II est maintenant devenu un rituel de dresser le bilan politique, social et économique de l’année qui s’achève. Celui de l’année 2002 est particulièrement décevant. II interpelle la conscience de tous les citoyens. 2002 peut être considéré, en tous points, comme I’ année de la faillite.
A. Faillite politique
La crise perdure. Après près de 200 ans d’indépendance, les haïtiens sont incapables de résoudre pacifiquement leurs différends. A la veille de la célébration du deuxième centenaire de la proclamation de l’indépendance, Haïti est sur le point d’être catalogué comme une entité chaotique ingouvernable.
Depuis tantôt deux ans, les négociations politiques, menées par I’OEA pour tenter de trouver une issue pacifique à la crise aggravée par les élections frauduleuses de I’année 2000, piétinent. Après 23 tentatives infructueuses de négociations directes entre les parties en conflits, l ‘OEA modifie sa stratégie. Elle adopte résolution sur résolution.
Le 15 janvier 2002, l’OEA adoptait la Résolution 806 pour d’une part condamner les violences du 17 décembre 2001 et d’autre part enjoindre le gouvernement à créer des conditions propices à la reprise des négociations politiques, en vue de la signature d’un accord entre le gouvernement et l’opposition. Cette Résolution prévoyait aussi la mise en place d’une Mission spéciale d’appui au renforcement de la démocratie. Comment peut-on renforcer ce qui n’ existe pas?
En février 2002, victimes des rivalités intra-lavalassiennes, le Premier Ministre Jean-Marie Cherestal démissionnait. La tâche de former un nouveau gouvernement était confiée à Mr Yvon Neptune, alors sénateur, président du sénat contesté, responsable a.i. et porte-parole du parti au pouvoir.
En Mars 2002, malgré les preuves de la nationalité américaine de Mr Neptune, les deux chambres contrôlées par son parti ratifiaient son choix et accordaient un vote de confiance à sa déclaration de politique générale. L’installation de son gouvernement coïncidait avec le déploiement de la Mission spéciale de l’OEA, dirigée par le diplomate canadien David Lee. Cependant, l’entrée en scène du nouveau gouvernement ne pouvait arrêter la dégénérescence des pouvoirs publics.
Le pouvoir exécutif est dirigé par un citoyen, atteint du syndrome du Messie. Ce syndrome se caractérise par la prétention d’être non seulement la réincarnation de Toussaint Louverture mais aussi d’être investi d’une mission sacro-sainte. Le propre du Messie, comme Mr Aristide l’a fait dans une entrevue à deux journalistes du Miami Herald, est de se croire indispensable, invulnérable, voire à vie. Le propre du Messie est de rejeter les torts et responsabilités de son échec sur autrui. Enfin, le propre du Messie est de toujours rechercher des boucs émissaires soit dans les rangs de l’opposition, soit au sein de la communauté internationale.
A la vérité, la mission de Mr Aristide est de se maintenir au pouvoir par la terreur et par la peur, de ruiner toutes les couches de la population haïtienne et d’attiser la lutte des classes. Mr Aristide a failli à sa mission constitutionnelle de garantir la stabilité des institutions et d’assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics.
Sous sa présidence, le pouvoir législatif est transformé en un foyer de scandales. La chambre basse ressemble à une association de malfaiteurs. Tantôt, c’est la voiture d’un député qui sert à l’enlèvement de cambistes au boulevard La Saline. Tantôt, c’est un député qui est accuse de commanditer le meurtre du maire de Saint-Raphaël. Tantôt, c’est le député des Gonaïves qui est assassiné en plein jour à la ruelle Nazon. A la chambre haute, deux sénateurs de l’Artibonite s’affrontent par partisans interposés à Desdunes. Presque tous étaient impliqués dans un scandale de ventes de riz et de tôles. En 2002, le parlement est transformé en un comptoir ou se trament et se règlent toutes les combines.
Le pouvoir judiciaire n’existe pas. Il est vassalisé par le pouvoir exécutif. Son indépendance est un prétexte utilise souvent par le Président chaque fois qu’il est question de faire appliquer la loi contre ses partisans. Mais le pouvoir n’est pas indépendant quand il faut maintenir ses opposants en prison. Le système judiciaire est critiqué par ceux qui sont placés pour le faire fonctionner. La loi est violée par ceux qui sont chargés de les appliquer et de les exécuter. Les commissaires de gouvernement n’exécutent pas les décisions de justice. L’état de droit, qui garantit: 1) l’égalité de tous devant la loi et 2) un procès équitable à tous, est un leurre.
