Originally: La Société Civile Haïtienne Face A Ses responsabilités Historiques
La Société Civile Haïtienne Face A Ses responsabilités Historiques
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Haïti connaît depuis plus de trois ans une crise mettant à rude épreuve les institutions et les citoyens. Cette crise née des élections du 21 mai 2000 traduit la volonté du pouvoir en place d?aboutir à l?établissement d?une société de non-droit, avec comme principale caractéristique une pensée unique mal structurée, délétère, s?articulant autour du caractère exceptionnel ? mot plurivoque ? d?un Homme qui a dilapidé un superbe capital de confiance, fruit d?une longue lutte qu?il n?a rejointe que fort tard en chemin, mais dont ses partisans veulent faire coïncider la genèse avec son entrée sur la scène.
Face à cette montée en puissance du totalitarisme irréaliste, on assiste à une levée de boucliers des citoyens à travers la formation, le renforcement, l?expression forte et la mise en réseaux d?organisations de la société civile. Les tristes souvenirs de la dictature des Duvalier étant encore vivaces dans l?esprit collectif, les citoyens conscients sont de plus en plus disposés à se précipiter aux barricades pour s?opposer à ce régime essentiellement liberticide dont la dernière trouvaille est la mise sous coupe réglée de la presse indépendante. Le cas le plus récent, l?acquisition de Télémax jusqu?ici la seule chaîne de Télévision hertzienne à diffuser des images indépendantes, loin d?aboutir aux résultats escomptés, n?a fait que ternir davantage – s?il en était besoin ? l?image d?un régime s?éloignant de plus en plus des idéaux qui lui avaient valu son succès, idéaux ternis, galvaudés, faisant encore l?objet d?un discours creux n?ayant rien à voir avec la réalité.
La société civile, avec notamment l?Initiative de la Société Civile, a commencé à jouer, aux lendemains du 21 mai, un rôle déterminant dans la politique nationale. En fait, ce qui est vraiment nouveau dans tout cela, c?est le caractère formel qu?on prend le soin d?attribuer aux interventions des organisations de la société civile qui n?hésitent plus à assumer la nature et les conséquences de leurs actions.
Un peu plus tard, à Vertières le 17 novembre 2002, la société civile à travers l?Initiative Citoyenne, allait passer avec succès le test relatif à son pouvoir de convocation de la population. Après le succès du rassemblement organisé par la Chambre de Commerce de Port-au-Prince sous le leadership d?Olivier Nadal, la Marche sur Vertières a confirmé la volonté fortement exprimée de la population, d?entendre un autre discours ; le nouveau discours qui bannit le mensonge, la corruption, la démagogie, l?improvisation, l?irresponsabilité, le culte de la personnalité, caractérise le nouveau leadership qui devra nous faire passer de l?anarcho-populisme Kleptomane et corrupteur à une démocratie d?opinion, une société d?opportunités, une économie compétitive, une culture éclectique et conquérante.
Fin décembre 2002, la société civile allait augmenter de manière considérable son actif, avec la mise en réseau de plus de 184 organisations, institutions ou regroupements. Le groupe des 184, initiative historique en dépit de certaines réalités, constitue le témoignage irréfutable de la reconnaissance par la société, de la nécessité d?avoir un forum permanent de discussions, de concertation, un espace de tolérance, un instrument représentatif pouvant influer sur la politique et la vie sociale, grâce notamment au recul et à la crédibilité liés au caractère non-partisan de la démarche. Aujourd?hui, vu l?imminence du bicentenaire de notre indépendance et l?absence de crédibilité du régime Lavalas, il revient à la société civile de commémorer dignement les grandes échéances historiques nationales.
Face au caractère de plus en plus impopulaire du régime actuel, son incapacité de mener à bon port quelque projet positif que ce soit, sa faible capacité de convocation, l?absence totale de crédibilité le caractérisant, son indignité par rapport à la célébration des grandes échéances historiques nationales, la société civile, au lieu de se retrancher derrière le boycott irresponsable, doit définir son propre agenda de commémoration, et inviter les citoyens à s?y rallier. Déjà le 18 mai dernier, bicentenaire de notre bicolore, a été une journée de honte nationale.
