Originally: La presse indépendante : dangers et enjeux
La presse indépendante : dangers et enjeux
Avec la publication de son dernier rapport annuel 2003, Reporters sans Frontières a tenu à rappeler sa mission dans les termes suivants : « On nous reproche souvent de nous appesantir trop lourdement sur les imperfections des pays pauvres de la planète et d’être trop complaisants envers les errements des démocraties occidentales. « Jugements de riches, nous dit-on, vous êtes conditionnés par votre culture »(…)Notre réponse est toujours la même. Nous croyons profondément à la relativité des atteintes à la liberté de l’information. Nous pensons que l’inexistence absolue de la presse dans un pays est plus grave que les pratiques contestables d’un autre en matière d’information. Nous pensons que les journalistes qui ne peuvent faire leur métier qu’au risque de leur vie ou de leur intégrité physique méritent plus de sollicitude que ceux des pays où la presse est le « quatrième pouvoir » Si nous militions dans le domaine de l’alimentation, nous nous préoccuperions davantage des peuples qui n’ont rien à manger que de ceux qui mangent mal. Cela nous paraît une approche d’autant plus justifiée qu’il y a dans le monde beaucoup plus de pays qui répriment sévèrement le droit d’expression et le droit d’information que de pays qui les respectent tant bien que mal »
Cette approche relativiste de la mission de Reporters sans Frontières a été confortée par une étude publiée récemment par la Banque Mondiale. Dans un rapport intitulé « Le droit de dire », cette institution internationale a publié trois cents pages d’analyses et de réflexions d’économistes et de sociologues de tous les continents qui aboutissent à la même conclusion, claire et ferme : l’existence d’une presse indépendante du pouvoir est une condition nécessaire au développement économique et social des pays que l’on dit pudiquement ” en transition “Selon les experts de la Banque mondiale, « la bonne gouvernance » d’un pays requiert l’existence de contre-pouvoirs susceptibles de signaler les abus de pouvoir et les cas de malversations et de corruption. « Une presse indépendante, disent-ils, est l’un de ces nécessaires contre-pouvoirs au même titre qu’une opposition politique responsable et des institutions judiciaires indépendantes » Ils concluent que, « dans le financement de ses programmes de développement, la Banque mondiale doit se préoccuper, avec d’autres organisations internationales, de la promotion de médias indépendants et de la formation de journalistes professionnels là où il n’en existe pas suffisamment, ou pas du tout » *1
Aujourd’hui, plus que jamais se posent les questions suivantes : face au danger persistant et grandissant qui entrave l’évolution de la presse indépendante, quand cette dernière pourra-t-elle réellement remplir cette mission de contre-pouvoir ? Quand n’aura-t-elle plus peur d’être, si nécessaire, « un nécessaire contre-pouvoir au même titre qu’une opposition responsable » ? A-t-elle les moyens éducationnels, financiers et institutionnels pour le devenir ? Ce sont ces questions que notre grand dossier abordera ce soir.
