A l?ami René Dépestre, francais par choix mais aussi par « dure nécessité », haitien de naissance, d?esprit, d?écriture et de c?ur, au verbe généreux, idéaliste et flamboyant, cette fraternelle contribution à son besoin de recyclage en haïtianité où le rêve de 1804 s?est mué en cauchemar de 2002, et où la bête du dernier demi-siècle l?a emporté sur l?ange de notre enfance.
Nous sommes en train de vivre, avec l?accouchement laborieux d?une fin de règne, une de ces conjonctures délicates, disons le mot : vraiment difficiles de notre histoire fertile pourtant en renversements faciles de gouvernements. Mais il nous faut bien saisir et comprendre la spécificité voire l?unicité du moment actuel, du fait de la nature et des méthodes du régime en cause, des circonstances particulières de son évolution vers la chute, de la faune des personnages impliqués, des débats qui l?ont précédé et vont le suivre. Des jeux machiavéliquement confus et ambigus auxquels les acteurs nationaux et internationaux se sont prêtés et vont se prêter, des combats qui sont au c?ur de la compétition politique dans un pays en mutation comme le nôtre, et des perspectives qu?il ouvre et qui doivent être saisies si on veut vraiment « changer enfin la vie » de misère et d?oppression chez nous dans le sens voulu de la démocratisation et de la modernisation. Je ne cesse de répéter que l?histoire n?oblige pas, donc n?est pas un perpétuel recommencement, mais elle a ses constantes. 1991, les meurtres en moins, rappelle 1950 en quelque sorte, tout en étant si différent, et surtout 2002 rappelle 1985 à s?y tromper malgré les dissemblances, au point que certains y voient la possibilité de récidiver février 1986 autrement. Nous sommes en train de vivre précisément une de ces constantes, dans la situation nouvelle d?aujourd?hui par rapport à hier, où il est question du départ mouvementé, résisté et même convulsé, d?un régime non seulement contesté de partout, malgré une popularité résiduelle qui ne peut plus faire impression, mais déjà condamné par le verdict d?un rejet populaire franc et massif, comme Vertières 2002 l?a montré éloquemment. Il faut s?élever au-dessus de notre pratique quotidienne de « zincs » dont notre culture populaire est friande et qui alimentent l?improvisation utile des communiqués pondus à jets continus par nos dirigeants politiciens faiseurs de l?actualité de chaque jour, pour voir se dessiner à l?encre forte, les lignes du destin national, lisibles dans l?évolution même de la conjoncture, bien que l?issue soit encore voilée d?incertitude masquée par des illusions possibles d?un côté comme de l?autre. Car trop d?esprits en cavale s?empressent de vendre la peau de l?ours avant de l?avoir tué. S?accrocher au pouvoir est un réflexe même chez les perdants d?autant plus s?ils sont irrationnels, et la résistance plutôt que de céder à temps, au lieu de différer l?issue fatale, peut l?accélérer mais en tout cas ne l?empêche pas, tout en la rendant toutefois plus coûteuse éventuellement. L?heure est donc à une solution de sagesse.
I.- Un rappel de quelques originalités de l?anarcho-populisme aristidien
La première originalité vient de la nature même du régime que nous avons baptisé « anarcho-populiste » dès le moment où il s?est défini et montré dans son verbe et dans les faits, significativement « lavalassien » (de Lavalasse, l?avalanche créée par un torrent impétueux). Cette mythification et cette mystification de la volonté des masses allaient tromper beaucoup de monde pendant assez longtemps, car le manteau du populisme couvre des aspirations légitimes du plus grand nombre à un bien-être qui lui était refusé jusque-là. Ma thèse de la massification nécessaire mais impréparée explique les avatars du populisme dans un milieu miséreux et ignorant, en attente d?une réparation sociale depuis longtemps dûe et dont les privilégiés de l?avoir et du savoir sont perçus comme responsables. Combien révélateur de l?anarcho-populisme est le mot aristidien de faire sentir aux pierres jusque-là au confort dans la fraîcheur de l?eau, la dureté aride de la vie des pierres soumises au feu ardent du soleil. Un homme vraiment épris de justice sociale et non de ressentiment aurait dit qu?il est grand temps que les pierres au soleil puissent bénéficier à leur tour de la fraîcheur jusque-là réservée aux seules pierres placées dans l?eau. La thèse de Gino Germani sur l?exploitation politique de la disponibilité des masses pour un changement révolutionnaire par le populisme, garde toute sa vérité, et dessiller les yeux d?une populace fanatisée dans son attente délirante d?un messie des pauvres demande une expérience à vivre au-delà de la lucidité théorique, car la crédulité populaire dans ce type de régimes est coriace jusqu’à l?inévitable déception qui se muera plus tard en mécontentement et enfin en rejet comme aujourd?hui. C?est le destin classique des populismes, mais si certains, comme le péronisme, ont eu le temps d?être féconds avant la désillusion pour laisser une espérance de vie à l?espèce, ne sont pas rares ceux qui sont stériles dès le commencement, généralement parce qu?ils sont dès l?origine, incompétents et corrompus et ne peuvent de ce fait garantir le « panem et circenses » (le pain et les jeux) aux multitudes.
