Haiti Democracy Project
Originally: The U.S. policy imperative in Haiti, and how to achieve it
I. Évolution récente de la situation haitienne
II. Coup d?oeil rétrospectif
III. Les intérêts permanents des États-Unis en Haïti
IV. Les obstacles à surmonter
.Haiti est un camp en armes
.Personne n?a confiance en personne
.Aucune institution nationale ne jouit actuellement de légitimité
.Le pays se trouve en face d?un hiatus constitutionnel plutôt grave
.Il est tout à fait clair que le président a outrepassé ses prérogatives
V. Marche à suivre : quatre recommendations
(1) Désarmement
(2) Arbitrage
(3) Gouvernement de transition
(4) Présidence constitutionnelle
V. Conclusion
I. Évolution récente de la situation
Au cours de ces derniers mois, la situation politique d’Haiti s’est caractérisée par une évolution accélérée..En octobre et novembre, une série d?événements ont eu lieu qui, témoignent à l?évidence, dans leur ensemble, d’une situation politique en pleine détérioration dans ce petit pays insulaire, à une heure et demi d’avion de nos côtes. Au mois de décembre, plusieurs manifestations pacifiques organisées en divers points du pays contre les actions antidémo-cratiques du régime n’ont pas pu se dérouler. Le 3 décembre, des contre-manifestants sont intervenus violemment à l’occasion d’une messe, suivie d?une marche, marquant le premier anniversaire du brutal assassinat d’un jeune journaliste de province par les membres d’une bande étroitement liée au parti au pouvoir.
Le débarquement par des centaines de réfugiés haïtiens, le 29 octobre, près du “Rickenbacker Causeway” , qui relie la région métropolitaine de Miami à Key Biscayne, n’a pas manqué d’attirer l?attention sur l?inefficacité de l?approche adoptée par l?administration américaine actuelle vis-à-vis d?Haïti. Peu importe que cette invasion ait été en partie coordonnée par le gouvernement, comme continuent de l?affirmer certains opposants haïtiens, ou qu?elle ait été « seulement » un appel de plus à l?aide, causé par l?incertitude issue de l?aggravation de la situation économique et des tensions politiques dont est si durement frappé l’ensemble de la population pauvre et vulnérable d?Haïti. Bien sûr, les États-Unis ne peuvent pas se laisser prendre en otage par un régime de plus en plus hostile, prêt à lancer ses ressortissants sur des mers dangereuses dans des embarcations de fortune pour témoigner de sa propre détresse (comme au début des années 90, dans des circonstances, il est vrai, différentes), ni se laisser envahir par une nouvelle vague de réfugiés haïtiens cherchant désespérément à échapper à une implosion sociopolitique imminente dans leur pays.
Il fut malheureusement évident, dès novembre, que le gouvernement haïtien n?honorerait aucun des principaux engagements pris dans le cadre des résolutions 806 et 822 de l?OEA, car l?échéance initiale avait atteint son terme, de même qu?une prolongation de deux semaines accordée pour la mise en ?uvre de l?une des plus importantes prescriptions de la résolution 822 : l?établissement d?un Conseil électoral impartial et crédible. Presque aucun progrès appréciable n?avait été réalisé vers l?organisation d?élections libres et justes au cours de l?année suivante. On comprend bien pourquoi aucune des cinq institutions indépendantes qui, au nom de la société civile haïtienne, devaient envoyer leurs délégués au conseil électoral de neuf membres, ne se montrait prête à demander à ses représentants de s?engager officiellement, en l?absence de tout signe du régime et de ses partisans d?une réelle volonté de « parcourir le chemin nécessaire », plutôt que de seulement « parler du bout des lèvres » de mesures pouvant garantir le climat indispensable à un débat national pour la campagne, suivi d?une compétition électorale honnête.
Malheureusement, le « décalage de perception » si souvent remarqué chez ceux qui, de l?extérieur, observent les événements politiques en Haïti s?avère persistant. Des milliers de personnes de tous les milieux s?étaient décidées à descendre dans les rues pour des manifestations sans précédent à travers le pays ; un fait que, jusqu?au début de l?automne, pas mal de gens avaient eu du mal à prévoir. Toutefois, il semble que la communauté internationale reste plus que jamais « en arrière de la courbe », en ce qui a trait à l’idée qu?elle se fait de l?opinion publique en Haïti, nonobstant le montage des contre-manifestations et les actes de violence sur commande commises par des casseurs à la solde du régime. En de telles circonstances, il est particulièrement regrettable que les diplomates étrangers semblent privilégier par réflexe une apparence d?impartialité, aux dépens d?une vérité clairement exprimée et de plus en plus évidente.
