Originally: L’Armee, la Politique, l’Histoire

 


 I. Haïti: L’ARMÉE, LA POLITIQUE, L’HISTOIRE


A. SURVOL HISTORIQUE


L’Armée de Libération Nationale (1802-1806)


Après la défaite de Toussaint Louverture face à l’expédition militaire de Leclerc, les forces armées indigènes avaient cessé le combat, se laissant apparemment intégrer dans l’armée coloniale. Mais, elles ne se sont pas désorganisées. Les troupes ne furent pas licenciées, les officiers conservèrent leur grades et surtout les cultivateurs, souvent plus nombreux dans les armées indigènes que dans les contingents réguliers, gardèrent jalousement leurs armes. Des bandes de marrons continuèrent à silloner les montagnes.


Après la double déportation d’André Rigaud et de Toussaint Louverture, apparences et volontés d’insurrections furent vite réprimées. Mais, sous-estimant l’attachement des masses à la liberté fraîchement conquise, méconnaissant le profond désir des chefs des anciens et nouveaux libres de jouer un rôle dirigeant, minimisant l’aptitude des indigènes à se servir des avantages offerts par le climat tropical et le relief montagneux dans le cadre d’une guerre populaire, les militaires français commirent l’erreur de vouloir désarmer les cultivateurs. Cette tentative se solda globalement par un échec. Loin de rendre leurs armes, les cultivateurs s’insurgèrent groupe après groupe tandis qu’officiers et soldats indigènes se sachant espionnés, réfléchissaient sur l’opportunité de lancer l’offensive contre les troupes françaises. Le général Dessalines, futur chef de l’armée de libération, passa maître dans l’art de tromper la vigilance métropolitaine sur ses intentions secrètes.


La nouvelle du rétablissement de l’esclavage en Guadeloupe accéléra le mouvement de révolte. En masse, officiers et soldats se joignirent à la résistance populaire. Ainsi se scella une union sacrée, un mariage de raison entre ennemis d’hier: les anciens libres ou affranchis (rigaudins et mulâtres pour la plupart) et les nouveaux libres (noirs en majorité, ex-hauts gradés de l’armée de Toussaint) et les masses des cultivateurs anciens esclaves, tous menacés soit d’un retour à l’esclavage, soit de déportations. L’alliance fut scellée le 8 mai 1803 en confiant le commandement de l’armée de libération à Jean-Jacques Dessalines et en créant un drapeau national: bleu et rouge. C’était le peuple en armes.


Pratiquant la politique de la terre brûlée, de l’empoisonnement des sources, utilisant les conflits entre la France d’une part, la Grande-Bretagne et les USA de l’autre, Dessalines libéra le territoire de Saint-Domingue de la domination française, après une guerre sans merci laissant 50,000 tués français et 60,000 morts indigènes. Le 1er janvier 1804, l’armée de libération nationale redonnait à ce coin de terre son nom indien originel: Haïti, acte politique et culturel de rupture avec le colonialisme et de renouement avec un passé historique violenté par la conquête colombienne. L’armée fondait ainsi le premier état libre et indépendant de l’Amérique latine.


L’Armée des Féodaux et de la Bourgeoisie d’Affaires (1807-1915)


Au lendemain de l’indépendance, la question de la possession de la terre: principale source de richesse, se posa brûlante. Jean-Jacques Dessalines, d’abord nommé Gouverneur à vie, puis empereur, fut assassiné en octobre 1806 pour avoir voulu poursuivre accapareurs et faux-propriétaires, subordonner la vente des denrées par le propriétaire au paiement des parts dûes au cultivateur et à l’état, contrôler l’import-export, créer un important secteur de propriété d’Etat. L’aristrocratie des généraux issue tant du milieu des affranchis que de celui des esclaves, entendait remplacer les colons dans la jouissance des richesses du nouveau pays. Or, elle avait acquis puissance et prestige dans la victoire sur les forces françaises. Ce maintien de la structure militaire s’effectua donc tout naturellement pour trois raisons. D’abord, nécessité de préserver la vigilance armée face à un retour offensif des français. Ensuite, la hiérarchie militaire permettait aux couches sociales possédantes d’exercer leur domination sur les couches démunies particulièrement à la campagne. Enfin, chaque chef militaire ambitieux tenait à conserver une force de frappe donnant du poids à ses choix politiques. Ainsi se propagea une fièvre des grades et d’insurrections. Ces dernières déclenchées soit par d’importants propriétaires terriens désireux de jouer un rôle politique de premier plan, soit manipulées et financées par un secteur de la bourgeoisie d’affaires soucieux de porter au pouvoir un général pouvant faciliter l’obtention et l’exécution d’un contrat. Signalons que la manipulation des forces armées par ce milieu socio-économique commença réellement à partir de la deuxième moitié du XIXème siècle: période de la pénétration accrue du capital étranger en Haïti.


