? LE MONDE | 28.01.03 | 12h40

Haïti ou la permanence du malheur







Dans moins d’un an , Haïti fêtera le bicentenaire de son indépendance. Deux siècles après la révolte victorieuse des esclaves de Saint-Domingue sur les troupes napoléoniennes, le bilan est désastreux et la première république noire mérite chaque jour davantage son qualificatif de pays le plus miséreux des Amériques. Dans l’indifférence de la communauté internationale, Haïti est en passe de se convertir en une “entité chaotique ingouvernable”, craint l’intellectuel Michel Soukar.

Le formidable espoir de changement qu’avait incarné Jean-Bertrand Aristide, après la chute de la dictature duvaliériste en 1986, s’est évanoui dans ce pays qui détient les records américains du sida, de la malnutrition et de la mortalité infantile. Le mouvement Lavalas, ce torrent populaire qui avait triomphalement porté le petit curé des bidonvilles à la présidence, en décembre 1990, a explosé en luttes fratricides qui paralysent la gouvernance.


A la tête d’une faction incompétente et corrompue, Jean-Bertrand Aristide est de plus en plus contesté, tant en Haïti que sur la scène internationale. Revenu au pouvoir en 2000 lors d’élections controversées, il souffre d’un déficit de légitimité qui a provoqué le gel de la coopération internationale. “Jean-Bertrand Aristide, c’est l’échec total”, résume Jean-Claude Bajeux, ancien ministre de la culture et courageux défenseur des droits de l’homme. A ce constat d’échec n’échappe pas la communauté internationale ? et d’abord les Etats-Unis, qui avaient envoyé 21 000 soldats, en septembre 1994, pour rétablir Aristide dans ses fonctions présidentielles et “restaurer la démocratie” après trois ans de sanglant coup d’Etat militaire. L’opération a tourné au fiasco par refus d’en assumer les conséquences. En l’absence de “nation building” assisté par la communauté internationale, les querelles intestines, attisées par la soif de pouvoir, ont trouvé un terreau favorable.


ENTREPÔT DE RÉEXPORTATION DE COCAÏNE


“En politique étrangère, Washington est chroniquement incapable de gérer plus d’une crise à la fois”, notait Warren Christopher dans le New York Times du 31 décembre 2002. “Dans les premières années de l’administration Clinton, notre concentration sur la Bosnie et Haïti a pu détourner notre attention des massacres au Rwanda”, ajoutait celui qui fut secrétaire d’Etat de 1993 à 1997. Haïti souffre aujourd’hui de cette monomanie de l’administration américaine qui s’est encore aggravée, comme en témoigne son obsession irakienne.


A la différence du Venezuela, Haïti ne produit pas une goutte de pétrole. Vue de Washington, sa capacité de nuisance se résume aux boat people affamés qui parviennent à gagner les côtes de Floride, l’Etat gouverné par Jeb Bush, le frère de George W. Bush, et à son rôle d’entrepôt de réexportation de la cocaïne colombienne. Quinze pour cent de la poudre blanche consommée aux Etats-Unis transite par Haïti, qui survit encore grâce aux bénéfices de ce négoce et aux transferts de fonds de sa diaspora. Comme au Venezuela, l’opposition, relayée par un large éventail d’organisations de la “société civile”, exige la démission du chef de l’Etat. L’extrême polarisation et l’intransigeance des parties en présence bloquent toute perspective de solution négociée, malgré les efforts de médiation de l’Organisation des Etats américains (OEA) et l’énorme coût, tant économique que social, de la prolongation de la crise.


Depuis novembre 2002, le mouvement de contestation s’amplifie. Malgré la répression visant les opposants et les journalistes et le recours aux “chimères”, ces bandes armées recrutées par le pouvoir dans les bidonvilles, manifestations et grèves générales se succèdent. Les affrontements entre partisans et adversaires d’Aristide ont déjà fait quatre morts et plus de trois cents blessés. La hausse brutale du prix de l’essence, que le gouvernement n’a plus les moyens de subventionner, accentue le mécontentement et renchérit les prix des produits de première nécessité.


NATION EXSANGUE


A la fin de l’année 2002, en pleine effervescence estudiantine et après le succès d’une manifestation de l’opposition au Cap-Haïtien, la rumeur d’un imminent départ de Jean-Bertrand Aristide s’était répandue. La mobilisation populaire l’obligerait à prendre la fuite comme Jean-Claude Duvalier en 1986. Mais, tandis que “Baby Doc” annonçait à une station de télévision américaine son intention de revenir au pays pour faire face au désastre de la gestion lavalassienne, Aristide rétorquait qu’il n’avait nullement l’intention d’abandonner son fauteuil présidentiel. Il accusait de nouveau la communauté internationale d’asphyxier Haïti par son “embargo”, c’est-à-dire par le gel de sa coopération, et mettait au défi l’opposition de participer à de nouvelles élections législatives en 2003.


La Convergence démocratique, une coalition hétéroclite d’opposants unis par leur hostilité à Aristide, fait valoir que la répression, l’impunité et les atteintes aux libertés ne permettent pas d’organiser une consultation honnête. Elle souligne que le pouvoir n’a pas respecté les conditions formulées en septembre dernier par l’OEA pour la création d’un climat favorable à la tenue d’élections et la reprise de l’aide internationale. C’est ainsi que “l’armée cannibale”, un gang allié à Lavalas, fait toujours la loi dans la ville des Gonaïves. Mais l’opposition n’a toujours pas convaincu les “amis d’Haïti” qu’elle constituait une alternative viable. L’émergence de l’ancien colonel Himmler Rébu parmi ses dirigeants préoccupe plusieurs ambassades, à commencer par celle des Etats-Unis.


L’opposition espère que l’entrée en scène de la société civile, avec le soutien à peine dissimulé de l’Institut républicain international (IRI), une dépendance du parti au pouvoir à Washington, fera pencher la balance en sa faveur. Mais la grève générale, organisée le 24 janvier dernier par 184 organisations civiques et professionnelles, n’a pas totalement paralysé le pays. Les fonctionnaires ont travaillé et les petits vendeurs du secteur informel, qui survivent péniblement au jour le jour, ont vaqué à leurs occupations. Si l’indifférence persiste, l’agonie d’Haïti va se poursuivre. Et Jean-Bertrand Aristide, l’ancien messie dépouillé de son mythe, présidera au bicentenaire d’une nation exsangue et abandonnée par l’espoir.


Jean-Michel Caroit


? ARTICLE PARU DANS L’EDITION DU 29.01.03