Originally: Février 2003 : dans le carnaval des ténèbres
Février 2003 : dans le carnaval des ténèbres
par Nancy Roc
«La plus dure affliction, le survivre » . Jamais notre pays n’aura autant reflété et incarné cette pensée de Châteaubriant. Si depuis trois ans, le pays traverse une crise sans précédent, la situation s’aggrave au-delà de toute prévision, de toute projection. Alors qu’en février1990, Jean Bertrand Aristide avait, à son accession au pouvoir, reconnu ne pouvoir faire de miracle mais de « sortir Haïti de la misère pour la faire rentrer dans la pauvreté digne », le mois de février 2003 qui marque la décennie lavalassienne (en enlevant les trois ans du Coup d’Etat de 91) nous prouve douloureusement, tragiquement que, jamais la misère de notre pays et de ses masses n’a été aussi grande, aussi terrifiante. Cette misère tentaculaire est en train d’affecter toutes les couches de notre société et, plus qu’un pays en faillite, l’existence même d’Haïti et de son corps social est menacée. A quelques mois du Bicentenaire de notre Indépendance, événement tant convoité par la mégalomanie lavalassienne, nous nous dirigeons tout droit vers ce qui nous semble déjà se profiler à l’horizon comme le « Bicentenaire de la Honte » En effet, la violation constante et aggravée des droits de l’Homme, du vol à l’assassinat en passant par le viol ou le kidnapping, est devenue le lot quotidien des Haïtiens dont le pays, plus que d’être une « entité chaotique ingouvernable », est en train de sombrer dans le carnaval des ténèbres. Par le terme « ténèbres » nous nous référons au sens littéral même de ce mot qui traduit l’obscurité profonde, la suprématie du mal, de l’esprit des ténèbres, de l’empire des ténèbres, en un mot, de l’enfer qu’est devenue la première République Noire au monde.
Tout d’abord, évoquons l’obscurité profonde dans son sens littéral et imaginaire. Février 2003, aura plongé la capitale et l’ensemble du pays ( mis à part Jacmel et le Cap haïtien) dans un black out sans précédent. Moins de deux heures d’électricité par jour ou chaque deux à trois jours. Alors que les médias se perdent en qualificatif, tentant toujours d’utiliser l’expression dépassée de « rationnement drastique » de l’énergie pour qualifier cette absence totale de courant ; les autorités supposées être « responsables » à l’EDH, n’ont que faire d’éclairer notre lanterne sur les raisons de cette plongée aggravée de tout un pays dans l’obscurité. Qui pis est, aucune d’entre elles n’est joignable par téléphone ou dans ses bureaux et l’on se contente d’imposer aux contribuables un fait acquis sans autre explication pour les taxes qu’ils versent dans les caisses de cet Etat totalitaire ou les factures qui ne font cas d’aucune diminution. Mais l’obscurantisme profond qui caractérise désormais les pseudo dirigeants de cet Etat a atteint, en début de ce mois, un niveau sans précédent. En effet, on se rappelle qu’avant le coup d’Etat militaire de 91, le président Aristide avait déjà opposé les « bourgeois patripoches » aux « bourgeois patriotes » mais, après la grève du 24 janvier dernier organisée par le Groupe des 184, jamais le discours lavalassien n’a autant stigmatisé une frange bien précise de la bourgeoisie haïtienne. Dans une mobilisation sans précédent, les différents responsables du pouvoir se sont surpassés dans un discours taxé, et pour cause, de xénophobe : de la dénonciation des « nantis » aux « putschistes », en passant par, « hypocrites », « exploiteurs », « parvenus », à la stigmatisation pernicieuse des ressortissants Haïtiens d’origine arabe, ces « gueux venus en guenilles » pour citer le Premier Ministre Yvon Neptune, établis dans le secteur commercial et industriel de ce pays depuis plus d’un siècle ; l’ostracisme des proches du pouvoir aura, en vain, essayé de justifier la contestation grandissante et menaçante d’une partie de plus en plus représentative de l’ensemble de la société haïtienne. En vain, dis-je, car ce discours a été unanimement dénoncé dans un pays qui ,vraisemblablement, se refuse enfin à tomber plus profondément dans le piège d’une division orchestrée par le pouvoir. Cette fuite en avant démontre-une fois de plus ou une fois de trop ?