Originally: L?année 1803 en quatre grands faits marquants
L?année 1803 en quatre grands faits marquants
Brèves réflexions historiques de circonstance d?un politologue
par Leslie F. Manigat
Un quadruple bicentenaire marque les moments les plus importants de l?année 1803, qui est l?année politique décisive de la révolution haitienne d?indépendance, le premier janvier 1804 n?étant que le jour officiel de la cérémonie solennelle formalisant la célébration conventionnelle de cette indépendance nationale. Jour faste, certes, consacrant et fêtant un grand accomplissement, déjà consommé dans la réalité vécue et marqué symboliquement d?une pierre blanche dans nos annales de peuple. Mais tout, en vérité, s?est passé en 1803, et tout est consommé fin novembre 1803, y compris la proclamation publique et imprimée de l?indépendance nationale, trop souvent passée sous silence, comme désormais un fait accompli. L?année 1803, pour l?historien, est la véritable année de base du bicentenaire. C?est l?année-référence par excellence.
1) Le premier grand fait marquant de cette année 1803 est la mort de Toussaint Louverture le 7 avril. C?est la fin du « moment Toussaint Louverture » : sa mort physique après la mort politique de la déportation en France d?ordre du premier consul Bonaparte. La disparition du « Premier des Noirs » exprimait l?échec de la prodigieuse aventure personnelle d?un ancien esclave promu au gouvernement suprême de la plus belle colonie du monde d?alors, au cours d?une ascension qui fascine encore les historiens amoureux de détails : un « pouvoir noir » anti-esclavagiste, au milieu des Amériques, au début de la transition-passage de la prépondérance du capitalisme commercial d?ancien régime vers le capitalisme moderne des débuts de la révolution industrielle naissante en Angleterre. Associant, alternant, combinant et réalisant « les douze facettes » de son génie dans une personnalité pluridimensionnelle, Toussaint, selon le mot de Lamartine, fut « une nation. » Cependant, l??uvre laissée en héritage par lui comprenait la liberté des noirs qu?il appelait « le droit de l?homme », la création de l?armée indigène, arme de la victoire en rendant possible le phénomène de « la nation armée », et enfin l?inauguration de la première phase de la guerre d?indépendance par la résistance armée qu?il opposa contre les forces expéditionnaires françaises. Mais Toussaint devenait le passé au moment même de l?apogée de son pouvoir, et Dessalines, au cours de la trêve de 1802, en avait conscience, qui se démarquait de Toussaint en se disant plus tard « peu semblable » à son ancien chef, sans nul doute pour substituer à la temporisation accommodante et permissive de celui-ci, sa propre fulgurance « primaire » (au sens caractérologique) intraitable. Toussaint sacrifié, le « moment Dessalines » était arrivé et en même temps, l?heure de la relève générationnelle.
2) Le second grand fait marquant de l?année 1803 fut le congrès de l?Arcahaie (14-18 mai). Deux groupes d?hommes, (classe ou caste ?), incarnations vivantes des deux catégories sociales constitutives de la nouvelle société dominguoise en mutation révolutionnaire, ont réalisé, à ce moment de la durée historique, que l?impératif de la conjoncture était leur union pour faire aboutir un projet d?équipe devenu national, visant à l?indépendance. Cette union des anciens affranchis et des anciens esclaves, laborieuse, difficile, longtemps à contre-courant, mais devenue objectivement nécessaire, a été « miraculeusement » servie par une lucidité opportune sinon « opportuniste », des deux côtés : ce fut et c?est resté le postulat de base dans la fondation de la nation émergente et sa pérennité historique. « Maintenez cette précieuse concorde parmi vous. C?est le gage de vos succès, de votre bonheur et le secret d?être invincible » selon le mot célèbre de l?apôtre de cette unité Jean-Jacques Dessalines, tout droit dans l?esprit unitaire de l?Arcahaie. C?est sous le commandement unifié de Dessalines, reconnu comme général en chef, que se scella le pacte de l?Arcahaie. Trois ans après, le premier coup d?état sanglant de notre histoire fragilisa l?union nationale, mais heureusement ne parvint pas à la briser. Le congrès de l?Arcahaie vit créer le drapeau national bicolore, symbole de la volonté politique collective de fonder ensemble un état-nation. Le fait national haitien s?est ainsi symboliquement incarné dans un emblème identificateur. Certes, les vraies couleurs du drapeau historique de l?Arcahaie ont été embrumées dans la polémique postérieure des factions politiques, et il y a une querelle, compliquée à l?haitienne, des couleurs du drapeau national, y compris leur interprétation mystico-ésotérique. Il n?est pas facile pour l?historien de faire admettre la simple vérité matérielle que le drapeau officiel de l?Arcahaie au 18 mai 1803, de la première constitution nationale du pays en 1805, de Dessalines et de Christophe nos premiers dirigeants nationaux (noir et rouge) a une priorité de fondement historique certifié sur le drapeau officiel de Pétion et de Boyer postérieurs (bleu et rouge), mais ce dernier fut légitimé par une tradition tenace et même par un « faux historique » fondateur, dénoncé par Hénock Trouillot, dont Beaubrun Ardouin porte la responsabilité à