Quant à la police nationale d’Haïti, elle est de plus en plus politisée. Elle ne remplit pas sa mission d’auxiliaire de la justice. Elle se discrédite davantage chaque jour. D’aucuns assimilent son porte-parole à un mauvais metteur en scène. Celui-ci présente à la télévision les mêmes armes retrouvées dans tous les cas de prétendus complots déjoués par la PNH. Ce sont les mêmes T65, Galil, Fal, Grenades et 9mm dont faisait mention le rapport du ministre de la justice pour montrer les succès du processus de désarmement. La police saisit des armes, mais n’arrête pas les détenteurs. Quel théâtre!
I?l n’est pas étonnant, dans un tel contexte, que l’insécurité, l’impunité et les violations de droits humains soient la règle et non l’exception. Chaque mois de I’année 2002 apportait son lot de cadavres d’innocents, enlevés puis découverts criblés de balles soit à la morgue de l’hôpital soit sur des immondices à Titanyen. Les enlèvements, disparitions et exécutions sommaires sont devenues monnaie courante. Les arrestations arbitraires étaient légions.
Les libertés d’expression, de presse et d’association sont parmi les libertés publiques les plus affectées. Depuis l’assassinat de Jean Dominique et de Brignol Lindor, les journalistes deviennent les cibles privilégiées des OP proches du pouvoir. Plus d’une vingtaine de journalistes ont dû quitter le pays, après les événements du 17 décembre 2001. Près d’une dizaine de correspondants de province se sont réfugiés à Port-au-Prince pour échapper à la persécution et aux menaces des chimères. Des stations de radio cessaient d’émettre au Cap, à Gonaïves et à Petit-Goave pour ne pas se faire incendier par les partisans du pouvoir. L’association des journalistes haïtiens (AJH) dénombrait plus d’une cinquantaine de cas d’actes d’agression commis par des agents de la PNH. Comme disait Jean Dominique on ne guérit pas la fièvre en brisant le thermomètre.
En outre, il ne se passait un mois sans enregistrer des affrontements, souvent meurtriers, entre groupes rivaux proches du pouvoir dans les quartiers populeux de la Saline, Fort-Tout-Rond, Cité Soleil, Raboteau et Deschaos. De plus, des bandes armées à la solde du pouvoir sèment la terreur à Miragoane (guêpe panyol), à Petit-Goave (Domi nan bwa), à Saint-Marc (Balé rouzé) et aux Gonaïves (Armée cannibale).
Dans beaucoup de cas, les mandats émis à l’encontre des membres d’OP n’étaient pas exécutés. La police prétendait ne pas pouvoir retrouver les chefs d’OP qui circulaient librement, au vu et au su de tous. Une exception était le cas de Ronald Camille, dit cadavre. II était arrêté aux abords de l’aéroport, alors qu’il était venu accueillir son patron qui rentrait de voyage.
Un exemple ironique est fourni dans le cas de Amiot Métayer, dit Cubain. Celui-ci avait négocié, quelques mois auparavant, dans la cours du pénitencier national, la libération de son compère Guy Louis Jacques, alias Poupoute avec le Secrétaire d’état a la sécurité publique et le commissaire du gouvernement de Port-au-Prince. Le 2 juillet, il est arrêté à son tour et conduit au pénitencier national. Cette arrestation, effectuée pour jeter la poudre aux yeux de l’OEA, donnait lieu à de violentes manifestations aux Gonaïves. Ses partisans menaçaient publiquement d’incendier des bureaux publics s’ils n’étaient pas libérés ou transférés aux Gonaïves pour être jugés. Ils mettaient leurs menaces à exécution en incendiant les bâtiments logeant la douane des Gonaïves.
Le pouvoir cédait. II le faisait transférer par hélicoptère aux Gonaïves pour être incarcéré à la prison civile de cette ville. Le 2 août 2002, ses partisans attaquaient la prison à l’aide d’équipements lourds des travaux publics et procédaient à sa libération ainsi que celle de nombreux prisonniers condamnés à la prison à vie. Sa libération donnait lieu à de violentes manifestations anti-Aristide. Le palais de justice des Gonaïves en a fait les frais. A coups d’argent, le pouvoir négociait son revirement. Depuis des voix s’élèvent pour demander qu’il soit remis en prison et jugé conformément à la loi. Le pouvoir fait la sourde oreille.