- que le régime en place occulte les causes réelles des problèmes conjoncturels , sociaux, politiques et économiques que confrontent ce pays. De plus, alors que le discours lavalassien se complaît souvent à accuser les pays étrangers de tous les maux pour « ingérence » ou pour leur passé de « colons » liés à l’histoire haïtienne, on imagine déjà ce que ce genre de propos de la part des autorités des pays étrangers qui ont accueilli près de deux millions d’Haïtiens de la diaspora auraient déclenché comme attaques du côté du régime en place! Que serait-il arrivé à la diaspora haïtienne et les 800 millions de dollars américains qu’elle injecte annuellement dans l’économie exsangue si ce Xème département, tant chéri par les lavalassiens, avait été victime d’une telle stigmatisation, d’une telle exclusion ? L’obscurantisme du discours lavalassien lui fait peut être oublier que sans cet apport capital dans les caisses de l’Etat, ce régime ne serait sans doute plus là…Entre temps, l’ensemble de notre société paye, un peu plus chaque jour, le prix douloureux de cet obscurantisme qui, au fil de la décennie écoulée, à permis à la suprématie du mal de s’installer « lavalassement » et en toute impunité dans le quotidien haïtien.
La vie tient désormais du miracle en Haïti, tant par l’improvisation que par l’incohérence des gouvernants qui n’obéissent à aucun critère exigé dans la gestion économique et, le mardi 11 février, la monnaie nationale a connu un net recul par rapport au dollar américain, soit plus de 50 gourdes pour un dollar. La panique a saisi toutes les familles mais « personne n’a osé s’exprimer sous peine d’encourir les châtiments de la Cour de Tabarre » a précisé l’économiste Jean Erich René. Ce dernier a dénoncé le silence des autorités monétaires et le « charabia » du Ministre des Finances qui, selon lui, ont peur de dire la vérité « pour ne pas subir les vagues de la répression lavalassienne » D’ailleurs, n’a-t-il pas été rapporté dans les nouvelles que certaines personnes se plaignant du coût de la vie dans les Tap-tap, auraient été menacées et même tuées par des partisans du régime ? Pour l’économiste Jean Erich René, en proposant d’augmenter le taux d’intérêt sur les Bons du Trésor, la Banque Centrale ne fera qu’éponger le surplus monétaire et faire baisser l’inflation. Par ricochet, le volume d’investissement va aussi se rétrécir et augmenter le chômage. En conséquence, il en résultera une augmentation du coût de la vie due à la contraction de la bourse du consommateur. L’économiste argue que « si les facteurs énumérés par le Directeur de la Banque Centrale font certes partie de l’ensemble des paramètres qui expliquent l’effondrement de la gourde, la raison la plus significative et la plus probante est la suivante : Aristide a utilisé avec excès son pouvoir de Seigneuriage, sans tenir compte des lois du marché monétaire. Il a pressuré l’autorité monétaire à chaque fois qu’il a eu besoin d’argent en faisant marcher la planche à billets. L’offre de monnaie a donc dépassé excessivement la demande sans aucune augmentation de la production pour étayer la circulation des billets »
Ainsi, comme souligné par Jean Claude Bajeux dans son article « Le Pouvoir maléfique du pouvoir » (1er février 20023) « dans cet état démembré et délinquant, il est impossible d’obtenir un renseignement valable(…)car (…)l’heure est aux affaires. L’heure, qui est l’heure du crime, est aussi l’heure du mensonge » Et il ne faut surtout pas « essayer de lire les dessous des cartes » comme dans le scandale de la drogue qui a éclaboussé une douzaine de membres du régime incluant des policiers hauts gradés dont les visas d’entrée aux Etats-Unis ont été annulés pour implication présumé dans le trafic de drogue. Si, le 3 février, le porte parole du parti Lavalas, M.Jonas Petit a demandé des preuves aux Américains de ladite implication de ces personnalités citées dans la liste publiée par Le Nouvelliste ( édition du week-end du 31 janvier au 2 février), il n’en demeure pas moins que des arrestations et des affaires spectaculaires de drogue se sont succédées en cascade ce mois-ci :
– Le 13 février : deux présumés trafiquants, Hector Keitan et Hermann Charles sont abattus par la police à Péguy Ville. Alors que la police prétend qu’ils ont été tués dans un échange de tirs, les familles des victimes soutiennent la thèse de l’exécution sommaire. Pire, le chef de la police, Jean Nesly Lucien, a nié toute implication dans cette opération en révélant ce 19 février, qu’il n’avait jamais donné aucun ordre pour cette opération et qu’il attendait le rapport de la police judiciaire.