ses yeux, en transformant le premier rapport français authentique sur la création du drapeau national le 19 mai 1803 (rapport L. Tréville) dont un exemplaire a été pris au sortir même du congrès de l?Arcahaie (la berge « La Victoire »), citant « un drapeau noir et rouge » du texte conservé aux archives nationales françaises, pour lui substituer « un drapeau bicolore ». C?est d?autant plus troublant pour l?historien que la lithographie officielle du siège de Jacmel en 1803 montre les couleurs françaises en bleu, blanc, rouge et les couleurs indigènes en noir et rouge, preuve iconographique majeure. Mais le drapeau national, sujet à controverse occasionnellement, notamment lors du fameux débat à la Constituante de la Révolution de 1843 après la chute de Boyer, est resté finalement inchangé en deux siècles d?histoire du peuple haitien : le drapeau bleu et rouge, bénéficiant de la longue durée historique presque ou comme dans le sens d?une tradition jurisprudentielle confirmée, exception faite de la relativement courte éclipse de la période de vigueur de la constitution duvaliérienne 1964-1986. Quoiqu?il en soit de la polémique sur ses couleurs initiales authentiques, notre bicolore a toujours eu la même fonction symbolique et politique unificatrice de la solidarité des deux couleurs de la réalité sociale, postulat de base de la nation, solidarité de la même inspiration immortalisatrice que le tableau, récemment restauré aux ateliers du Louvre, « Le Serment des Ancêtres » peint par Guillaume Lanthier et symbolisant l?union du noir Dessalines et du mulâtre Pétion. La politique a décidé et l?histoire a tranché finalement la question des couleurs de l?unité nationale adoptées pour l?étendard de la liberté et de l?indépendance.
3) Le troisième grand fait marquant de l?année 1803 est bien sûr Vertières, dernière bataille de la guerre de la libération nationale, le 18 novembre. C?est l?apogée du « moment Dessalines », aboutissement et point culminant de ce que j?ai appelé les cinq moments successifs et cumulatifs de la révolution haitienne : le « moment Zabeth » maronne irréductible, vraie « fan » de la liberté ; le « moment Mackandal » qui arrive à la conscience de l?affranchissement général possible des esclaves par la violence éliminatrice des colons oppresseurs ; le « moment Boukman », marqué par le soulèvement massif des ateliers dans les « hauts fourneaux » de l?incandescence du « grand soir » ; et le « moment Toussaint Louverture » avec lequel la révolution servile trouve une « tête politique » (Aimé Césaire) et consolide un « pouvoir noir » qui s?achemine à l?indépendance par l?étape intermédiaire de l?autonomie. Vertières, c?est la combinaison de l?efficacité du blocus anglais, du ravitaillement américain assuré, de la chevalerie militaire française retrouvée et de la vaillance haitienne sublimée. Vertières, c?est la fulgurance combinée du général-en-chef Dessalines en stratège inspiré, et du général Capois en tacticien indomptable. Vertières, c?est l?histoire-bataille héroique en gerbe de victoire finale.
4) Enfin, le quatrième grand fait marquant est la proclamation publique, officielle, imprimée, de l?indépendance nationale à Fort Dauphin (aujourd?hui Fort-Liberté) le 29 novembre par Dessalines, Christophe et Clervaux. Je dis bien : la proclamation de l?indépendance nationale, le 29 novembre. Je ne comprends pas, étant donné que ce texte fondateur a été publié dès le 4 janvier 1804 à l?étranger dans la presse, qu?on l?oublie aujourd?hui encore, par exemple dans le tout nouveau « Calendrier historique » : « vers l?indépendance : l?an 1803 » par ailleurs bien informé et illustré. La déclaration officielle publique signée de Dessalines, de Christophe et de Clervaux commence, en effet, par les mots : « L?indépendance de St Domingue est proclamée » et a été imprimée par le journal américain « Daily Advertiser » de Philadelphie dans son numéro du 4 janvier 1804. Il est intéressant d?observer que l?esprit et la lettre de cette proclamation officielle publique de l?indépendance nationale, diffusée dans la capitale historique des Pères Fondateurs de l?Indépendance et de la Constitution américaines pour la consommation étrangère, diffèrent du ton et du contenu des actes de la célébration de l?indépendance le premier janvier 1804, comme s?il s?agissait d?un projet politique différent, significativement changé à peine un mois plus tard.
1803-2003 : La bataille pour la liberté et l?indépendance au nom du « droit de l?homme » louverturien, qui a été gagnée par la geste victorieuse de Dessalines en 1803, est devenue aujourd?hui, deux cents ans plus tard, celle des « droits de l?Homme » modernes à gagner par les descendants de Toussaint Louverture et de Dessalines, passant de la temporisation à la fulgurance décisive, mais sous l?égide aujourd?hui d?une mobilisation dans la non-violence active, et assortie si nécessaire de la désobéissance civile à la manière de Ghandi et de Martin Luther King, avec les méthodes et techniques démocratiques mises au point et en ?uvre dans les cas récents de ces débuts du 21e siècle. Ainsi ce siècle dix-neuvième avait trois ans quand Haiti bascula dans le camp libre des états ayant décidé de se gouverner eux-mêmes, en vertu du nouveau « principe des nationalités ».
L.F.M.