Originally: Une Decennie dans l’ Abime






Une décennie dans l?abîme

Par BRICE AHOUNOU


Cumuls  des périls….Près de 200 ans après son indépendance, Haïti se  débat aux mains de Jean-Bertrand Aristide, « président de facto» entré au Palais National par la violence et la fraude le 7 février 2001.


Aux portes de l’Amérique, l’île paie encore au prix fort son indépendance téméraire proclamée le 1er   janvier 1804 à l’issue d’âpres combats livrés contre les troupes françaises de Napoléon Bonaparte. Depuis deux siècles en effet, elle est enfermée dans des contradictions en tout genre. Ses tentatives de sortir la tête de l’eau ont été ici et là noyées. Au moment où il lui était possible d’emprunter la voie démocratique en 1990, Aristide en curé d’extrême gauche s’était glissé dans la machine, faisant dérailler le train de la démocratie jusqu’aux complications actuelles. Désormais, ils sont légion les Haïtiens qui refusent cette « malédiction » des débuts et se montrent décidés à en finir avec les accidents et autres mauvais rêves de l’Histoire). A quelques encablures de la Floride, Haïti remue pour tourner la page Aristide. Ce dernier, président auto-proclamé, est confronté à la nervosité de ses concitoyens désenchantés face à son incapacité à susciter la réconciliation, à résoudre la crise politique qui paralyse le pays déjà exsangue. Pire. Aristide est décrié comme l’orchestrateur du désastre en cours. Les manifestations réclamant le départ du « scorpion » du palais se multiplient à travers les villes du pays jusqu’à l’Université de Port­-au-Prince où ne cessent de fleurir des slogans les plus antipathiques à l’homme qui a truffé le Sénat et la Chambre des députés de faux élus avant de truquer la dernière présidentielle pour son compte. Partout perceptible, ce ras-le-bol s’exprime bruyamment. Lancée des Gonaïves (capitale des insurrections). L?agitation a ren­du l’été encore plus chaud. Début septembre, la tension atteignait un pic inquiétant pour le régime lavalas instauré par l’ex-curé voici onze ans. La teneur d’un document confidentiel du Département d’Etat américain demandant à Aristide de faire ses valises avant l’heure était révélée par le Mouvement patriotique pour le sauvetage national, un parti d’opposition.


D’après ce document faisant état d’une sortie programmée de l’ex-prêtre, « un gouver­nement de transition » serait chargé d’organi­ser des élections crédibles. En réaction. les OP ou « organisations populaires » (appellation des groupes armées au service d’Aristide) saccagent des édifices à Port-au-Prince et brûlent sur la chaussée des pneus en caoutchouc dénommés Pères Lebrun. Pour désamorcer la tension, Washington devait démentir les rumeurs » d’une mise à la porte prochaine du président de facto tout en tapant là où cela fait mal. Selon les autorités américaines très impliquées dans les affaires haïtiennes. « Aristide n’est pas un dirigeant démocratiquement élu ». Le problème reste donc entier. Entré par effrac­tion dans la salle des machines, l’ex-prêtre de Saint-Jean Bosco se voit contester, à l’intérieur comme à l’extérieur, la légalité du fauteuil pré­sidentiel qu’il occupe. La communauté inter­nationale n’en rate pas une pour lui rappeler ce déficit de légitimité après lui avoir beaucoup donné par le passé. Diverses instances (Union européenne, ACP, Onu, France, Etats-Unis, Canada, Japon, Allemagne…) ont suspendu leur assistance ; pas question de fournir une pri­me à l’illégalité au moment où la corruption et le narcotrafic pavent les allées du pouvoir de Port-au-Prince. Malgré les contorsions du régime lavalas, les bailleurs de fonds refusent de procéder au dégel de plus de 500 millions de dollars d’aide réservés à Haïti. En fait, la contro­verse née des législatives du 21 mai et de la pré­sidentielle du 26 novembre 2000 n’est toujours pas épuisée et le pays s’en trouve bloqué. Pour défier l’arrivée frauduleuse d’Aristide aux affaires, souvient-on, la Convergence démocratique réunissant une majorité de partis d’opposi­tion avait désigné Me Gérard Gourgue, un avo­cat des droits de l’homme comme contre-président d’Haïti. Depuis, la communauté internationale pousse en vain le pouvoir de ait et le directoire de la Convergence à une solu­tion négociée.