L?originalité seconde de l?anarcho-populisme aristidien vient du processus de mutation actuellement en cours dans la société traditionnelle haitienne prise entre la résistance de la tradition et l?aspiration au changement, au point qu?il y a paralysie du système dans une crise qui n?en finit pas, engluée entre l?ancien qui dépérit mais résiste et le neuf qui frappe à la porte sans pouvoir entrer, schéma de crise classique Gramscienne. Seule émerge une production de nouveaux « promus » du système mais qui sont des « mauvais mutants ». C?est le phénomène le plus notoire des profiteurs du lavalassisme, la tête comprise. Ce sont d?authentiques « mauvais mutants » de la pire espèce, plus avides d?enrichissement illicite que la bourgeoisie traditionnelle qu?ils entendent remplacer, graine porteuse de la fécondité du ventre de la bête fasciste de Berthold Brecht. Rien ne ressemble davantage à un violateur nanti des droits humains de droite qu?un violateur rapace des droits humains de gauche, avec le même mépris de la vie humaine.
La troisième originalité de l?anarcho-populisme aristidien est son ambivalence. Comme j?aime le dire, il est « ambi » en tout ( à la fois bourgeois et antibourgeois, religieux et satanique, pro-américain et anti-américain, ambidextre pour être mieux voleur etc.) donc par nature menteur et trompeur du fait de son péché originel non seulement du divorce entre le dire et le faire qui est chez lui une seconde nature, mais aussi de sa duplicité intrinsèquement perverse, et cette nature « ambi » est vraiment universelle chez lui y compris jusque dans ses m?urs. On n?est pas loin de voir en lui la personnification du mal absolu.
Une quatrième originalité de l?anarcho-populisme aristidien est la maîtrise peu commune des opportunités internationales tant idéalistes (la générosité des milieux libéraux catholiques américains et protestants européens) que matérialistes (la « théologie de la libération » latino-américaine) et réalistes (les fonds du trésor public haïtiens rendus disponibles à Aristide pendant son exil par les Américains de l?administration Clinton sans avoir à rendre compte, les fonds d?aide et d?assistance internationale, l?utilisation des ressources de l?état haitien pour payer des puissants lobbies à son service). C?est pour la première fois que l?efficacité internationale est mise à profit à ce point, à droite et à gauche en même temps, à des fins personnelles dans la vie du système politique haitien.
Une cinquième originalité de l?anarcho-populisme aristidien est la tolérance intéressée voire complice dans certains cas, dont elle a su bénéficier idéologiquement, à être le pion consentant de « l?impérialisme américain » et le zélateur du castro-communisme, le fondé de pouvoir orthodoxe « politiquement correct » de gros intérêts corporatifs blancs made in USA dans le cadre de la privatisation des entreprises et le pourfendeur des idées capitalistes de l?occident mondialisateur au nom d?une pensée unique d?un tiers-mondisme à forte coloration raciale. Tout un fatras d?obsolescences verbales et mentales que les progrès fulgurants de la République dominicaine voisine réduisent à la mise aux musées des vieilleries, mais dont notre peuple fait encore les frais dans sa chair martyre et encore sensible aux morsures du passé parce qu?étant toujours plus un conservatoire qu?un laboratoire.
Une sixième originalité de l?anarcho-populisme aristidien est la boulimie de détruire et le prurit de dénigrer au nom de la révolution déferlante en avalanche qui emporte tout sur son passage. Cette négativité fait biffer d?un trait de plume ce qui restait de valable dans l?effort haitien de qualité et mettre en avant la médiocrité comme l?aulne de mesure de l?haïtianité nivelée par le bas. L?autre disait que quand on lui parlait de culture, il dégainait son revolver. J?ai l?impression que pour Lavalas, quand on parle de la qualité qui doit entraîner la quantité pour la promotion de tous, quelqu?un quelque part dégaine son kalachnikov. Il faudrait se livrer à une entreprise de réhabilitation des valeurs hier aristocratiques monopolisées par ce que j?ai appelé une culture d?échantillons importés, mais qu?il faut aujourd?hui démocratiser et haïtianiser dans ce qu?elles ont de bon pour le bénéfice du plus grand nombre. Cela fait partie de notre programme d?organisation de « l?après Aristide » lancé, il y a plus d?un an, à la conférence du RDNP à la Maison des Polytechniciens, à Paris.