– Le 14 février, dans le cadre d’une opération menée par l’Inspection Générale de la Police, le Chef du Bureau de Lutte contre le Trafic de Stupéfiants (BLTS), Evans Brillant est arrêté pour avoir organisé l’atterrissage, sur la Route 9 dans la commune de Cité Soleil, d’un avion colombien transportant plus d’une tonne de cocaïne
– Dans la nuit du 14 février, trois conseillers civils du Chef de la Police, Jean René Lochard, Louis Jean Léandre et Georges Déré, sont arrêtés puis libérés sur intervention personnelle de ce dernier. Le 17 février, ces conseillers arrivent pourtant à quitter le pays à destination des Etats-Unis…sans être inquiétés, alors que la nouvelle est sur les ondes des radios de la capitale ! Deux jours plus tard, le 19 février, ils reviennent en se déclarant « prêts à coopérer » sur le dossier de l’atterrissage de l’avion sus-mentionné ! Dans une interview accordée à Radio Métropole, Louis Jean Léandre a nié toute implication des trois conseillers dans cet atterrissage en soulignant qu’ils avaient laissé le pays pour « raison de sécurité » Il a également démenti les rumeurs faisant état d’un groupe dont il ferait partie et qui s’apprêtait à prendre les armes contre le président Aristide le week-end écoulé et réaffirmé sa foi en Aristide qu’il déclare considérer comme « un père »
Finalement, il est clair que la police nationale a failli à sa mission qui est de servir et protéger. Qui pis est, ces scandales soulèvent de nombreuses questions qui resteront sans doute sans réponse pour le moment du moins : qui obéit à qui dans cette police ? Comment trois hommes impliqués dans une affaire de drogue ont-ils pu arriver aux Etats-Unis ? N’y a t il pas derrière cette histoire une autre histoire ? Comment, certains sénateurs accusés hier d’être impliqués dans des trafics de riz, de tôle, d’huile et autres affaires scabreuses osent-ils monter au créneau pour demander que lumière soit faite sur ces affaires ? De plus, alors que la suprématie du silence des autorités règne autour de ces obscures affaires, la justice haïtienne a également été trempée dans ce trafic de drogue à travers l’affaire du juge Agnant, non encore éclairée non plus. Ce silence sans doute trop lourd nous ramène au texte de Jean Claude Bajeux qui disait que « l’ insécurité, c’est d’abord cela : l’incertitude qui plane sur toute chose, parce qu’au centre de tout, on a perdu la ligne qui sépare le légal de l’illégal, le permis du prohibé. Et dans ce marécage, l’Etat se dissout, comme s’efface toute distinction entre bien et mal »
Comment s’étonner alors que la suprématie du mal, entraîne cette société à être engloutie par l’esprit des ténèbres ? Et de fait, qui protègera les citoyens ? Comment arrêter la machine infernale de l’impunité ? Cette impunité « garantie par le silence des victimes, l’amnésie de la société et le blocage de la justice, continue de plus belle» dixit Jean Claude Bajeux. Et de fait, les violations des droits de l’homme augmentent et frappent une fois de plus et de plein fouet le secteur des droits humains et la presse. Le 18 février denier, la Plateforme des Organisations haïtiennes des droits Humains et la Coalition Nationale pour les Droits des Haïtiens (NCHR) ont dénoncé, les menaces qui viennent des proches du pouvoir qui n’apprécient pas les enquêtes menées par les militants des droits humains. Dans une récente lettre