Et puis, au début de la semaine dernière, ceux qui abusent, à l?heure actuelle, de leurs pouvoirs et de leurs prérogatives en Haïti, se servant de la violence comme instrument politique réalisèrent une brutale dispersion d?une marche de protestation pacifique. Le lendemain, dans le chef-lieu provincial des Cayes, le président Aristide en personne faisait monter les enchères en se livrant à un jeu extrêmement risqué pour tout le monde. Il évoquait l?argument le plus dangereux de la politique haïtienne : l?argument racial. Employant des termes qui rappelaient ses premiers discours enflammés de jeune prêtre et même les propos de Papa Doc, il déclara sans scrupule à une foule composée de ses supporters soi-disant « de base », de moins en moins nombreux, que les personnes qui semblent s?opposer à lui s?opposaient, en fait, à eux, et ceci en raison de la couleur de leur peau, de leurs cheveux crépus et de leur pauvreté, plutôt qu?en raison d?une opposition de principe à la politique de son gouvernement. Ce ne fut pas moins qu?une déclaration de guerre basée sur la classe et la couleur, de la part de celui qui s?était dit le « président de tous les Haïtiens ». Cette guerre semblait déclarée non seulement à l’opposition en tant que telle, mais à l’ensemble de la bourgeoisie nationale, du secteur privé et de la plus grande partie de la classe moyenne instruite, ainsi qu?à tous ceux qui, comme au cours des semaines précédentes, avaient la témérité de s?opposer à ce qui se fait au nom d?Aristide.
Le moment est certainement venu de jeter un nouveau regard sur la portée et l?efficacité de la politique américaine vis-à-vis d?Haïti. Cette politique est actuellement appliquée en grande partie par personnes interposées, à travers les bons, mais inefficaces, offices du Conseil Permanent de l?Organisation des États Américains, dans le cadre de la récente Charte Démocratique Interaméricaine (adoptée en septembre 2001).
II. Coup d?oeil rétrospectif – à la lumière de l?expérience
Le carillon de la libération, de la participation et de l?inclusion avait retenti en Haïti, il y a déjà plus de 16 ans, lors du renversement non sanglant de la dynastie Duvalier en février 1986, puis, un an plus tard, avec la ratification de la Constitution haïtienne, le 29 mars 1987.
Malheureusement pour Haïti et les Haïtiens, ces jours d?euphorie, pleins de promesses d?un avenir meilleur, sont depuis longtemps révolus. La mise en oeuvre des réformes démocratiques prévues par la nouvelle charte fut pratiquement bloquée dès le départ.
Ce furent d?abord les militaires nostalgiques qui opposèrent la résistance la plus acharnée à la démocratisation et essayèrent de rétablir leur suprématie traditionnelle comme « faiseurs de rois » dans la politique haïtienne. Ce rôle leur avait été enlevé par les Duvalier. Leur résistance atteignit son point culminant avec le coup d?état de septembre 1991 contre le nouveau président Aristide, ce qui inaugura une période de trois ans d?un régime de facto sanguinaire, chassé plus tard par une intervention militaire sous l?égide des États-Unis.
Ce fut ensuite le tour d?un démagogue populiste, avec une cohorte d’idéologues, de courtiers de pouvoir et de partisans, tous apparemment prêts à corrompre la transition chancelante du pays en faveur de la consolidation de leur pouvoir personnel et de leurs privilèges. Ils émergèrent ainsi comme la plus puissante menace à la démocratie. Ensemble, ils travaillèrent à saboter le processus électoral et à violer les droits de la personne et les droits civiques fondamentaux. Ils installèrent leurs propres hommes à la direction de la Police Nationale pour en faire un intrument au service de leur pouvoir et remirent à l?ordre du jour la violence et les abus comme instruments préférés de la politique haïtienne.
