Originally: La justice haïtienne ou la loi de l’omerta

                        « Tous les crimes sont venus de la tyrannie, qui fut le premier de tous » dit le dicton. Le peuple haïtien aura payé de ses larmes et de son sang la tyrannie de nombreux régimes mais jusqu’à ce jour, sa soif de justice n’a toujours pas été étanchée.


 A quelques mois du Bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, les bilans politiques et socio-économiques se suivent les uns après les autres, les plus désastreux les uns que les autres. Sous un régime qui se prétend populaire et légitime, jamais le bilan des violations des droits humains n’a été aussi accablant : intensifications des atteintes à la liberté d’expression, menaces à l’endroit de tout citoyen n’adhérant pas au parti au pouvoir, assassinats et exécutions sommaires, détentions et arrestations illégales, montages absurdes de la police, mainmise sur l’appareil judiciaire et impunité officialisée ; la situation de la justice et des droits humains sous le régime Lavalas n’est pas seulement alarmante, elle est humiliante. «  Si les Canadiens traitaient leurs animaux comme les autorités haïtiennes traitent les citoyens, on les mettrait en prison » Cette phrase de Denis Paradis, secrétaire d’Etat du Canada pour l’Amérique Latine, citée par l’agence en ligne actualité.com qui a défrayé la chronique avec son article «  Haïti mise en tutelle par l’ONU ? » la semaine dernière, n’est-elle pas éloquente ? L’absence de justice et le non respect dans notre pays sera présentée lors de la 59ème Commission des Droits de l’homme qui se tiendra à Genève du 17 mars au 27 avril prochain. L’état des lieux effectué par l’expert indépendant Français, Louis Joinet, atteste que la situation des droits de l’homme a encore empiré avec «  une augmentation considérable de la violence quotidienne » . Dans son rapport, l’expert souligne que l’impunité est aussi une source d’insécurité qui « non seulement opprime les personnes, mais aussi dissuade les entreprises tant nationales qu’étrangères d’investir », les poussant parfois à quitter le pays le plus pauvre des Amériques. Il y dénonce « la persécution dont sont victimes les journalistes, les non politiques et les défenseurs des droits de l’homme » en notant « une recrudescence des exactions discriminatoires » et craint que « demain, le journaliste critique n’ait d’autre choix en Haïti que l’autocensure, l’exil ou la mort » Louis Joinet précise aussi que «  tous les événements montrent comment un Etat d’impunité gangrène progressivement l’Etat de droit »*


 


Et de fait, après un mois de février marqué par une recrudescence des atteintes à la liberté de presse et une grève sans précédent déclenchée par l’Association nationale des magistrats Haïtiens (ANAMAH) suite au limogeage du juge Pierre Josiard Agnant le 6 février dernier, les violations des droits humains, d’opinion et d’expression s’accentuent à une vitesse effrayante. Rappelons qu’à la fin du mois dernier, des organisations internationales de défense des droits de l’homme avaient exprimé au chef de l’Etat leurs vives inquiétudes face à la détérioration de la situation prévalant en Haïti et aux menaces proférées contre des militants des droits de l’homme de la NCHR, Yolène Gilles, Vilex Alizard et Pierre Espérance. Dans cette lettre au Président Aristide, Human Rights Watch, the International Law Group, the Washington Office on Latin America et Haiti Democracy Project rappelaient que les Haïtiens ont le droit de critiquer la politique du gouvernement et d’exprimer publiquement leur désaccord sans crainte. Malheureusement, sur le terrain, la réalité est cauchemardesque. Nous ne pourrons pas ici dresser la liste des violations récentes des droits de l’homme ou des exactions de justice car elle serait bien trop longue. Par contre, nous prendrons en exemple des cas qui resteront tristement célèbres dans les annales de ce pouvoir.