De 1807 à 1915, ce qu’on appela complaisamment l’armée haïtienne ne fut à proprement parler qu’une agglomération incohérente d’individus appréhendés ça et là, surtout en milieu rural par les chefs de section et les commandants d’arrondissement, sans distinction d’ âge, d’aptitude, d’antécédents. L’armée populaire ayant vécu, l’imbrication du pouvoir politico-militaire et de la grande propriété foncière s’étant accomplie depuis la période 1807-1819, les menées politiques des généraux tenaient lieu de principe et de loi dans la formation de ces bandes armées. Leurs éléments constitutifs représentaient une gent corvéable à la merci des militaires. Selon l’officier Alexandre de Delva, on restait encore en dessous de la vérité en évaluant à 8/10 le chiffre du contingent fourni par les campagnes, soit 13,600 hommes. Les généraux prélevaient un peu plus de 2 hommes par centaine d’habitants. C’était immense en considérant la population d’Haïti à cette époque (1867). Cependant, ce régime d’exploitation totale et à outrance des masses rurales provoquèrent, de la part de celles-ci, des jacqueries exprimées dans des tentatives de bâtir leurs propres armées au service de leur cause économique et sociale, comme ce fut le cas en 1843 avec l’Armée Souffrante de Jean-Jacques Acaau. Au fur et à mesure du développement du processus historique haïtien, la précarité des conditions matérielles d’existence dans le monde rural convertit des membres de la couche misérable des paysans sans terre en de véritables mercenaires au service soit des généraux propriétaires terriens, soit des politiciens des villes. Ce mode de recrutement et d’utilisation se perpétua jusqu’à l’invasion américaine en 1915.


L’Armée des Occupants (1915 à 1994)


L’armée de libération avait disparu au début du XIXème siècle. Cent ans plus tard, celle qui se voulait nationale fut liquidée par l’occupant. En effet, par le traité du 16 septembre 1915 transformant Haïti en protectorat américain, les USA licencièrent l’ancienne force armée, désarmèrent la population civile et mirent en place un appareil militaire haïtien chargé conjointement avec les marines de la répression paysanne, de l’organisation et de la sécurité de la nouvelle structuration du pays édifiée en vue de satisfaire leurs ambitions impérialistes. Aussi l’institution militaire s’occupa de la réfection et du développement des routes, d’instruction primaire en zone rurale, de la police surtout tandis que les marines se consacrèrent à la défense du territoire. Peu à peu, ce noyau militaire haïtien tour à tour dénommé Gendarmerie d’Haïti, Garde d’Haïti, s’étendit pour devenir la seule force armée évoluant sur le sol haïtien à partir de 1934, l’année de la désocuppation. Mais, par sa formation, elle ne pût s’arrêter qu’au rôle de police, incapable d’assumer réellement une tâche de défense, malgré ses changements de dénomination: Armée d’Haïti en 1947, Forces Armées d’Haïti en 1958. L’essentiel fût que les USA bâtirent et continuèremt après leur départ apparent à entretenir un instrument de surveillance et d’ingérence dans la vie politique du pays. Pendant longtemps, ils s’assurèrent la manipulation de l’appareil par l’intermédiaire d’éléments recrutés pour la plupart dans des couches moyennes plus ou moins aisées, la bourgeoisie traditionnelle décourageant la vocation militaire chez ses fils. Cette force armée haïtienne, telle que conçue et motivée s’interféra dans tout processus de changement tant en 1946, 1956, 1986 pour empêcher par des forces sociales et politiques nouvelles la transformation d’une structure et d’une situation favorables aux USA, à l’oligarchie locale et à un secteur de la petite bourgeoisie.


