” Aristide, aussi criminel que Saddam”



Pour l’ancien ministre de la Santé, le sort tragique des enfants esclaves de HaVti n’a une chance de s’améliorer qu’avec le renversement du tyran qui rPgne B Port-au-Prince.


Un entretien avec Bernard Kouchner


La Vie .


Que peut-on faire pour les restavecs de HaVti?



Bernard Kouchner. Dans nombre de pays, les enfants jouent un rôle social important. DPs dix ou 12 ans, ils commencent B travailler et rapportent de l’argent B leur famille. Bien sfr, il faut se battre pour qu’ils puissent aller B l’école jusqu’B 14 ou 16 ans. Mais ça n’est pas encore possible partout.



Gardons-nous de toujours plaquer notre vision d’Occidentaux sur une réalité dont nous n’avons pas idée. Et puis, il y a le cas de HaVti avec ces enfants esclaves. Les bras vous en tombent. C’est absolument inacceptable. Alors qu’il y a des ONG B tous les coins de rue. Tous les enfants devraient pouvoir aller B l’école, Ltre aimés par leurs parents…



Connaissez-vous ce pays?



B.K. HaVti, ce fut la premiPre des missions que nous avons menées avec Médecins sans frontiPres. DéjB, B l’époque, sous Duvalier, c’était dur, trPs dur. On nous a accusés de n’importe quoi. Des collPgues ont été emprisonnés. C’était la belle époque des ” tontons macoutes “. Je dis belle époque presque sans ironie, par rapport B ce qui se passe maintenant avec le président Aristide. Ce noble ecclésiastique, ancien ” curé des pauvres “, que, comme tout le monde, j’ai soutenu fortement et que je connais bien, nous a obligés B avaler tellement d’horreurs en quelques années!


HaVti, B ma grande honte, c’est le contre-exemple vivant du droit d’ingérence. Nous y sommes intervenus militairement, en 1994, avec le soutien de l’armée américaine et au nom de l’ONU. Pour la premiPre fois dans l’Histoire, nous avons rétabli un président civil légalement élu dans ses droits, alors qu’il avait été chassé du pouvoir par une junte militaire. Le rLve qui a tourné au cauchemar, puisque, aujourd’hui, c’est encore pire qu’avant. Si l’on ne se souvient pas de cela, on ne peut pas aider HaVti – et encore moins résoudre le problPme de ses enfants esclaves–, parce que les HaVtiens sont aujourd’hui dégoftés de tout. Les tontons macoutes, ces bandes de tueurs B la solde du pouvoir des Duvalier, c’était finalement un peu comme la mafia : on peut composer avec, on sait qui l’on a en face de soi. Mais, désormais, on ne peut plus circuler de l’aéroport de Port-au-Prince B son hôtel sans une garde blindée. Les immigrés n’osent plus revenir et investir parce qu’ils savent qu’ils vont Ltre dévalisés. Par qui ? Par tout le monde, y compris par le gouvernement d’Aristide. HaVti détient, avec le Burkina Faso, le record du monde du nombre d’ONG travaillant sur son sol. On y a dépensé beaucoup d’argent. Pour rien. C’est pire qu’avant. Économiquement et, surtout, moralement.



Que faut-il faire aujourd’hui?



B.K. Rétablir les militaires au pouvoir ? Impensable. Refaire des élections ? Il y en a déjB eu ! Tuer Aristide? Nous avions tellement espéré de ce bonhomme! Je me souviens de séances B l’Unesco avec Aristide et l’abbé Pierre. On parlait mLme de lui donner le prix Nobel de la paix ! Maintenant, notre devoir est de rester sur place et de continuer. Comme nous le faisons déjB en Afghanistan.



Pourquoi cette comparaison avec l’Afghanistan?