Les aspirations démocratiques du peuple haïtien avaient contribué en force au renversement des Duvalier, puis trouvé leur expression dans la Constitution de 1987 qui, en décembre 1990, porta Aristide au pouvoir pour son premier mandat interrompu. Puis, après avoir inspiré la résistance, d?abord douloureuse mais ensuite triomphante, de la vaste majorité des Haïtiens à la restauration de la suprématie militaire, de 1991 à 1994, ces aspirations furent non seulement frustrées, mais trahies.
Lorsqu’en mars 1999, la force d’intervention d?environ 20 000 soldats américains en mars 1995 fut rapatriée, la politique de notre pays, qui avait été une politique active et constructive dans l?Haïti d?après Duvalier, se transforma rapidement en une politique de lointaine indifférence. Cela ne veut pas dire que l?apport des États-Unis ne s?est pas fait sentir de façon considérable dans l’amélioration de la gouvernance et l?établissement d?institutions démocratiques pendant plusieurs années. Il faut lui reconnaître ce mérite. Tout ce que nous voulons dire, c?est que, dans l’application plutôt simpliste de leurs programmes respectifs, ni le Département d?État, ni l?USAID, ni le Département de la Justice ne semblent s?être préparés à faire un suivi concernant la formation du personnel et le fonctionnement des institutions-clés pour une bonne gouvernance, ni même de demander des comptes au gouvernement haïtien soit l’usage des fonds mis à sa disposition, ni sur le respect des normes et procédures démocratiques.
En conséquence, la Constitution haïtienne actuelle, bien qu?ayant été ratifiée à la quasi unanimité par référendum en 1987, lors de la plus nombreuse participation populaire aux urnes de l’histoire du pays, et bien que considérée comme la charte fondamentale en vertu de laquelle toute démarche d?« édification de nation » devrait être entreprise, a continuellement été violée. Même les principes universels les plus élémentaires de bonne gouvernance, la transparence dans le respect des procédures et le respect des droits élémentaires des citoyens, ont continuellement été transgressés au cours de la période de l?après retour, par ces institutions et ces acteurs mêmes qui, à l?époque, « bénéficiaient » le plus de l?assistance des États-Unis.
Ainsi, lorsque la dégradation de l?ordre et des institutions démocratiques atteignit des proportions que même les observateurs les plus complaisants ne pouvaient plus ignorer, et que les élections législatives locales et nationales duu 21 mai 2000 furent effrontément volées par le parti au pouvoir, il était déjà vraiment trop tard. L?impasse politique qui en a résulté continue de résister à toute tentative de médiation et ne semble guère se prêter au compromis. Actuellement, il n?existe pas un seul officiel haïtien qu?on puisse vraiment considérer comme jouissant d?une légitimité constitutionnelle, sauf, bien sûr, le président lui-même, d?ailleurs controversé. Le parlement , malgré une majorité de 100% des partisans de “Lafanmi”, n’arrive pas à voter les lois ni même le budget, la chambre des comptes n’a pas été renouvelée depuis plus d’un an, la police et les services de justice sont grangrenés par la corruption et les passe-droits.
À l’heure où sont écrites ces lignes, personne ne doute qu?Haïti se trouve aux bords de la catastrophe nationale et de l?effondrement général de son économie. En l?absence de mesures correctives fermes et contraignantes, la dégradation du pays entraînera inévitablement des conséquences graves non seulement pour le peuple haïtien, mais aussi pour les pays voisins et pour les États-Unis, de même que pour l?hémisphère tout entier.
Bien que le mantra « Problèmes haïtiens, solutions haïtiennes », privilégié ces derniers jours par la communauté internationale pour s?auto-justifier et se déresponsabiliser, puisse lui apporter un certain réconfort, il sert aussi d’alibi pour masquer l’infidifférence.. Après tout, ce sont bien nos soldats qui ont restitué le président Aristide au pouvoir, c?est notre argent (en quantité abondante, il faut le dire) qui a financé ce qui s?avérait de plus en plus être une façade de « transition démocratique » qui, depuis, s’effondre chaque jour pour révéler une réalité faite de corruption, de crimes et de mensonges. Et ce sont, enfin, nos experts et nos fonctionnaires qui les encadraient, qui n’ont cessé de faire la sourde oreille tandis qu?Haïti glissait progressivement dans l’inertie et l’oppression. d?un homme entouré de “grands mangeurs”et de gangs armés.