 


Tout d’abord, prenons le cas de Natacha Jean Jacques. Cette adolescente âgée de 15 ans, qui en voulant échapper à un viol collectif, a été incarcérée, sans comparaître devant un juge, pendant 35 mois au Fort National. Cette première injustice a été suivie d’un véritable cauchemar : elle a été violée, en prison, par un agent de santé du nom d’Ilus Dénasty et de ce crime est né un garçon. Suite à la dénonciation publique de ce cas par les organisations féministes Infofanm et Kay Fanm, elle a été « libérée » par le Ministre à la Condition Féminine qui depuis refuse toujours de la rendre à sa mère ! Outre les traumatismes causés à cette enfant, de nombreuses questions se posent : comment expliquer la disparition soudaine de l’agent de santé qui demeure « introuvable » alors qu’il est un fonctionnaire d’Etat ? Comment expliquer la disparition du dossier de Natacha Jean Jacques et le remplacement prompt de la directrice de la prison Madame Joseph Marie Mag Gracieux ? Pourquoi Natacha a-t-elle été libérée par le Ministre lui-même qui, refuse encore de la remettre à sa mère, Yolène Benjamin ? Pourquoi Natacha  est-elle aujourd’hui dans une pension de famille au lieu d’être avec sa famille ? Toutes ces questions nous font penser à Louis-Antoine de Saint-Just qui disait que « lorsqu’on parle à un fonctionnaire, on ne doit pas dire citoyen ; ce titre est au-dessus de lui »En dernière minute, nous apprenons que Natacha Jean Jacques a été rendue à sa mère ce jeudi 13 mars.


 


Le 2 août dernier, avec la libération spectaculaire d’Amiot Métayer, le symbole de la Justice aux Gonaïves avait été incendié par « l’armée cannibale ». Peut-on s’étonner alors que le dossier Métayer soit si épineux à gérer ? Ce 13 mars, on apprenait la fuite, hors du pays, des responsables judiciaires pour échapper aux pressions du pouvoir. Selon Sadrack Dieudonné, dirigeant d’une organisation de défense des droits humains au Gonaïves, le commissaire du gouvernement, Louiselmé Joseph et le substitut, Hénock Génellus se sont réfugiés à l’étranger pour ne pas à avoir à légaliser la libération du chef d’OP. Selon M. Dieudonné, le pouvoir voulait à tout prix que les magistrats déclarent illégale l’arrestation de Métayer dont, on le rappellera, le nom figure sur la liste des co-auteurs des violences du 17 décembre 2001 dressée par la Commission d’Enquête Spéciale de l’OEA. Les autorités, une fois de plus, n’ont pas réagi aux départs de ces deux responsables de la justice. Dans son édition du mercredi 12 mars, Le Nouvelliste confirme que les avocats d’Amiot Métayer ont introduit la veille une action en habeas corpus afin d’obtenir une décision de justice déclarant illégale l’arrestation de leur client. Entre temps, face à la mainmise du pouvoir sur l’appareil judiciaire, l’hémorragie se poursuit : le mois dernier, le juge d’instruction Marcel Jean, chargé du dossier, s’est exilé au Etats-Unis pour échapper, avait-il déclaré, aux pressions du régime Lavalas en vue de la légalisation du fugitif du 2 août. Le cabinet privé du juge d’instruction avait été incendié ainsi que le Parquet du tribunal de première instance des Gonaïves.Léon Manus du CEP, le Juge Gassant dans l’affaire Dominique, le juge Marcel Jean, le commissaire du gouvernement Louiselmé Joseph et son substitut, Hénock Génellus dans l’affaire Métayer…décidément, Saint-Just avait raison de dire que « tant que vous verrez quelqu’un dans l’antichambre des magistrats et des tribunaux, le gouvernement ne vaut rien. C ‘est une horreur qu’on soit obligé de demander justice ! » Il faut toutefois reconnaître la dignité de ces magistrats qui ont préféré s’exiler, certains avec toute leur famille sur les bras, plutôt que d’accepter de cautionner l’arbitraire. Toutefois, quelle serait la vraie raison derrière une telle légalisation ? A quelques jours de l’arrivée de la prochaine mission de l’OEA, le pouvoir n’essayerait-il pas par cette manœuvre d’annuler tout le processus d’arrestation d’Amiot Métayer pour démontrer une pseudo indépendance de la justice haïtienne ?