Le danger se précise :
Depuis les élections frauduleuses de mai 2000 et en particulier l’assassinat de Jean Dominique et Jean Claude Louissaint, la presse indépendante haïtienne est plus que jamais dans le collimateur du pouvoir Lavalas. Nous ne reprendrons pas ici toutes les exactions exercées contre la presse et que nous avons déjà et souvent évoquées dans nos précédents dossiers. Toutefois, il est clair que la pression et la répression gouvernementale contre la liberté d’expression en Haïti constituent non seulement un danger grandissant et dénoncé comme tel par de nombreuses instances locales et internationales mais que, de plus, ce danger se précise au fil du temps. Les dernières menaces terrifiantes proférées à l’encontre de Liliane Pierre Paul de Radio Kiskeya le 30 avril dernier, dans un courrier reçu à la station dans lequel était inséré une cartouche de calibre 12, faisant la promotion du supplice du collier et de la campagne de restitution de la dette de l’Indépendance ou, encore, les dernières pressions judiciaires exercées contre Sony Bastien, Directeur Général de ladite station, ne font que malheureusement prouver que la presse indépendante est désormais considérée comme un véritable ennemi du pouvoir. Par ailleurs, le dédain affiché ouvertement envers la presse indépendante par le Ministre de la Culture et de la Communication, Lilas Desquiron, notamment sur l’émission « Opinion » de Vision 2000 il y a deux semaines ou les dernières déclarations du Secrétaire d’Etat à la Communication, Mario Dupuy, accusant cette même presse d’être responsable du climat d’insécurité dans le pays ne laissent aucun doute sur la position des autorités envers ce secteur de la corporation. On ne soulignera jamais assez que ces déclarations viennent s’ajouter aux fins de non recevoir de la justice haïtienne autour des différentes enquêtes dans les cas emblématiques de Jean Dominique, Jean-Claude Louissaint, Brignol Lindor etc. Ces menaces grandissantes ont porté récemment encore la NCHR à déclarer que « la liberté d’exercer librement la profession de son choix, la liberté de la presse et d’expression, les libertés publiques en général acquises au prix de tant de sacrifices et de luttes pénibles du peuple haïtien sont plus que jamais menacées » et à poser les questions suivantes : « sommes-nous revenus au temps de la pensée unique et du cannibalisme politique ? Sommes-nous revenus au temps des dictatures militaires où le droit de la force primait sur la force du droit ? » (Communiqué du NCHR daté du 2 mai 2003) De son côté, Reporters sans Frontières, a l’occasion de la Journée Mondiale de la Presse le 3 mai dernier, a clairement établi qu’Haïti était un des pays d’Amérique Latine où « la violence reste la première menace pour la presse(…) et des plus dangereux pour la profession » à côté de la Colombie, du Brésil et du Venezuela. Dans son Rapport Annuel 2003, cette organisation internationale souligne aussi « qu’en Haïti, l’impunité reste la règle et qu’elle permet aux sympathisants du gouvernement de sévir contre la presse et l’opposition. De plus en plus contesté, le gouvernement du président Aristide tente ainsi de se maintenir par la peur » RSF a également classé le chef de l’Etat pour la seconde année consécutive sur la liste des 42 prédateurs de la presse à travers le monde.
S’il est désormais reconnu, qu’à la censure de l’époque des dictatures fait suite l’installation de l’autocensure, le pouvoir Lavalas a orchestré d’autres moyens très efficaces pour contrer le travail de la presse indépendante. Tout d’abord, et nous l’avons déjà écrit, la concentration de tous les moyens d’information ou de communication télévisuelle dans les mains d’un régime tyrannique ou d’un parti unique est non seulement dangereuse pour l’ensemble de la presse ; mais, de plus, elle interdit la transparence et le dialogue indispensable au progrès de l’ensemble de la société. Cette menace est d’autant plus pernicieuse lorsque la propagande technique ou technologique est utilisée par le pouvoir pour forger l’opinion d’une majorité d’autant plus vulnérable aux afflux du mensonge et des montages, qu’elle est analphabète. En témoignent la puissance des slogans utilisés par le gouvernement, les derniers en date concernant la campagne pour la restitution de la dette de l’Indépendance que même les détracteurs du pouvoir reconnaissent être « très bien