Après avoir, en quelque sorte, aidé à faire ce lit, il est grand temps pour nous de nous y mettre.
III. Les intérêts permanents des États-Unis en Haïti
Bien heureusement, les démocrates sincères de toutes parts sont d?accord sur les objectifs à long terme de la politique américaine en Haïti. Ils ont raison de s?intéresser en priorité à l?éventuel établissement d?un gouvernement stable et légitime, qui permettrait d?arriver à un climat propice pour un développement économique durable.
Il va de soi que ce type de progrès contribuerait à une diminution de l?émigration clandestine de réfugiés vers les États-Unis et à la réduction de la menace d?un nouvel exode de masse, comme celui du début des années 1990. En général, (et il y a lieu de s?en réjouir), les intérêts américains coïncident sur ce plan avec ceux de la majorité pauvre des Haïtiens, pour qui un minimum de services gouvernementaux et même une faible augmentation de revenus constitueraient un réel progrès, en comparaison de la situation de plus en plus désespérée qu?ils sont en train de vivre.
Ces intérêts s?accordent aussi avec une autre catégorie d?intérêts importants des États-Unis comme, par exemple, de freiner l?accroissement du rôle d?Haïti comme plaque tournante dans le circuit international de la drogue en direction des États-Unis, et à empêcher que les problèmes chroniques, caudé par la misêre et l’insécurité généralisée ne fassent tache d?huile dans la région en s?étendant, notamment, à son voisin immédiat, la République Dominicaine, ainsi qu?à d?autres pays proches, tels que la Jamaïque et les Bahamas. Selon la Banque mondiale, cette forme d?« externalisation » a déjà dépassé de beaucoup l?impact le plus visible qu?est celui de l?émigration clandestine, et présente un danger réel pour la santé publique, l?environnement, voire la stabilité politique dans plus d’un pays de la Caraïbe.
Georges Fauriol, de l?IRI, a éloquemment défini cet objectif primordial des États-Unis en Haïti, dans une formule d?une simplicité trompeuse : « Promouvoir la gouvernance moderne par l?établissement [en Haïti] d?un environnement politique démocratique et compétitif. » Mais c?est là que le bât blesse. Car au-delà d?un objectif clairement formulé, il ne s?est rien produit d’heureux dans l’application récente de la politique américaine en Haïti et il n?y a rien de vraiment clair sur la méthode précise qui permettrait, à l?heure actuelle, d?atteindre un but aussi noble.
Après plus de deux ans dans l?impasse, et face à des divergences de plus en plus profondes au sujet des résultats illégitimes des élections législatives et locales de mai 2000, on n?a pas besoin d?être un Svengali pour comprendre que de nouvelles élections fiables, libres et justes constituent un premier pas incontournable dans la reprise da la marche, longtemps interrompue et boiteuse, vers un semblant de démocratie. Toutefois, il faudra peut-être un Houdini pour faire glisser les chaînes de la culture politique traditionnelle d?Haïti et s?en sortir pour de bon.
Ceux qui maintiennent que « les élections à elles seules ne font pas la démocratie » disent vrai. Leur opinion est confortée par tous ces événements qui ont marqué, de façon lamentable, l?histoire de ce pays depuis le retour, chaque élection nationale tournant aussi mal que la précédente, plongeant de plus en plus la nation dans la crise et l?éloignant de plus en plus de la démocratie. Même si elles ne suffisent pas à elles seules, des élections
fiables, libres et justes n’en sont pas moins nécessaires en Haïti. Elles ne mettront pas seulement fin de façon définitive à la crise de légitimité qui risque aujourd?hui de se pérenniser, mais elles aideront aussi Haïti à reprendre sa marche interrompue vers le temps des réformes démocratiques irréversibles. Bref, elles sont le préalable incontournable à l?éventuelle réalisation de toutes les autres conditions nécessaires à la démocratie,
Mais, malheureusement pour toutes les parties en cause, le climat politique actuel est aussi loin qu?on puisse se l?imaginer d’offrir les conditions d?une compétition démocratique. Il est quand même difficile de nier les échecs répétés de Lafanmi Lavalas qui, après les élections de 2000, a multiplié ses efforts en vue de renforcer son pouvoir.par l’élimination de tout autre groupe politique. Ceux-ci n?ont échoué que grâce à la fermeté d?une opposition plurielle, qui ne fait que grandir, de jour en jour, que ce soit en Haïti ou à l?étranger. De son côté, la communauté internationale, toujours menée par les États-Unis, qui, pour des raisons d’ordre tactique, se tiennent dans les coulisses, sous une nouvelle administration par ailleurs très occupée dans d’autres champs d’intervention, se trouve encore une fois en train d?essayer de « se rattraper » en Haïti, bien que, cette fois-ci, dans des circonstances extrêmement difficiles. En fait, ces circonstances représentent la culmination de plusieurs années de dégradation, non seulement du processus démocratique et de tout ce qu?il a de bon, mais de la fibre sociale même d?Haïti. La criminalité, la corruption, la duplicité, la méfiance, les abus et l?impunité sont à l?ordre du jour. La violence, sous toutes ses formes, a refait surface dans la vie quotidienne, publique et privée.