 


Au Cap Haïtien, la police a procédé à l’arrestation illégale du Pasteur Jackson Noël, représentant du MOCHRENA dans le Nord ainsi que sa femme, sa sœur et d’autres personnes, à son domicile le 3 mars dernier. Accusé de détention illégale d’armes à feu, il est depuis tenu en captivité de façon arbitraire. Mais l’arrestation la plus décriée aura été celle de la militante féministe bien connue, Carline Simon et son mari, le 9 mars à la Saline. Selon des responsables de la NCHR, Carline Simon, dirigeante de l’organisation Fanm Soley Levé, aurait échappé à un attentat lors d’une réunion à Cité Soleil et a été secourue par les policiers de la Cafétéria puis appréhendée par la police de Cité Soleil avant d’être transférée au commissariat de Delmas 33. Alors que les autorités observaient un silence de plomb sur les motifs de cette arrestation, Jean Daddy Siméon, porte-parole de la police, déclarait 48h après qu’on avait trouvé des armes illégales et des armes de guerre dans sa voiture ! Une vague de protestations a déferlé sur les ondes et dans la presse internationale suite à cette arrestation effectuée sans chef d’accusation : de l’Opposition à la société civile en passant par l’Ambassade américaine jusqu’au ministère français des Affaires Etrangères, tous ont condamné énergiquement cette violation des droits de la personne et demander sa libération immédiate. Carline Simon a finalement été libérée ce jeudi 13 mars à 9h du soir. Dans ce cas encore, de nombreuses questions se posent : comment comprendre que le commissaire de police de Delmas 33 a refusé d’exécuter l’ordre de libération émis par le commissaire de gouvernement ? N’est-ce pas là une autre preuve de la mainmise de l’Exécutif sur l’appareil judiciaire ? Comment expliquer le silence du Ministre de la Justice alors même que la police dépend directement de son ministère ? Quant au commissaire de gouvernement, Josué Pierre Louis, son autorité a été clairement et publiquement bafouée. Normalement, s’il n’accepte pas cette insulte, il devrait démissionner ou s’exiler. Dans le cas contraire, on se souviendra qu’il a cautionné cet acte arbitraire.


 


Certaines informations font déjà état d’autres arrestations arbitraires prévues dans les prochains jours et le cas de Carline Simon ne doit pas être pris à la légère. Comme souligné par Samuel Madistin, il envoie un message terrifiant qui prouve qu’une fois de plus, « le droit de la force prime sur la force du droit » Dans une interview accordée à Radio Métropole cette semaine, M.Madistin a bien fait comprendre que le cas de Carline Simon n’était pas juridique mais politique. Il a également tiré la sonnette d’alarme en précisant que «  si nous n’étions pas des zombies, dès le lundi matin, 30.000 ou 40.000 personnes auraient du protester dans les rues car la protestation est un devoir de citoyen » « Ce n’est pas par sympathie ou par amitié pour la victime » a-t-il précisé, «  si vous ne le faites pas aujourd’hui, c’est vous qui serez demain la victime » Samuel Madistin a conclu son intervention en déclarant que « c’est la société qui est malade »