Cependant, là où l?action de la société civile est la plus impérative, c?est dans l?effort de structuration de la société, effort assorti d?obligations de résultats sur le long terme. En effet, le cuisant échec du système politique haïtien à travers ses pratiques que sont le populisme, le clientélisme, l?improvisation et le totalitarisme ? toutes valeurs chères à Lavalas- doit nous porter à questionner la forme de leadership qui a jusqu?ici prévalu chez nous.
Nous devons encourager une prise en charge des destinées de la Nation par les élites du pays, à travers ces différentes organisations de la société civile qui dégagent depuis mai 2000 un désir de participation et une détermination plus que contagieux.
Conclure comme d?habitude qu?il n?y a pas d?élites en Haïti ne fait que conforter celles-ci dans leur passivité et leur irresponsabilité ; j?ai eu l?honneur au cours de ces trois dernières années et dans le cadre de mes activités en tant que coordonnateur de l?Initiative Citoyenne, de rencontrer des concitoyens dignes de la reconnaissance de la patrie ; ce sont des gens de toutes les couches sociales : un couple qui a consacré toute sa vie à la défense des libertés fondamentales de la personne humaine, des hommes d?affaires réputés traditionnels mais tellement modernes, progressistes et courageux, une éditorialiste dont chacun des papiers est un véritable plaidoyer pour la démocratie et le progrès, un ingénieur-industriel qui doit avoir oublié son métier à force de s?investir dans la lutte pour le changement, un compatriote travaillant dans une fondation étrangère qui se met en quatre pour faire accepter les nouvelles idées à des compatriotes plutôt vieux jeu, un évêque inqualifiable, un compatriote vivant dans la diaspora mais tellement spirituellement présent dans le pays qu?il arrive à constituer la plus grande communauté haïtienne virtuelle qui soit, grâce à ses innombrables emails quotidiens, des jeunes qui refusent de partir en dépit des avantages qu?on fait miroiter à leurs yeux, parce que conscients du devoir qui est le leur, des écrivains et des socio-professionnels qui sacrifient leur dimanche pour passer des heures à réfléchir sur le cadre conceptuel du Nouveau Contrat Social…
Avec une telle expérience, vous pouvez comprendre mon refus de la négation de l?existence d?une élite haïtienne imparfaite certes, mais plus que jamais perfectible et ouverte à la contestation constructive.
Dans son fameux ouvrage intitulé The future of freedom : Illiberal democracy at home and abroad , fareed Zakaria, jeune éditeur de 39 ans du magazine américain Neewsweek, insiste beaucoup sur le rôle des élites dans la construction et le renforcement de la démocratie. Zakaria souligne le fait que, parallèlement à la montée en puissance de la démocratie dans le monde, on assiste à une vague inouïe de génocides, de guerres civiles, et au renforcement du communautarisme ethnique. En effet, à travers le monde, des leaders démocratiquement élus, une fois en fonction, deviennent des tyrans, des prédateurs des libertés individuelles ; le pire, c?est que dans certains pays, ils sont supportés par la majorité de leur population. Cela a porté Zakaria à conclure que La démocratie ne peut être le résultat de l?obéissance servile des politiciens aux caprices de la population, mais d?un complexe amalgame de libertés incluant une justice indépendante, la garantie constitutionnelle des droits des minorités, une presse libre, des universités autonomes et une société civile forte. A côté de tout cela, poursuit Zakaria, les élections ne constituent qu?une petite pièce du puzzle.
Or, que remarquons-nous en Haïti ? Le régime Lavalas s?est déjà attaqué à toutes les entités citées par Zakaria ; la justice est vassalisée, les minorités ( minorité intellectuelle, minorité possédante, minorité organisée, minorité d?origine arabe etc,,,) subissent l?ostracisme du pouvoir, la presse indépendante doit tous les jours lutter contre les assauts du régime, et a déjà dû porter le deuil de certains de ses ténors, la lutte pour l?autonomie de l?Université se livre sur une base quotidienne ; il n?y a que la société civile qui, en dépit de toutes les tractations du régime en place, se renforce progressivement et communique son engagement à l?ensemble de la population.