La question primordiale qui hante les décideurs est de savoir comment accomplir les transformations nécessaires pour rendre possibles les élections, maintenant nécessaires, de l?avis de tous. Or, quand on pense avoir simplifé le problème en le ramenant à ce facteur, on butte à une réalité complexe impossible à évacuer.
IV. Les obstacles à surmonter
Vu que l?objectif s?impose lui-même, et qu’il est clairement nécessaire que les États-Unis agissent d?une manière relativement rapide et décisive afin de défendre, dans ce domaine, leurs intérêts de plus en plus menacés, ce qu?il faut maintenant envisager, ce sont les modalités et autres questions de logistique. Même si la difficulté se cache peut-être dans la mise en oeuvre de ces modalités, cela vaut la peine de s?interroger sur la nature des
obstacles à la réalisation de cet objectif-clé qui s’impose sur le chemin du développement..
(1) Haïti est un camp en armes. Selon des témoignages crédibles, un nombre sans précédent d?armes automatiques circule actuellement dans ce pays qui, assez récemment, jouissait du taux le plus bas de violence extrafamiliale dans l?hémisphère. « L?insécurité », comme disent les Haïtiens dans leur langage subtil, est endémique. On peut affirmer, sans crainte de se tromper, qu?aucun Haïtien ne se sent aujourd?hui en sécurité chez lui ou dans les rues.
Dans le cadre de nos présentes considérations, il ne servirait à rien de se demander qui est responsable de la distribution de ces armes et de ce qui en résulte, en fait de violence et de criminalité, ni à qui il incombe de réprimer ces maux. Cela ne nous avancerait nullement. Ce qui importe, c?est le fait, qui est d?une évidence élémentaire, troublante et irréfutable, qu?à cause du niveau de tension politique, il n?existe presque pas d?espoir d?organiser des élections dans la paix relative tant qu?une campagne nationale efficace de désarmement ne sera sérieusement engagée.
Il est également évident que la Police Nationale Haïtienne est incapable de garantir même un semblant de campagne à ce niveau, et encore moins d’aider à la mener à terme. Là encore, nous nous garderons de nous demander qui est à l?origine du problème, ni pourquoi.
(2) Personne ne fait confiance à personne, du moins en politique. C?est littéralement vrai et, malgré les constantes récriminations de la communauté internationales à ce sujet, rien ne changera essentiellement jusqu?à ce qu’aient lieu, si jamais, les élections fiables, libres et justes si longtemps attendues.
Encore une fois, nos présentes considérations exigent simplement que nous fassions cette remarque, sans essayer d?attribuer les torts ni de recommander des mesures pour « restaurer la confiance ». Trop de temps précieux a déjà été gaspillé en ce sens. Compte tenu de l?atmosphère politique empoisonnée d?aujourd?hui, seul un arbitrage neutre, décisif et au-dessus de tout esprit partisan peut avoir une chance d?amener et d’accompagner cette nation profondément divisée, dans le processus électoral.