En ce sens, on se demande comment l’expert indépendant  Louis Joinet a pu, dans son dernier rapport, resté positif en soulignant qu’une des raisons de l’instauration de la violence est d’ordre historique et politique. En effet, depuis l’Indépendance d’Haïti, le pays n’a connu que des régimes autoritaires ou dictatoriaux. Pour l’expert, « la démocratie et les droits humains n’ont donc été que trop rarement à même d’imprégner durablement les pratiques politiques et sociales » Mais peut-on en 2003, se contenter de ce simple constat ? Dans un fascicule intitulé « Impossible Justice : le piège de l’amnésie »**, le Directeur exécutif du Centre Œcuménique des Droits de l’Homme, Jean-Claude Bajeux, a de façon saisissante cerné la problématique de l’injustice en Haïti. Pour lui, l’incapacité de poursuivre les responsables des crimes contre l’humanité qui ont opéré pendant tout le régime de Duvalier ou aujourd’hui encore, ne peut être seulement attribuée à des déficiences du système de justice. « Il faut aller chercher plus profondément, au cœur de l’histoire qui a donné naissance à la nation haïtienne » écrit-il. Dans cet ouvrage, il explique que les modèles de régimes qui se sont succédés reproduisent l’image du pouvoir essentiellement archaïque de la structure du pouvoir colonial dans un système raciste et esclavagiste. «  Dans ce système, il ne saurait être question pour le maître de se réclamer d’une quelconque légitimité vis-à-vis de l’esclave. Leur relation est d’une nudité totale et s’exprime dans le Code Noir par sa classification de l’esclave comme un bien meuble.(…) Le pouvoir s’établit donc sur une unique référence : le maître est celui qui tue.(…)Le problème de la légitimité ne se pose pas car il s’agit d’un pouvoir de facto meurtrier par définition et par nécessité, la victime étant par définition coupable au départ(…)Le corollaire qui découle de cette définition du maître comme celui qui tue est qu’elle établit par principe l’évidence de la culpabilité de la victime et son incapacité fondamentale à faire appel, car sa relation avec le pouvoir se situe en dehors d’un espace de droit(…)Il y a là une constance à quoi s’ajoute la timidité pour ne pas dire la complicité d’une société qui a l’air de penser que les massacreurs avaient peut-être une raison valide de massacrer et les victimes une raison valide d’être massacrées. Tout est sous le coup d’un : « Oui, mais… »où se trouve hypothéquée toute tentative d’identifier et de consacrer les héros, toute tentative de condamner les assassins comme assassins, les voleurs comme voleurs et les escrocs comme escrocs » Dans cet ouvrage, Jean-Claude Bajeux démontre que notre société n’a jamais fait l’autopsie de la terreur qui a régné pendant la dictature mais le pardon ne présuppose pas l’oubli du crime. Or la perfection du système dictatorial est obtenue quand s’établit dans toute la collectivité l’ordre du silence. « Tout se fait, mais aussi tout se tait, le silence étant la clé de l’efficacité et la clé de l’impunité(…)Ce silence sur le sort des disparus continue à régner dans un état sans dossiers et sans archives, dans un système où l’impunité semble garantie par le vide de la mémoire et l’absolution du temps(…) Ce mutisme, ce silence, cette omerta, «  la complicité, l’ignorance des faits maintiennent dans le vague et la confusion le statut des valeurs. Sans prise de position, pas de justice possible. C’est alors un glissement dans l’amnésie, porte ouverte à d’éventuels recommencements, à la tragique répétition du même. C’est le malheur qui cherche le malheur : les sociétés sans mémoire sont de redoutables récidivistes »


 


Si l’on analyse l’histoire d’Haïti avec ses crimes, ses exactions, ses horreurs, ses oublis, on n’en finirait pas d’aligner les noms, les cas et ce n’est pas fini…Il faut donc lutter contre l’oubli et redire sans nous fatiguer le drame vécu par chaque victime. A l’approche de 2004, nos sociologues ont donc du pain sur la planche et il est consternant que dans la situation tragique que l’on nous fait subir, les autorités de ce pays osent travailler sur des commémorations mégalomanes ou un carnaval soit disant grandiose. Et si « les tyrans périssent par la faiblesse des lois qu’ils ont énervées » il faut que chacun de nous comprenne une fois pour toutes que « la justice à faire s’appuie toujours sur la mémoire des injustices faites. Mais cette justice à faire n’est pas terminée. Tant qu’il y aura des hommes et des femmes, il nous faudra lutter pour redresser, réformer, réparer, même si nous avons parfois l’impression de travailler comme Sisyphe, à rouler la boule jusqu’au sommet de la montagne et la voir descendre et avoir encore une fois, à la rouler et la rouler encore une fois jusqu’au sommet de la montagne »***


 


Nancy Roc, le 15 mars 2003


 


* Situation des droits de l’homme en Haïti, Rapport de Louis Joinet, E/CN.4/2003/116, Commission des Droits de l’Homme, ONU, 23 décembre 2002


 


** «  Impossible Justice : le piège de l’amnésie » Jean Claude Bajeux, Editions Antilia 2001


 


*** «  Faire la justice » Jean Claude Bajeux, Discours d’ouverture à la 6ème session annuelle du réseau caraïbe des droits de l’homme, le 26 avril 1991


 


Nancy Roc est journaliste et co- productrice de l’émission Métropolis sur les ondes de Radio Métropole à Port-au-Prince et auteur du livre à grand succès « les Grands Dossiers de Métropolis », édition Henri Deschamps, décembre 2002. En mai 2002, elle a reçu le Prix Jean Dominique pour la Liberté de la Presse décerné par l’UNESCO pour cette émission socio-politique. En juin 2002, elle a reçu le titre de Honneur et Mérite du Centre Haïtien de Presse pour sa contribution à la Liberté de la Presse. Notons que Nancy Roc a une longue carrière journalistique à la radio comme à la télévision. Elle a notamment été correspondante de NBC News en Haïti et de CNN World Report et a reçu le prix de Journaliste de l’Année en 1999 par le Rotary Club pour son émission Contrastes sur Télé Eclair