvant être que subversive. De fait, quand les responsables sont défaillants, toute apparition de l?homme est provocation, tout visage est provocation, tout regard est provocation, toute voix est provocatrice. Socrate était un provocateur, comme l?a été, devant Pilate et les pharisiens, Jésus, l?homme des béatitudes. La provocation s?adresse, et c?est là la grande leçon du 12 juillet 2003, non pas à la population de Cité Soleil, mais bien aux responsables de l?Etat qui trahissent leur devoir d?état.


 


Car vouloir en finir avec la fracture sociale, est certainement une dangereuse provocation et un acte éminemment subversif : il ne peut que conduire à l?unité d?un discours étrangement semblable à la Déclaration des Droits de l?Homme et du Citoyen.