(3) Aucune institution nationale ne jouit actuellement d?une légitimité consensuelle. Aucune institution n?a pu se tenir au-dessus de la mêlée, soi par ses propres actes, soi par les accusations sans mérite. Toutes les institutions ont été accusées de partisanerie, ou pourraient l?être. La « société civile », parfois considérée comme un « contrepoids » très apprécié par la communauté internationale, n?est rien de plus qu?une illusion supplémentaire dans la présente conjoncture. Les églises, les groupes de défense des droits de la personne et les associations de la société civile, qu?ils aient fait preuve de partisanerie dans leurs actes et dans leurs intentions, ou non, feront l?objet de la même accusation, pour servir les ambitions partisanes des accusateurs eux-même.
(4) Le pays se trouve en face d?un hiatus constitutionnel plutôt grave. Ayant encore une fois recours à une grande subtilité de langage, les Haïtiens qualifient cette situation d?« extraconstitutionnelle », ou de période d?« exception ». Il s’agit d’une série de cassures, de lézardes, qui constituent un labyrinthe qui favorise des discussions sans fin.
Aucun Premier ministre n?a joui de légitimité constitutionnelle depuis la démission de Rosny Smarth en juin 1997. Le gouvernement d?Alexis n?avait été ni désigné en bonne et due forme, ni pleinement confirmé par le Parlement avant sa dissolution sommaire en 1999. Le Premier ministre actuel, ainsi que son prédécesseur choisi par Aristide, ne peuvent être considérés comme légitimes selon la Constitution, parce que n?ayant pas été confirmés par une Assemblée Nationale légitime, qui ne fut jamais constituée, suite à l’échec électoral de mai 2000. Quant au corps judiciaire, il n?a jamais été reconstitué ou reformé conformément aux prescriptions constitutionnelles.
Fort heureusement, du fait que les situations extraconstitutionnelles ont virtuellement été la norme depuis l?adoption de la charte nationale, les Haïtiens ont appris comment résoudre ce problème : durant les périodes d?exception, tout un chacun considère que les solutions extraconstitutionnelles sont, en principe et en fait, permissibles.
(5) Il est tout à fait clair que le président a outrepassé ses prérogatives et s?obstine encore à le faire. Le seul haut fonctionnaire à qui l?on puisse reconnaître une certaine légitimité, même contestable, est le président Aristide lui-même. (Certains pourraient même faire valoir que sa réélection de novembre 2000 était suffisamment teintée par les fraudes électorales des législatives de mai pour que sa légitimité soit mise en question.)
Le plus grave, c?est le fait évident que monsieur Aristide, en sa qualité de président, s?est arrogé des pouvoirs et des prérogatives qui dépassent clairement les attributions statutaires de la présidence républicaine, strictement définies par les termes de la Constitution. (L?article 150 le lui interdit expressément.)
Voilà les principaux obstacles au progrès, en ce qui concerne les élections. Pour le reste, il s?agit simplement de façade et de gesticulation. Que peut-on faire pour surmonter ces obstacles, et à qui en revient la responsabilité ?
V. Marche à suivre : quatre recommandations
(1) Désarmement. Il faudrait faire appel immédiatement aux services de la Banque mondiale, qui semble avoir le plus d?expérience dans ce domaine et disposer des ressources nécessaires. Elle devrait être chargée de la « démobilisation » et de la « réintégration » de ce qui représente des milices irrégulières en Haïti (bandes de malfaiteurs, armées cannibales, etc.) et de la récupération du plus grand nombre possible d?armes détenues par des particuliers, dans un délai raisonnable qui resterait à déterminer.
Des programmes pareils semblent avoir réussi même dans des conditions plus difficiles, bien que différentes, en Afrique et ailleurs. Il doit arriver un jour, dans un avenir proche, où seuls les criminels de droit commun détiendront des armes en Haïti (de même, bien sûr, que ce qui restera de la PNH). Il sera au moins plus facile de les identifier alors, une fois que se sera sensiblement dissipée l?atmosphère de mensonge, de dénégation et d?ambiguïté qui entoure le désordre et la violence politique d?aujourd?hui, et qui virtuellement garantit l?impunité.
Les élections elles-mêmes devront être sécurisées par des observateurs internationaux armés, instruits de règles d?engagement précises et transparentes. Il n?existe simplement aucune autre option disponible. On peut raisonnablement prévoir, pour couvrir adéquatement chaque section communale, de trois à cinq de ces « observateurs » ayant l?expérience suffisante et bénéficiant du soutien et de l?encadrement nécessaires. Il faudra donc disposer, en tout, d?environ 2 000 à 3 000 « observateurs de sécurité électorale ». Ces derniers seraient mis à disposition sur la demande du gouvernement haïtien et par décision du Conseil de sécurité des Nations Unies.ce sujet, il faut bien rappeler que l’on ne saurait juger de la tenue des élections par l’ordre et le calme qui auraient pu régner le
jour des élections alors que la partie, essentielle, se jour dans le décompte des voix, et les calculs et procédures utilisés à ce moment-là.