Une septième originalité de l?anarcho-populisme aristidien est son rythme binaire scandé par une cyclothymie de la dynamique de groupe qui fait succéder psychologiquement ses hauts éruptifs à ses basses pressions plates. On dit que cela peut être une maladie collective, mais c?est surtout une nature sociale qui fait alterner la démesure de la surexcitation euphorique à l?abattement dépressif. Il faudrait vérifier auprès des scientifiques s?il existe un inconscient collectif susceptible d?être pathologique, plus précisément cyclothymique, une psychose maniaco-dépressive collective en quelque sorte. Une telle nature pathologique peut être accouplée avec un mysticisme intense qui donne à l?irrationnel des possibilités d?irruption schizophrénique. Des excès peuvent en découler dont le contrôle individuel par le lithium, dit-on, peut aider à limiter les dégâts. Il y a de cela quelque temps, un livre avait du succès, au titre de « ces grands malades qui nous gouvernent ?. Il s?agit ici de « pathologie sociale » dont un groupe de disciples de Piaget avait fait une spécialité. Il y a des maladies du pouvoir, l?anarcho-populisme en est une, et l?obsession du maintien et de l?exercice absolu du pouvoir est une caractéristique qui peut aller jusqu?à la démence. L?empereur Caligula voulait faire de son cheval un « César Auguste ». dans la logique délirante du « je veux, je peux » de l?autre. Avant lui, Duvalier père avait dit : « Je suis un géant capable d?éclipser le soleil ».
II.- pour faire face à l?échéance fatale, une solution de sagesse est encore possible
« Quos vult perdere Jovis? » : Jupiter rend fous ceux qu?il veut perdre. Le pays a fini par réaliser que le remède anarcho-populiste était pire que le mal, de là sa réaction du rejet de la fausse greffe lavalassienne. Lavalas, mal habitué qu?on ose lui résister, s?énerve, menace, réprime et panique. Il n?a plus les réflexes de la mesure. Ou quand il les a, c?est trop tard montré. Exemple? La crise étudiante à propos de l?autonomie universitaire. Il y a quelques mois, au cours de l?émission à succès de Gary Pierre Paul Charles « Impasse Quelle issue ? », interrogé sur ce que je ferais à la place du pouvoir, j?avais répondu spontanément et publiquement, « céder à temps ». C?était juste, raisonnable et équitable, et cela aurait permis au régime de passer à la contre-offensive légitime en montrant les manquements de la corporation des facultés à mettre de l?ordre dans ce capharnaüm et exiger la préparation d?une loi organique vainement attendue depuis 15 ans ! Il l?a fait trop tard et en « gwo ponyet » et cela s?analyse aujourd?hui en une capitulation insincère au cours de laquelle on a fait servir de fusible une ministre de l?Education nationale dévouée sinon inféodée au régime. Les élections de l?an 2000 ? Etait-il déjà totalement exclu que Lavalas ne pouvait pas garder une chance de les gagner à 60 contre quarante, si elles avaient été correctement faites, vu le grand contrôle des moyens dont il dispose indûment ? Aujourd?hui, aucune. Ils n?ont qu?à se plaindre entre eux d?une telle incompétence due à un manque de sérieux, et trop absorbée par la soif de l?argent facile extorqué à autrui et par l?abus arbitrairement exercé sur autrui, en croyant l?impunité garantie à perpétuité. La crise des coopératives a dénoncé l?imprévoyance des gouvernants et leur cupidité à faire main basse sur des fonds en voie d?accumulation pour ensuite faire preuve d?un je m?en foutisme intégral vis-à-vis d?épargnants dupeurs peut-être mais surtout dupés, auxquels le pouvoir offrait de mettre l?ardoise d?un lourd passif sur les cochons de payants des contribuables au trésor public. La décote en dégringolade de la gourde, c?est l?irresponsabilité d?une gestion économique désastreuse et d?une politique monétaire sans vision puisque sur pilotage à vue, et de surcroît corruptrice et corrompue. Compétence ? On ne s?