Aujourd?hui, nous devons nous rendre à l?évidence : nous ne connaîtrons jamais la démocratie et le progrès social dans ce pays, tant que la gestion de la chose publique se fera sans la participation active des élites, donc d?une société civile proactive. Les incidents de Cité Soleil créditent la thèse selon laquelle la résolution de la plupart des problèmes auxquels font face les sociétés actuelles ne peut être confiée exclusivement au gouvernement et au marché, vu qu?en fin de compte, la société civile demeure la seule force – prise dans sa totalité- dont la finalité est l?accomplissement du bien-être collectif, en dépit des contingences évidentes la caractérisant.
Comment peut-on admettre, au 21ème siècle, que le gouvernement qualifie de provocation, l?organisation à Cité Soleil avec le consentement et la participation active d?organisations de la société civile de la zone, d?une réunion pacifique par le groupe des 184, à ce jour la mosaïque la plus représentative de la communauté nationale ! Allons-nous accepter que le gouvernement institue dans le pays le communautarisme étanche, avec tous les dangers y relatifs, notamment les risques de guerre civile, d?exclusion et de désagrégation sociale ?
Comment peut-on accepter que le régime Lavalas lâche ses chiens contre les participants à la réunion, et contre les citoyens de cité Soleil ayant manifesté le désir citoyen de prendre part à cette séance, pour une fois qu?on voulait les considérer comme des interlocuteurs à part entière dans le débat autour de la reconstruction nationale !
Comment peut-on parler d?intégration économique régionale et mondiale d?Haïti , alors que notre gouvernement a eu recours à la violence aveugle pour empêcher qu?un groupe de compatriotes en rencontre un autre dans la paix, pour jeter les bases d?une société d?opportunités, dans un effort d?intégration nationale !
En fait, la provocation provient du gouvernement qui, en commanditant à visière levée les événemets de Cité Soleil, et en osant parler de provocation, a insulté l?intelligence de toute la population. Si la société haïtienne n?avait pas perdu son droit à l?indignation, le régime serait parti au lendemain de ces événements. Mais c?est loin d?être le cas, puisqu?il se sent tellement confortable qu?il se paie l?arrrogance de faire convoquer André Appaid par la pseudo-justice haïtienne qui a connu des magistrats meilleurs de son histoire, pour le meurtre d?individus qui sont morts sans avoir jamais existé que dans l?imagination scandaleusement stérile et répétitive des metteurs en scène de pacotille du régime.
Comment la société civile nationale peut-elle accepter que André Appaid comparaisse devant la justice, alors que Amiot Métayer, Paul Raymond et René Civil ? pour ne citer que la crème de la crème- courent les rues ! Nous n?allons pas nous indigner pour si peu ! Les prêtres vont continuer à dire la messe paisiblement, les professeurs à dispenser leurs cours allègrement, et le gouvernement à détruire les ressources, l?image et les vies des citoyens impunément. Entre nous soit dit :nous sommes devenus un Peuple de dégénérés, que nous l?admettions ou pas.
Comme me l?a fait remarquer fort judicieusement une amie la semaine dernière, Monsieur Aristide, loin d?être le mal qui nous ronge, n?en est que le symptôme. Son accession et son maintien au pouvoir contre toute logique traduisent un profond dysfonctionnement de la société et du système politique. Ce dysfonctionnement qui bannit tout replâtrage, ne peut être adressé qu?en posant les problèmes de fond de la société. Car nous sommes devenus une Nation dont la majorité des citoyens se considèrent en transit sur cette terre, donc peu intéressés par son avenir.
La société civile doit, pour pallier cette situation une fois pour toutes, établir, à travers un événement fédérateur de toutes les couches sociales, une vision consensuelle de l?avenir qui servira d?élément de mobilisation des énergies citoyennes aujourd?hui éparses. Trois grandes questions, à mon humble avis, doivent présider à l?établissement de cette vision :
1- Quelle est notre raison d?être en tant que Peuple ?
2- Quelles sont les valeurs sur lesquelles doit se fonder notre Nation ?
3- Quelles sont nos aspirations en tant que Peuple, et quelles sont les stratégies que nous allons employer pour les satisfaire ?
Lorsque la communauté nationale arrivera à produire des réponses consensuelles à ces questions, nous serons sortis de l?auberge pour de bon. Faisons en sorte d?y arriver le plus vite possible.
Frandley Denis Julien
Coordonnateur
Initiative Citoyenne
Le 18 juillet 2003