(2) Arbitrage. La communauté internationale doit de nouveau assumer, sous l?égide des États-Unis, sa juste part de responsabilité en ce qui consiste à donner à Haïti une autre chance, qui pourrait être la dernière. Elle doit fournir un arbitrage décisif, indispensable à la résolution du conflit apparemment interminable qui est à la source de la crise actuelle et menace d?engloutir la nation entière.
Le droit d?imposer une pareille mesure, selon les normes internationales, est sans doute formulé dans la Charte démocratique interaméricaine, qui devra être appliquée d’une manière plus contraignante qu?elle ne l?a été jusqu?à présent. Il existe probablement de nombreux précédents qu?on peut invoquer en la circonstance, en vue de justifier et de guider la mise en ?uvre de cet arbitrage. Toutes les décisions prises dans un tel contexte devraient pouvoir se justifier exclusivement par le besoin de faire progresser le calendrier électoral.
Une fois énoncée et engagée, cette initiative devra être soutenue par la possibilité du recours à des « moyens musclés », au sens propre ou au figuré, toujours sous l?égide des États-Unis.
(3) Nouveau gouvernement pour la transition. Dans la présente conjoncture, le fardeau de la « médiation impartiale » ne peut être entièrement laissé, du côté haïtien, au nouveau CEP et à ses organismes auxiliaires, quels que soient les pouvoirs dont ils sont censés être nantis à l?avance. AUCUN CEP extraconstitutionnel, quelle que soit sa composition, n?aura jamais l?influence nécessaire pour imposer sa volonté légitime en matière électorale, tant que deux conditions, au moins, ne seront remplies. D?abord, les fonds de fonctionnement du CEP, qui, de toutes façons, proviennent en majeure partie de la communauté internationale, doivent lui parvenir et être comptabilisés tout à fait indépendamment du pouvoir exécutif. (Aucun gouvernement n?a jamais permis cela dans le passé.) En second lieu, le CEP doit être protégé par des unités spéciales de la PNH, chargées exclusivement de cette mission et formés pour l?accomplir (comme, par exemple, la police judiciaire). Les mesures adoptées en la circonstance doivent non seulement prévoir la sécurité personnelle des membres du Conseil, de leurs assistants et de leurs bureaux, tout au moins au niveau national, mais aussi mettre en place des unités de surveillance et d? exécution pouvant faire respecter les décisions et les règles édictées par le CEP durant la période électorale.
Même si ces conditions pouvaient déjà être remplies quant à présent, ce qui n?est peut-être pas impossible, l’atmosphère actuelle de profonde suspicion, de méfiance et de peur exigerait clairement l?adoption de mesures encore plus fermes que celles jusqu?ici proposées pour « rétablir la confiance ». Puisque le gouvernement actuel est considéré illégitime, et la situation générale « extraconstitutionnelle », une mesure tout aussi exceptionnelle peut être recommandée et appliquée.
Elle consisterait à prendre de toute urgence les dispositions nécessaires pour créer un gouvernement de transition chargé exclusivement de régler les affaires courantes et d?organiser en priorité, et de façon satisfaisante, les prochaines élections. Il existe pas mal de précédents, en Haïti, sur cette façon de se tirer d?une situation extraconstitutionnelle. Une telle formule n?étant pas inédite pour les Haïtiens, toute pression exercée par les États-Unis pour la création d?un gouvernement de transition serait perçue comme une démarche allant dans le sens des traditions politiques haïtiennes, et non contre celles-ci. Avec Aristide encore au pouvoir, son assentiment serait alors nécessaire, mais il pourrait être enclin à le donner si l?effet combiné du soulèvement de la société civile et des pressions étrangères arrivait à le convaincre que c?est pour lui le seul moyen de sauver son fauteuil présidentiel.