réalisés » pour reprendre leur expression. Jean-Marc Domenach définit la propagande « comme une technique mettant en application cinq règles de mise en forme : la simplification, notamment par la personnification d’un ennemi unique, le grossissement, qui permet de défigurer les faits, l’orchestration, qui permet la répétition des messages ainsi simplifiés et défigurés, la transfusion, qui permet de s’adapter aux différents publics, et enfin, la contagion, en vue d’obtenir l’unanimité » De son côté, Jacques Ellul souligne que « l’existence de la propagande moderne est liée à une double prise de conscience, d’une part de l’efficacité effective sur les foules de la mise en œuvre des techniques d’influence, d’autre part, de l’importance de la psychologie dans le domaine du politique. La propagande, mais aussi d’autres techniques de manipulation psychologique, peut donc être définie comme une méthode de présentation et de diffusion d’une opinion de telle manière que son récepteur croit être en accord avec elle et en même temps se trouve dans l’incapacité de faire un autre choix à son sujet » En Haïti, l’expansion actuelle de cette presse d’opinion de propagande officielle, « toute la nation doit en avoir peur, parce qu’elle transforme à des fins partisanes, le mensonge en vérité et attire l’opinion sur des fausses pistes, de faux débats », comme l’a si bien souligné Hérold Jean François, Président de l’Association Nationale des Médias Haïtiens (ANMH) au Rex Théâtre le 30 avril dernier à l’occasion du débat « Qui a peur de la presse d’opinion ? » organisé dans le cadre de la seconde édition du Prix Jean Dominique pour la Liberté de la Presse. « Or quand nous nous trouvons dans un pays où la majorité ne peut pas, en toute autonomie, se faire sa propre opinion, vous vous imaginez les dégâts possibles de cette presse de propagande officielle qui domine la marginale presse d’opinion (indépendante) en Haïti. De cette réalité découle toute l’importance d’une presse d’opinion non-gouvernementale pour faire luire la lumière et permettre à la majorité de faire la part des choses(…) Or quand la majorité est des citoyens est constituée de paysans analphabètes, de portefaix et de gens de maison, pour ne pas employer le mot domestique avec sa charge déshumanisante (…) quand la trop restreinte classe intellectuelle refuse de s’assumer par peur chronique, la presse d’opinion est le meilleur recours de la société haïtienne pour avoir l’éclairage nécessaire et chercher sa voie » a-t-il conclu. *3
Des enjeux incontournables :
Aujourd’hui, dans ce siècle de l’information et de la communication par excellence, il est non seulement temps mais impératif que les Haïtiens réalisent que « la propagande ne consiste pas uniquement à faire tenir un énoncé pour vrai ou désirable, à travers une représentation de la réalité orientée dans le sens voulu. Il s’agit de changer les cadres même du jugement collectif. En effet, la propagande formate la perception du réel pour formater les esprits. Elle cherche à intégrer à une communauté partageant la même vision(…) et, accessoirement, à désintégrer le groupe adverse en le culpabilisant, en le divisant ou en le démoralisant »*4 Avec toutes les pressions exercées contre la presse non-gouvernementale depuis des décennies et particulièrement ces trois dernières années, la propagande officielle n’a pas encore réussi à désintégrer la presse indépendante. Bien au contraire, ces médias ont su s’adapter à cette nouvelle situation et montrer une plus grande capacité de résistance. Mais jusqu’à quand ?
En effet, il faut reconnaître qu’en plus d’un pouvoir répressif du à la non-évolution de la pensée politique, les médias indépendants doivent également faire face à une société pauvre caractérisée par sa mentalité traditionnelle. Par exemple, le secteur privé, qui peut sponsoriser certaines émissions essentielles pour l’avancement de la démocratie en Haïti, hésite trop souvent à leur apporter son soutien financier préférant faire juste de la “pub” pour leurs produits. Combien d’émissions dans ce sens, déjà si rares, dont Metropolis, n’ont pas pu trouver ou peinent à trouver des sponsors car taxées « démissions trop politisées » ? Comment encourager la presse indépendante à être autre chose qu’une « caisse de résonance », expression dont elle est souvent affublée, alors que pour encourager l’investigation, les enquêtes, la