En même temps, continuant la tradition de la résistance paysanne, les habitants des zones rurales mécontents du régime des travaux forcés pour l’aménagement des routes s’allièrent à des citadins blessés dans leur dignité d’hommes et de citoyens. Après l’écrasement du premier mouvement caco dans le Nord et le Nord-Est au début de l’occupation, Charlemagne Péralte, ancien officier de l’armée nationale dissoute et humiliée par les marines, regroupa autour de lui quelques centaines de guérilleros paysans dans le Plateau Central, menaçant aussi le Département du Nord et lançant même une attaque contre la Capitale Port-au-Prince. Menant une guerre du peuple avec une troupe populaire, Péralte et plus tard son successeur Benoît Batraville, demeurent par leur action et son ampleur la seule et dernière sérieuse tentative de bâtir une armée populaire sur le sol haïtien et par le caractère de libération nationale de sa lutte, cette force armée de paysans reste l’héritière la plus représentative depuis 1807 de l’armée indépendantiste de Dessalines. Pour en venir à bout, les américains employèrent également des forces aériennes et ce pour la première fois dans l’histoire de la lutte anti-guerilla en Amérique Latine. Depuis l’assassinat de Péralte et de Batraville, l’armée des occupants occupe la scène politico-militaire jusqu’en 1994.


B. LES FORCES ARMÉES D’HAÏTI


DANS LA CONJONCTURE HISTORIQUE (1986 à 1994)


L’Armée Duvaliérienne


En 1957, François Duvalier fut installé à la présidence de la république par cette armée dont le corps des officiers était issu des classes moyennes plus ou moins aisées. Cependant, dans leur majorité, ces militaires aspiraient à monter en grades et à détenir des postes leur permettant un enrichissement facile. L’économie du pays reposait sur le sucre, le sisal, le café, le tourisme. Ces différents produits et activités, ayant atteint leur point fort sous le régime du général Paul Magloire, amorçaient une courbe descendante. L’accession à de juteuses fonctions ponctuées d’autoritarisme martial semblait la seule garantie de l’avenir. Aussi, Duvalier fut grandement facilité dans sa tâche de division pour régner par l’avidité d’officiers corrompus et corruptibles. Ils lui permirent d’affaiblir l’institution, d’installer en son sein et dans le pays un climat de terreur. Ils entraînèrent le corps para-militaire des Volontaires de la Sécurité Nationale (Tontons Macoutes) fondé en 1958 jusqu’à ce que celui-ci représentât aux mains du dictateur une arme de dissuasion et de chantage face à l’armée régulière. Cependant, n’ayant jamais menacé les intérêts américains ni ceux de la bourgeoisie d’affaires sauf quand celle-ci refusait de partager le gâteau, Duvalier sans aide extérieure économique constistante, soutenu par l’aristocratie foncière, réussit à juguler toute tentative de déstabilisation. Pendant 14 ans (1957-1971), il s’évertua à opérer un changement dans la composante sociale de l’élite de l’armée en y plaçant les fils de la petite bourgeoisie pauvre, et au niveau bas et moyen de l’échelle, plusieurs individus autrefois mis au ban de la société. Tous façonnés par l’idéologie noiriste, redevables envers le père de la “révolution duvaliériste” qui leur permettait de piller les ressources du pays au détriment des vies et des biens du reste de la population. Tous solidaires du régime parce que pataugeant dans le sang et dans la fortune mal acquise. Pendant 14 ans, Duvalier père collabora avec les services de renseignements étrangers sans jamais accepter leur participation en matière de formation de son réseau militaire d’espionnage, par crainte de connaître le sort du président Estimé renversé par l’armée et les USA en 1950. Duvalier, ministre de ce dernier avait été traumatisé par les capacités du binôme USA-armée. Aussi, proclamait-il avec orgueil, avoir enlevé à cette institution son rôle de balancier.


Avant sa mort, en 1971, François Duvalier, après avoir connu quelques moments de troubles dans ses relations avec Washington, parvint à une réconciliation totale avec cette puissance tutrice, surtout depuis la participation de la CIA dans la répression anti-communiste en 1969.


Sous Jean-Claude Duvalier, les USA poussèrent à la création du Corps des Léopards pour la lutte anti-guerilla, contribuèrent largement à l’entretien de l’importante Unité tactique des Casernes Dessalines, du Service d’Investigation Militaire et favorisa la ré-ouverture de l’Académie Militaire fermée par Duvalier père. Celui-ci y voyait un danger d’infiltration de l’armée d’éléments intellectuellement trop avancés à ses yeux et qui sur le plan économique et social ne lui seraient pas reconnaissants.


Cependant, l’armée de Duvalier fils se renfloua d’enfants du régime; ceux dont les pères, militaires ou V.S.N., avaient bénéficié des faveurs du système depuis 1957. Formés à l’école américaine et duvaliérienne, les dirigeants de l’institution se trouvèrent, à la chute de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986, face à une situation qui demandait intelligence politique, vision de l’histoire, eux dont les Duvalier avaient interdit toute habitude, tout droit de penser par eux-mêmes, leur laissant en retour tous les moyens possibles de l’enrichissement facile et illicite: contrebande, trafic de drogue, proxénétisme, etc?.