On peut trouver, dans un passé récent, un précédent qui répondait, en son temps, aux exigences de la politique et de l?influence américaines en Haïti. Au début de la décennie 1990, alors qu’il devenait de plus en plus clair que le général Prosper Avril refusait de faire avancer le calendrier électoral à un rythme acceptable, les États-Unis réussirent à exercer les pressions nécessaires pour obtenir la création d?un organisme devant, en quelque sorte, déboucher sur les élections. Sous la supervision d?une juge choisie au Cour de cassation, Ertha Pascal Trouillot, et avec la coopération d?une armée qui restait dans ses casernes, Haïti et la première administration Bush arrivèrent tant bien que mal à organiser les élections. En moins d’un an, cet arrangement institutionnel de circonstance produisit, contre toute probabilité, ce que plusieurs s?accordent à reconnaître comme les seules élections libres et justes organisées jusque là dans l?Haïti d?après Duvalier. C’est alors qu?un candidat de coalition, Jean-Bertrand Aristide, fut conduit au palais comme le premier président haïtien démocratiquement élu.
Comme l?ont signalé le professeur Henry F. Carey et d?autres observateurs électoraux, cette élection, bien que réussie, fut considérablement marquée par les irrégularités, et seule l’énorme marge de victoire d?Aristide justifiait la légitimation des résultats. Toute légitimité était alors accueillie comme l?eau dans le désert. De même, aujourd?hui, Haïti a
désespérément besoin d?un gouvernement légitime pouvant produire des élections libres et justes.
Pour être éligible à servir, en quelque qualité que ce soit, dans le gouvernement de transition essentiellement technocratique ici proposé, il faudrait remplir au moins, et dans une mesure satisfaisante, quatre conditions :
.avoir une réputation assez largement reconnue de probité ;
.avoir un passé en dehors de la politique ;
.avoir des antécédents favorables en matière de gestion, soit dans le secteur public ou privé, soit dans la société civile ; et enfin,
.s?engager préalablement, par écrit, à renoncer au droit de briguer toute fonction élective non seulement à l?occasion des prochaines élections, mais pour une période donnée, après avoir servi dans le gouvernement de transition.
(4) Présidence constitutionnelle. Le président doit agir conformément à la Constitution et à la législation internationale sur les droits de la personne. Au cas où Aristide se révélerait capable de surmonter la présente vague de protestation appelant à sa démission, les États-Unis devraient alors demander de lui qu?il se comporte immédiatement comme président constitutionnel d?Haïti, en se conformant, dans la transparence, aux exigences constitutionnelles et en démontrant dans les faits qu’il respecte les prescriptions constitutionnelles limitant son pouvoir et lui interdisant explicitement d?outrepasser ses attributions. « Le président de la République n?exerce d?autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution. » (Article 150)
Il faudrait faire comprendre sans ambiguïté à monsieur Aristide que toute infraction de plus à ces prescriptions entraînerait automatiquement les sanctions internationales les plus sévères prévues par les lois et traités internationaux.
Quoique, traditionnellement, la plupart des présidents et dirigeants haïtiens aient pu quitter le pays en toute sécurité en emportant leur fortune mal acquise, les décideurs américains devraient rappeler à Aristide que le droit international évolue dans ce domaine et que, bien qu?aujourd?hui les États-Unis puissent encore mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour lui trouver un refuge, cela pourrait devenir impossible si, par sa faute, la situation s’aggravait encore en ce qui concerne les violations des droits de la personne.
V. Conclusion
En guise de récapitulation, nous citerons ce qui nous semble être les quatre éléments nécessaires au succès de la politique américaine vis-à-vis d?Haïti.
(1) Désarmement
(2) Arbitrage
(3) Gouvernement de transition
(4) Présidence constitutionnelle
C?est seulement quand ces quatre éléments constitueront la base de la politique des États-Unis vis-à-vis d’Haïti qu?il pourra vraiment être question d?entamer l?essentiel du processus électoral dans un avenir prévisible.
Cela, bien sûr, entraînera des exigences importantes dans les domaines logistique et financier. Faute d?y parvenir, nous pouvons continuer à ne considérer la situation en Haïti que comme une « simple » diversion dans le contexte actuel d?après le 11 septembre, mais nous le ferons en nous exposant nous-mêmes, en même temps que beaucoup, beaucoup d?autres, à un risque considérable.