création d’une réelle presse d’opinion et d’éducation, il faut compter sur des moyens financiers adéquats et encourager les journalistes à travailler d’arrache pied pour autre chose qu’un salaire de misère et des menaces qui persévèrent ? Car, comme l’a si bien dit Hérold Jean François dernièrement, il n’y a pas que le pouvoir qui a peur de la presse d’opinion. « Tous ceux qui nagent à contre-courant du progrès de notre société et qui s’attachent à leurs privilèges comme des droits acquis ont peur eux aussi du travail de la presse d’opinion. Le commerçant qui étale ses produits avariés, l’industriel qui offre des produits frelatés, les raquetteurs de tous poils (…), les prestataires de services, les bénéficiaires de contrats publics (…) sont autant de citoyens qui ont de bonnes raisons pour ne pas aimer la presse d’opinion, considérée comme un empêcheur de tourner en rond. Des emmerdeurs ! »
D’un autre côté, le pouvoir n’hésite pas à attaquer la presse indépendante sur tous les fronts notamment la pression fiscale, la diffamation ou la confusion. En témoigne la dernière lettre de l’ANMH au Directeur de l’USAID en Haïti ce 5 juin, demandant une clarification publique sur l’information véhiculée il y a trois jours par Mario Dupuy, Secrétaire d’Etat à la Communication, informant la nation sur la télévision d’Etat que l’USAID aurait alloué trois millions de dollars de son budget aux médias. L’Association souligne dans ce document qu’à sa connaissance, « aucun des médias membres de l’association n’a reçu aucun financement de cette Organisation, à aucun titre que ce soit »*5 Toutefois, la presse indépendante ne devrait pas avoir peur de recevoir des fonds destinés, comme le stipule la Banque Mondiale, « à sa promotion et à la formation de journalistes professionnels » car cela ne pourra que l’encourager à faire face à des besoins oh ! combien pressants et, du même coup, à faire avancer la cause de la démocratie pour tout le pays. L’essentiel sera alors de ne pas tomber dans le piège de la dépendance de fonds externes et de l’interdépendance intellectuelle ou de l’éthique professionnelle. Et puisque nous évoquons l’éthique, nous ne saurions terminer ce dossier sans évoquer la nécessité absolue pour les journalistes de se faire enfin représenter par des associations de qualité, d’éthique morale et d’équité représentant réellement l’ensemble de la corporation. Car, ces fonds externes, entre autres, sont alloués à ces associations qui, sous couvert de représenter la presse haïtienne, n’hésitent pas à s’adonner à toutes sortes de pratiques scabreuses ou douteuses passées sous silence par la presse. Cet état de fait existe grâce à un manque de solidarité dans la presse indépendante et non le contraire comme se plaisent à l’avancer certains confrères ! Ainsi, de la même façon que cette presse pose un regard souvent acerbe sur les autres, il faut qu’elle ose se regarder en face et réaliser ses faiblesses chroniques et institutionnelles afin de renforcer son image et de garantir la mère de toutes les libertés, celle de l’expression et de l’information, pour toutes les couches de la société. De plus, la presse d’opinion et indépendante est le meilleur moyen pour la société haïtienne d’avoir l’éclairage nécessaire et le droit de se forger sa propre opinion sur l’actualité. Pour avoir le choix d’être correctement informée. Ce n’est qu’avec une presse libre, honnête, au-dessus de tout soupçon, divisions et manipulations de toutes sortes que nous pourrons tracer la voie d’un changement de mentalité collective, ouverte au progrès et à l’avancement d’Haïti. Ce n’est qu’ainsi que la presse indépendante pourra remplir pleinement son rôle de contre-pouvoir sans avoir à rendre de compte à quiconque. Ce n’est qu’à ce prix aussi, que la presse indépendante pourra s’assurer de sa propre survie dans des temps aussi ténébreux et dangereux pour une profession aussi noble.
Nancy Roc, le 7 juin 2003
rocprodz@yahoo.fr
A l’occasion de la Journée Latino-Américaine de la presse.
*1 Reporters Sans Frontières, Rapport Annuel 2003
*2 Breton, Philippe, La parole manipulée, Paris, La découverte 2000, (1997) p.69-73
*3 Jean François, Hérold, Qui a peur de la presse d’opinion, texte original, Fermathe, le 29-4-03
*4 Huyghe, François-Bernard, Vieille propagande et nouveau conflit, www.vigirak.com
*5 ANMH à M.David Adams, lettre originale datée du 5 juin 2003