B.K. C’est trPs bien d’avoir chassé les talibans (les Américains auraient df le faire plus tôt). Mais il ne fallait pas libérer Kaboul, mettre Hamid KarzaV au pouvoir et s’en aller. Il reste bien les soldats de l’Isaf (la force internationale envoyée par l’Onu) postés dans la capitale, mais Kaboul n’est pas l’Afghanistan : on oublie le reste du pays ! Le devoir d’ingérence s’accompagne du devoir de rester, d’accompagner. Un devoir de mémoire, de fraternité. En HaVti, il aurait fallu mettre en place un systPme qui puisse garantir un fonctionnement démocratique et éviter que le pPre Aristide ne le pervertisse.



A-t-on compris la leçon pour la Côte d’ivoire?



B.K. Non, nous agissons trop tard, toujours trop tard! La meilleure ingérence est préventive. On intervient pour éviter la guerre, pas pour la faire. En Côte d’Ivoire, la guerre devient inévitable. Il fallait réagir dPs que Konan Bédié (président renversé en 1999 par le général GueVe) a parlé d'” ivoirité “. Il fallait hurler au scandale tout de suite. C’était le feu vert B un nouveau nettoyage ethnique. Si l’objectif de notre politique étrangPre est d’éviter les conflits, nous devrions Ltre en permanence B l’affft de toutes ces situations dangereuses. Malheureusement, elle n’est, trop souvent, que l’expression d’un antiaméricanisme primaire et contre-productif. On ne peut pas vivre heureux avec des gens qui meurent B nos portes.



Faut-il aussi intervenir en Irak?



B.K. Notre intervention est souhaitée par les Irakiens, toutes mes sources me le confirment. On dit toujours que les enfants irakiens meurent B cause de l’embargo, mais c’est toujours Saddam Hussein qui commande, c’est lui qui établit la liste des médicaments envoyés en échange du pétrole (selon le programme (K pétrole contre médicaments et nourriture”). S’il n’y en a pas assez, il lui suffit d’en réclamer plus et d’ouvrir le robinet B pétrole, l’Irak est loin d’en manquer ! Seulement, les médicaments sont commandés au compte-gouttes et ils ne sont pas livrés dans les hôpitaux et encore moins dans les régions réputées hostiles au dictateur. On les retrouve sur les marchés de Beyrouth, de Jordanie et dans les pharmacies privées.


Quant B la nourriture, ce sont les militants du parti Baas, le parti de Saddam, qui la distribuent dans les quartiers. C’est simple : si tu ne votes pas Saddam, tu ne manges pas ! VoilB comment on atteint les 100 % de voix. Un fait troublant : depuis que la zone kurde, au Nord, est indépendante, la mortalité infantile y est tombée de 88 pour 1 000 B 62 pour 1000. Les Kurdes ont construit des hôpitaux, des dispensaires et des écoles partout… Cela confirme que Saddam est bien l’assassin de son propre peuple. Vous ne trouverez pas un seul Irakien, en dehors de ceux qui sont dans son armée, qui soit contre l’intervention américaine. Mais Bush s’y prend tellement mal ! Il ne s’appuie pas sur ces arguments qui seraient populaires auprPs de l’opinion internationale… Je n’aime pas la guerre, mais parfois on ne peut pas l’éviter.



Que fait le gouvernement haVtien ?


MinistPre des Affaires sociales. Une grande bâtisse coloniale, prPs du palais présidentiel. Rolex dorée au poignet, le directeur général nous accueille dans son bureau, flanqué d’un “technicien”. ” La lutte contre la domesticité enfantine est une priorité du gouvernement… “, lance-t-il solennellement. Et de citer les actions… des ONG. C’est qu’en HaVti, la domesticité enfantine est légale. Le code du travail prévoit qu’un enfant de plus de 12 ans peut travailler en tant que domestique dans une famille “d’accueil”, B condition qu’elle ait reçu l’autorisation de l’Institut du bien-Ltre social et de la recherche (IBESR), une organisation gouvernementale. Autre condition : la famille doit pourvoir B tous ses besoins :éducation, santé physique et morale. Mais il n’y a aucun contrôle.



Bernard Kouchner, ancien ministre de la Santé