Au Sommet des Amériques l’an dernier, elle sommait Aristide de se plier avant le ler mai à un partage du pouvoir avec en perspective une reprise des élections législatives.


L’ultimatum n’a pas été respecté. A l’Organisation des États américains (Oea), il a été confié le pilotage des négociations. Aucun accord politique inter-haïtien censé ouvrir la voie au déblocage de l’aide extérieure n’a vu le jour, compromis par les man?uvres dilatoires du pouvoir lavalas. Ces derniers mois, l’OEA se contentait encore de nombreuses missions infructueuses à Port-au-Prince. En réalité, Aristide ne veut ni négocier, ni signer. Loin de satisfaire les sommations internationales, il préfère se lancer dans une fuite en avant et tente alors deux « coups d?Etat »factices contre lui-même (!) ; l’un le 28 juillet 2001, l’autre le 17 décembre 2001. Le but de la man?uvre étant de brouiller le paysage, réprimer les leaders de l’opposition dont les domiciles seront incendiés. Dégradation vertigineuse, ses Chimères ou bandes de casseurs déclenchent une campagne d’attaques phy­siques contre les journalistes de radio. Plusieurs se réfugient dans les ambassades et à l’étranger. Récemment, Brian Dean Curran, l’ambassa­deur américain sur place dira : « Quand la pres­se est menacée, qu’il y a de mauvaises élections, et que l’impunité gagne sur l’État de droit, la démocratie est bien menacée ». Contre toute attente, la Commission d’enquête indépendante diligentée par l’Oea a conclu à un non-événement dans l’affaire du 17 décembre. D’après son rapport explosif (dont Aristide voulait empêcher la diffusion), il n’y a pas eu de putsch et le « président » haïtien n’était nullement vise dans l?opération  armée conduite contre le Palais   national : il s’agissait plutôt, fait troublant, d’un « raid » commis par des allies d’Aristide entrés au Palais national pour s?emparer d’une cargaison de matière illicite avec sa complicité ! Autrement dit, Aristide a ouvert le palais aux gangsters qui s’y sont introduits pour finaliser nuitamment des activités liées au narcotrafic…


Désormais, l’organisation hémisphérique oblige a coups de résolutions (806 et 822) le gouvernement haïtien à dédommager les victimes des actes de violence opérés durant la pagaille du 17 décembre. Plusieurs  personnalités de la Convergence avaient assisté à la des­truction de leurs biens immobiliers. A ces opérations exigées s’ajoute un paquet de mesures coercitives voulues par l’OEA, notam­ment l’arrestation des auteurs de ces abus et l’obligation faite au gouvernement de les défé­rer en justice. Comment faire, quand ces criminels présumés, connus des enquêteurs de l’OEA, sont tous proches d’Aristide ou émar­gent dans ses livres ? En clair, il lui est deman­dé d’emprisonner ses propres casseurs, ses narco-amis et les assassins désignés des journalistes


Jean Dominique, mitraillé, et Brignol Lindor, taillé à la machette. Tout un devoir d’écolier posé sur sa table ! L’occupant illégal du Palais national a du mal à surmonter ce préalable fixé par la résolution 822 dont l’application est des plus recommandées en ce moment. « Haï­ti n’a pas le choix, la résolution 822 représente une chance pour le pays. C’est un passage obligé pour résoudre la crise », prévient l’am­bassadeur américain à Port-au-Prince où le représentant l’OEA, le Canadien David Lee, martèle les quatre domaines en cause : la sécurité, la justice, les droits de l’homme, la gouver­nance. Dans le cas échéant, la Charte démocratique de l’Oea, plus rude en matière de rétor­sions, pourrait être invoquée. La date butoir du 4 novembre, fixée pour vérifier les progrès de la 822 qui recommande la mise en place d’un Conseil électoral chargé de piloter des élections crédibles courant 2003, n’a pas été respectée.