Le 7 février 1986, l’armée définitivement pourrie par 29 ans de corruption, rouée uniquement aux pratiques de police répressive, n’était pas prête pour assumer la direction du pays.


Eduquée pour se dresser face au peuple, sa seule attitude depuis 1986 consista, par ses techniques de répression et de provocation à casser l’élan du mouvement démocratique et populaire. De 1986 à 1989, l’aggravation de la crise économique, la débilité croissante des institutions d’Etat, les déchirures du corps social avide d’air frais, l’impossibilité de dénicher des bouches d’évasion en Amérique du Nord ou ailleurs ont fait monter la vapeur dans la marmite. L’armée incapable de le comprendre a voulu résister aux pulsions de l’Histoire. Elle finit par faire les frais de sa résistance. Voulant à tout prix garder le pouvoir en tout et partout, celui-ci l’éclata en deux occasions: renversement du Général Namphy en septembre 1988 par la garde présidentielle, coup d’état raté d’avril 1989 contre le Général Avril. A cette étape du processus d’affaiblissement de l’armée, il faut s’interroger. Comment un Général-Président, connu pour ses attaches étrangères a-t-il pris une si lourde décision: la dissolution de deux corps de grande importance: Léopards et Unité Tactique des Casernes Dessalines?


Le bâton avait-il atteint un tel degré de pourrissement qu’il n’était plus utilisable même par son propre concepteur? Ce dernier avait-il opté pour un effacement de l’héritage duvaliérien en même temps qu’il rebâtirait une structure conforme à sa vision du nouvel ordre mondial depuis la chute du mur de Berlin?


 1990 – 1994: La Conjoncture Décisive


Aux dires du général Prosper Avril, les unités tactiques d’intervention cantonnées en provinces reçurent les effectifs des Casernes Dessalines et du Corps des Léopards en 1989.


De mars 1990 à février 1991, sous la présidence provisoire du juge Ertha Pascal-Trouillot, des actes posés par des officiels haïtiens et étrangers revêtaient une forte réticence à croire dans la capacité et la volonté de l’armée à garantir la sécurité d’élections démocratiques et surtout, à en respecter les résultats.


Au cours d’une visite à Port-au-Prince, avant la tenue des élections de décembre 1990, le vice-président américain Dan Quayle avertit: “les Etats-Unis ne tolèreront plus de coups d’état en Haïti”. En même temps, les Etats-Unis et le Canada insistent pour que le gouvernement provisoire d’Haïti invite l’ONU et l’OEA à superviser les joutes. Cette supervision sera accompagnée d’une mission militaire pour assurer la sécurité et le maintien de l’ordre. Les élections locales deviennent une question internationale, la mise en pratique de la théorie du devoir d’ingérence au nom des droits de l’homme et de la légitimité démocratique: fondements du nouvel ordre mondial. Dans un premier temps, les nouveaux dirigeants de l’armée affichent l’air de comprendre le nouveau moment historique en réalisant la performance de sécuriser la journée électorale du 16 décembre 1990 qui voit la victoire du candidat populiste: le prêtre Jean-Bertrand Aristide.


Mais dans la nuit du 6 au 7 janvier 1991, le Dr. Roger Lafontant, figure emblématique du duvaliérisme, ex-candidat à la présidence aux récentes élections, est transporté au Palais National à bord d’un char du Corps des Engins Lourds et les portes de cet édifice gardé par des militaires lui sont ouvertes. La mobilisation populaire fait échec à ce coup de force. Cependant, de sérieuses et légitimes suspicions renaissent et restent gravées dans l’esprit de la population concernant la complicité de l’armée dans cette tentative d’usurpation du pouvoir. Le nouveau président Aristide, partageant cette méfiance, la manifesta d’entrée de jeu et de différentes façons de février à septembre 1991.