Toujours en été 2002, profitant des vacances et de la fermeture des facultés, le pouvoir tentait de prendre le contrôle du Rectorat de l’université d’état d’Haïti (UEH). Prétextant de la fin du mandat du Conseil élu, il nommait un conseil provisoire présidé par l’ancien ministre de l’éducation nationale Charles Tardieu. Ce dernier eut le temps de rédiger deux avant-projets de loi. L’un devait régir l’enseignement supérieur et l’ autre le fonctionnement de l’UEH. Malgré les protestations de la communauté universitaire, ils étaient présentés au parlement en septembre 2002.
C’est dans ce contexte, que le Conseil Permanent de l’OEA adoptait le 4 septembre 2002, par consensus, la Résolution 822. Cette Résolution mettait fin aux négociations directes entre le pouvoir et l’opposition. Elle met le cap sur l’organisation des élections anticipées, proposées par le pouvoir au cours de second semestre de l’année 2003. Le mandat de la mission spéciale est élargi. Cette Résolution établit un ensemble de préalables pour la réalisation de bonnes élections en Haïti. Celles-ci comprennent les réparations des victimes du 17 décembre, la lutte contre l’insécurité et l’impunité ainsi que le désarmement des bandes armées.
Cependant, la principale erreur de cette résolution est de fixer une date limite pour la réalisation de certaines étapes liées à l’organisation des élections. Par exemple, un Conseil Electoral Provisoire autonome, indépendant, crédible et neutre devrait être constitué, au plus tard, 60 jours après sons adoption. La composition de ce CEP s’inspirait d’une formule tirée du projet d’accord initial entre les parties en conflit. Le CEP n’est toujours pas constitué.
Avec la rentrée des classes en octobre 2002, les manifestations d’étudiants reprenaient avec plus de ferveur et d’intensité. Ils gagnaient les rues par milliers pour réclamer cette fois le départ du président. Le pouvoir se ravisait et rapportait les décisions endossées par la Ministre de l’éducation nationale en juillet. Celle-ci démissionnait. Le conseil provisoire de l’université était dissout et le projet de loi rétracté. Capitulation ou retrait stratégique!
D’autres manifestations se relayaient dans plusieurs villes du pays, particulièrement à Petit-Goave, à Jérémie et à Jacmel, durant tout le mois de novembre. La plus importante se déroulait le 17 novembre 2002 au Cap-Haïtien, à l’appel de l’initiative citoyenne. Elle a rassemblé plusieurs milliers de participants qui ont marché sur Vertières. Le cri de Vertières était poussé.
Ce cri proclamait la détermination des participants à lutter pour chasser Mr Aristide du pouvoir. L’opposition, toutes tendances confondues, en a profiter pour clamer son refus de participer aux élections avec Mr Aristide comme président. De nombreux secteurs de la vie nationale appuient I’appel à la démission du président Aristide. Le 20 novembre, pris de panique, le pouvoir déployait son artillerie de pneus enflammés et bloquait la capitale. Le secteur privé proteste et condamne. Le 29 novembre, la conférence épiscopale, réputée conservatrice, exhortait le président à choisir entre 3 possibilités : démission, réduction de mandat ou remaniement du gouvernement. Le président déclare qu’il ne démissionne pas. Hélas! Fujimori avait dit autant.
3 décembre 2002, une manifestation lancée par l’opposition a été violemment dispersée par les partisans du pouvoir, sous les regards complaisants des agents des forces spécialisées de la PNH. L ‘intolérance atteint son paroxysme. Seul le pouvoir détient le monopole des manifestations de rues. Il demandait formellement à ses élus contestés d?organiser des manifestations de soutien dans tous les départements géographiques, à l’occasion. A Port-au-Prince, au Cap-Haïtien, à Jacmel et à Jérémie, malgré argent, bambous et tambours, des élus du peuple ne pouvaient mobiliser que quelques milliers de participants. Où sont passées les manifestations monstres et spontanées d’antan?
Entre temps, des formules de transition foisonnent. Pourtant, la communauté internationale réaffirme encore sa foi dans la Résolution 822. Myopie ou hypocrisie! Cette Résolution a vécu.