Aristide a encore tout gâché. Pas d’élections sans sécurité, rappellent les observateurs. Même confronté au casse-tête de la 822, le « président » qui n’a pas mis les coupables hors jeu s’apprête à faire un sort au pro­chain scrutin en multipliant ses nom­breuses Chimères déjà en circulation, craint Hubert de Ronceray du MDN. « Les arresta­tions arbitraires suivies d’exécutions som­maires  d’innocents » se poursuivent, informe Evans Paul, leader du Kid dont des militants, Jean Latouche et David Barjon, ont été enlevés. Au Pénitencier national croupissent d’autres prisonniers politiques parmi lesquels l’ex-général président Prosper Avril … La création d’un climat de sécurité favorable aux futures élections est encore une vue de l’esprit. Les OP ,munies d’armes lourdes, écument le terrain: au Nord  sévit « l’Armée Saddam Hussein » aux Gonaïves, « l’Armée cannibale » ; à Saint­-Marc, « l’Armée baie wouze » (« Nettoyage complet ») ; « à Cité Soleil, « l’Armée rouge »; à Petit-Goave, « 1 Armée Domi nan bwa » (‘< les Sauvages » ) … Toutes ces « armées » aux noms évocateurs sont prêtes à chambouler les prochaines élections, comme hier, pour le compte du « commandant en chef Titid » ; n’en déplaise à la communauté internationale. Ce qui pousse des ténors de l’opposition à exiger la sortie immédiate d’Aristide devenu depuis onze ans l’obstacle principal à toute solution d’équilibre. Ancien «curé des pauvres» devenu multimillionnaire (sa fortune est estimée à plus de 800 millions de dollars), le « président du 26 novembre » a été élu la première fois en décembre 1991 avant d’être renversé par l’armée au bout de neuf mois. Rétabli par Clinton après trois années d’exil à Washington, il ouvre ses ports à la cocaïne colombienne en route pour les Etats-Unis. Obligé de céder le fauteuil à René Préval, il tire un temps les ficelles de Tabarre son palace rose et revient aux affaires à l’issu du faux scrutin de novembre 2000. A la tête de la Famille lavalas (en créole, l’avalanche qui charrie le désordre), le « président de facto » n’a qu’une obsession : se maintenir au palais jusqu’à la commémoration en 2004 du bicentenaire du pays, pointe lointaine de la francophonie, dont il veut tirer bénéfices. Ladite célébration est un enjeu politique local. Pour doubler ceux qui souhaitent le déloger du palais, il s’empresse de solliciter l’appui du Conseil permanent de la Francophonie qui n’en est pas dupe. La décision de Beyrouth le prouve : « le Conseil a pris bonne note de la demande d’appui formulée par Haïti relative à la célébration en 2004, du bicentenaire de l’indépendance du pays. Il exprime sa solidarité avec le peuple Haïtien et encourage le Secrétaire général de l’OI1 ainsi que les États et gouvernements membres à prendre toute initiative visant à faire de cet­te manifestation un événement internatio­nal au service du dialogue des cultures et de la lutte contre le racisme » Une nuance subtile y a été glissée pour faire chorus avec les positions actuelles de la communauté inter­nationale : c’est à la population haïtienne meurtrie de souffrance et non au gouverne­ment de Port-au-Prince qu’il apporte « sa solidarité ». Loin d’être un encouragement au désastre, la nuance est de taille au moment où Haïti s’agite pour en finir avec son « dictateur aux petits pieds ».