adressée au président Aristide, de nombreuses organisations internationales de défense des droits humains ont fait état de leur préoccupation. Dans cette correspondance, la NCHR, Human Rights Watch, The International Law Group, The Washington Office on Latin America et Haiti Democracy Project ont demandé au gouvernement de garantir la sécurité des militants menacés et souhaitent que les auteurs de ces menaces soient traduits en justice. La presse haïtienne, quant à elle, est plus que jamais dans le collimateur du pouvoir : le 18 février, Radio Métropole, pour la première fois, a arrêté la diffusion de ses informations en signe de protestation contre les multiples actes d’intimidation exercés contre une dizaine de journalistes de la station. Le dernier cas en date concerne notre confrère Goudou Jean Numa qui a du se mettre à couvert suite à l’attaque perpétrée contre sa résidence dans la nuit du 14 au 15 février ; attaque au cours de laquelle sa voiture a été incendiée par des individus armés. Ce 18 février, les 7 journalistes des Gonaïves qui avaient du rentrer en clandestinité suite aux menaces répétées de « l’armée cannibale » d’Amiot Métayer, ont pris le chemin de l’exil, ce qui porte à une trentaine le nombre des membres de la profession qui ont fui le pays depuis le 17 décembre 2001, selon l’Association des Journalistes Haïtiens. Enfin, ce 21 février, Haïti Inter a frappé un grand coup contre les oppresseurs de la liberté d’expression en annonçant, à travers la voix de Michèle Montas, que la radio éteindrait ses émetteurs à partir de ce samedi 22 février pour protester « contre la plus vaste liberté d’expression, la liberté d’informer, aujourd’hui menacée par des individus qui se croient au-dessus des lois » dixit Michèle Montas, veuve de Jean Dominique qui n’a pas précisé quand la station reprendrait ses émissions.
« Il y a des moments, dans la vie, où se taire devient une faute et parler une obligation. Un devoir civil, un défi moral, un impératif catégorique auquel on ne peut se soustraire » écrivait la journaliste italienne Oriana Fallaci dans son livre « La Rage et l’Orgueil » publié après les événements du 11 septembre aux Etats-Unis. Il nous semble que ce moment est arrivé pour tous les Haïtiens qui ne veulent pas que ce pays devienne davantage un enfer, un département de l’empire des ténèbres. Pour éviter ce piège, il faudra s’attacher à l’enjeu essentiel du siècle qui commence : le combat entre la démocratie et les fanatismes. Car, comme l’écrivait Jean Claude Bajeux, « quand la nation est en péril, quand ses libertés sont menacées, quand le Temple s’est changé en bureau d’affaires, et quand les appétits individuels ne sont plus contrôlés, quand la loi, les lois, la décence et la vérité sont bafouées par des « comédiens », et les institutions étatiques paralysées, la parole est à la nation » Osons encore espérer que cette parole osera s’exprimer par des citoyens ou groupes de citoyens qui, chérissant le bien être collectif, prendront les devants, coûte que coûte, pour qu’avant 2004, ce pays ait retrouvé un semblant de dignité et un autre dessein que celui de refléter et de subir la tyrannie de l’obscurantisme.
Nancy Roc, le 21 février 2003.
1/ Jean Claude Bajeux, « Le Pouvoir maléfique du pouvoir », 1er février 2003, publié sur le web
2/ Oriana Fallaci, « La Rage et l’Orgueil », Editions Plon, Paris mai 2002