Que pouvait-on attendre de la performance de l’économie haïtienne, dans une conjoncture si instable et si incertaine?
B. Faillite économique
En général, l’économie s’accommode mal à l’instabilité socio-politique. L’économie haïtienne est depuis quelques temps anémiée. La production des biens et services décline. Les exportations régressent. Le tourisme est à son plus bas niveau. L ‘aide publique au développement est gelée. Les principales sources de devises étrangères s’amenuisent.
Le pays importe presque tout ce qu’il consomme. Sa balance commerciale est déficitaire. – Pendant deux années consécutives, son produit intérieur brut (p.i.b.) accuse une croissance négative. En 2002, le chômage affectait plus de 60% de la population active du pays.
Sans assistance externe, le gouvernement sollicite la banque centrale pour financer ses dépenses. Celle-ci active la planche à billets. Le déficit des finances publiques atteint près de 3 milliard de gourdes. Cette masse de gourdes favorise la spéculation sur le marché des changes. La gourde se déprécie par rapport au dollar américain. En moins de deux mois, elle a perdu plus de 40% de sa valeur Il en résulte une augmentation des prix des produits de première nécessité. Le pouvoir d’achat de l’haïtien moyen diminue considérablement.
La crise économique est exacerbée par la faillite, en juin dernier, des pseudo coopératives d’épargne et de crédit. Ces dernières rémunéraient jusqu’à 15% les placements effectués par les prétendus sociétaires. C’est le désarroi, principalement au sein de couches moyennes de la population. Les estimations les plus conservatrices évaluent les pertes subies par les haïtiens d’ici et de la diaspora à $200 millions américains.
L’ économie est également sensible aux rumeurs. Au mois de septembre, des rumeurs persistantes ont circulé concernant la nationalisation des comptes en devises. Leurs détenteurs déferlaient, pendant deux semaines, sur les banques commerciales. Malgré les démentis des autorités monétaires, les fuites de devises avoisinaient plus de 60 millions de dollars.
En fin d’année, les réserves de change du pays représentaient à peine l’équivalent de 2 semaines d’importation. Le gouvernement refuse, toutefois, d’augmenter les prix du carburant à la pompe. Il continue de subventionner les augmentations du prix du pétrole sur le marché international.
Le premier trimestre de l’année fiscale 2002-2003 se termine sans budget. Le gouvernement dépense sans contrôle. Le mandat des membres de la Cour Supérieure des Comptes a expiré depuis un an. Aujourd’hui, l’économie haïtienne est au bord de la faillite. Les conséquences sociales sont énormes.
C. Faillite sociale
La population haïtienne est désemparée. Le processus de paupérisation s’accélère. Elle affecte toutes ses couches et en particulier les classes moyennes. De plus, les jeunes de moins de 25 ans sont livrés à eux-mêmes. II sont la proie de la drogue, la prostitution et du SIDA. Cette dernière affecte près de 6% de la population.
Qui servira de guide, de modèle ou de rempart à cette jeunesse quand les institutions de contrôle social sont aussi en faillite?
Une seule issue: l’ exode.
Les voyages clandestins ont repris. Les plus fortunés atteignent les côtes de la Floride, sous les projeteurs des caméras de télévision. Après d’être la risée du monde, ils sont refoulés vers leur pays d’origine. Les moins chanceux périssent en mer. Chaque jour apporte son lot de refoulés en provenance des Bahamas, de la République Dominicaine ou de la Floride.
Parallèlement, des milliers de cadres émigrent régulièrement vers le Canada. Ce mouvement rappelle étrangement la fuite des cerveaux du début des années 60, quand des milliers de compatriotes fuyaient la dictature naissante de papa Doc pour aller enseigner en Afrique ou au Canada. A l’époque, des hommes armés, en cagoules, enlevaient et tuaient.
L ‘année 2003 sera décisive pour Haïti. Comme en 1803, unissons-nous pour dire :
Non à la Tyrannie!
Non à la Barbarie!
Oui à la Démocratie!
Oui à l’État de Droit!
QUE DIEU NOUS VIENNE EN AIDE!
Poète, auteur dramatique, historien et journaliste, né à Port-au-Prince, en 1955, Michel Soukar milite depuis 1974 pour la défense des libertés publiques et pour l’instauration de la démocratie en Haiti.