Tous les officiers de l’Etat-Major furent limogés le jour même de la passation des pouvoirs le 7 février 1991, à l’exception du commandant en chef renvoyé trois mois plus tard. Un corps dénommé “Service de Sécurité Présidentielle (S.S.P.)” fut créé et fonctionna parallèlement à la traditionnelle “Garde Présidentielle”. En même temps, la présidence menait une campagne de charme paternaliste baptisée “mariage armée-peuple” pour s’attirer les bases de l’institution: tournées dans les garnisons, attribution personnelle des grades, distribution d’argent et de faveurs, règlements des conflits entre soldats et officiers?. Les efforts conjugués du gouvernement et de l’armée pour réprimer le banditisme provoquèrent l’illusion, chez certains, de la réussite du “mariage”. Mais les militaires accumulaient de leur côté récriminations et doléances: présence révoltante à leurs yeux au Camp d’Application du S.S.P. qui leur rappellait les Tontons Macoutes des Duvalier, des revendications vieilles de 1986 comme l’augmentation de leurs soldes, la reprise de l’assurance-santé et la réouverture des chantiers de construction de logement pour soldats bloqués depuis la chute du gouvernement militaire de Prosper Avril (mars 1990).


Profitant des dissensions entre l’Exécutif et le Parlement, de l’intolérance accrue des partisans du Président, du discours menaçant de ce dernier le 27 septembre 1991, l’armée renversa le gouvernement le 30 septembre 1991. Pour elle, il s’agissait d’une “correction démocratique”, pour la majorité des haïtiens et de la communauté internationale d’une gifle à tous les principes démocratiques désormais consacrés dans l’hémisphère occidentale et exprimés par la Résolution de la Conférence de Santiago tenue sous les auspices de l’OEA, trois mois auparavant.


A cette étape, de lourdes questions demeurent sans réponses claires et certaines. L’armée a-t-elle pu se lancer dans une pareille aventure sans aval extérieur? Si oui, de qui et pourquoi?


Dans tous les cas, après trois ans (1991-1994) de répression des partisans du gouvernement en exil, d’isolement international sur fond d’embargo, d’occasions ratées de sorties négociées et honorables de la crise, l’armée haïtienne pliait sous le poids de l’invasion d’un contingent américain fort de 23.000 hommes et de la Résolution 940 de l’ONU demandée par le Président Jean-Bertrand Aristide. L’invasion d’abord prévue comme violente se déroula pacifiquement dès le 19 septembre 1994 grâce à l’Accord signé à Port-au-Prince entre le président haïtien de facto Emile Jonassaint et l’ex-président des Etats-Unis, James Carter, dépêché en mission en Haïti par Bill Clinton, chef d’état américain à l’époque.


De septembre 1994 à 1995, contrairement à la Résolution 940 de l’ONU astreignant le gouvernement haïtien à la professionalisation de l’armée et à la création d’une force de police séparée, l’institution militaire haïtienne a été dépouillée de ses archives, de son matériel lourd, de ses casernes, de ses membres. Pour la plupart, les militaires furent licenciés, privés de leur droit à la pension, emprisonnés ou acculés à l’exil, certains assassinés (en deux fois par les forces américaines, en d’autres par des mains anonymes). En lieu et place de l’épuration et de la modernisation stipulées par l’ONU, la liquidation brutale. Quelques anciens militaires furent retenus pour servir temporairement comme agents de l’ordre en attendant la constitution de la nouvelle police nationale.


En 1995, le ministre de la défense d’alors, le général retraité, Wilthan Lhérisson, laissait tomber laconiquement “les Forces Armées d’Haïti n’existent plus!”. Acte posé en dehors de la Constitution haïtienne reconnaissant l’existence de l’institution, et sans la promulgation d’une loi abrogeant celle régissant le statut du militaire. Acte posé dans le cadre d’un retour à l’ordre constitutionnel mais trahissant l’esprit et la lettre de cette même constitution. Ceci dans le mutisme complet, donc complice, de la communauté internationale.


Presqu’un siècle de conflits parfois violents avec de larges couches de la société, de subordination aux intérêts étrangers, de protection des régimes les plus rétrogrades du 20ème siècle, d’absence de pensée et de vision modernisatrices (seules capables de faire distinguer le piège fatal du chemin à prendre) ont contribué à la ruine de l’armée. Plus que les ambitions d’officiers, le goût du lucre, la soif de revanche des politiciens civils humiliés et rancuniers: Sténio Vincent, François Duvalier, Jean-Bertrand Aristide.


Les Forces Armées d’Haïti ne sont plus sur la scène de l’Histoire, mais Haïti ne sortira pas pour autant de la nuit car l’armée était une partie, une expression du problème et non le problème haïtien.


 Poète, auteur dramatique, historien et journaliste, né à Port-au-Prince, en 1955, Michel Soukar milite depuis 1974 pour la défense des libertés publiques et pour l’instauration de la démocratie en Haiti.