étonne pas de leur en trouver aucune. Corruption ? Les mauvais mutants sont trop avides, à partir de leur dénuement initial, pour ne pas en avoir à revendre comme nouveaux riches qu?ils sont vite devenus. Cruauté criminelle ? C?est le réflexe de ceux qui ont goûté à un pouvoir dont ils n?avaient aucune idée de la responsabilité sinon que la jouissance qu?ils allaient en tirer pourvu que cela dure. Et ils étaient prêts à tout faire, jusqu?au crime, pour que cela durât Mais l?intelligence ? Comment en manquer à ce point ? Ils viennent de paralyser vendredi la capitale pour montrer leurs muscles de gouvernants au pouvoir ? Soit, mais ils ont donné sinon l?idée du moins l?exemple, la voie et l?incitation aux gouvernés pour paralyser à leur tour la capitale et le pays quand le jour viendra ! Ils ont offert le précédent d?une poignée de malfrats prenant l?initiative d?obliger les port-au-princiens à rester chez eux, alors qu?ils ont sous-estimé la capacité des gouvernés majoritaires d?en tirer un jour la leçon de pouvoir faire grève comme méthode non-violente, en attendant la panoplie à venir de la désobéissance civile. Je faisais remarquer à un Lavalassien, jeune médecin de son état, qui réagissait mal à l?expression de mon droit de vouloir faire partir par la non-violence active, le pouvoir actuel si néfaste pour le pays, que lui-même était sans doute obsédé par la violence brute des coups d?état et des complots contre la sûreté de l?état dont il voulait m?accuser comme seul modèle qui pouvait venir à son esprit, alors qu?il y a toute la panoplie de l?utilisation pacifique de la force du droit, de la force des idées pour la persuasion, de la force psychologique de la détermination, de la force politique pour la mobilisation, de la force morale et de la force spirituelle qui sont pourtant des armes efficaces dans le combat politique pour l?emporter même sur des brutes d?adversaires. On a la force de sa morale.
Mais maintenant, après Vertières 2002, ipokrit yo sezi ! Des poitrines de dizaines de milliers de marcheurs de l?unité est sortie, comme un cri patriotique revendicateur, la volonté populaire expresse du départ du pouvoir encore en place qui est le slogan mobilisateur de « l?Union patriotique » et qui fait se précipiter les choses dans la conscience citoyenne. La dynamique de l?histoire en marche s?accélère. Des réalignements de position dans le groupe des partis sont attendus et seront bienvenus s?ils vont dans le sens de la majorité nationale, des rectifications de tir au sein du « groupe des cinq » s?imposent et s?annoncent, aidées en cela sans doute par l?évolution de « la bande des quatre » liée à la diaspora, et surtout par l?exemple de l?Oncle Sam tutélaire qui fait preuve d?une plus grande fermeté sans tolérance complaisante vis-à-vis d?un pouvoir reconnu délinquant. La généralisation du mot d?ordre du changement politique à la tête du pays montre que la morale de l?efficacité est agissante tout en restant une morale. avec ce qui doit paraître flou et contradictoire pour le commun des mortels dans les tractations cachées derrière les rumeurs et les affabulations. Le départ, obligation civique pour un pouvoir raisonnable (l?est-il ?), devient un impératif politique pour l?opposition et le pays qui ne peuvent plus tabler sur le fonds de commerce du dilatoire et du tergiversant. Les échéances se précisent. On a eu beau faire indûment reculer l?échéance ultimatum du 4 novembre. On a eu beau acheter du temps en voyant arriver et passer celle du 19 novembre. Mais arrivera l?heure fatidique de l?échéance tout court, l?échéance finale. Toute tentation de recours à la répression violente serait suicidaire, ne serait-ce que du fait qu?existe désormais une cour de justice pénale internationale, en plus de la vindicte publique traditionnelle. Une « Grande Voix Responsable » s?élève une fois de plus dans cette conjoncture tumultueuse et dangereuse, au nom de la raison, de la morale, du droit et de l?opportunité politique, une voix de patriote modéré de « l?alternative de la troisième voie », interpelle, par mon organe, les consciences citoyennes et le pouvoir lui-même sur l?impératif du départ avant qu?il ne soit trop tard. Un chauffeur d?automobile sait négocier un virage. Un chef d?état lucide, même illégitime, doit savoir négocier un départ sans casse, et en gardant une partie de ses millions volés, y a intérêt, et ses collaborateurs, plus lucides que lui, doivent l?y amener. Ce n?est peut-être pas l?unique solution, mais c?est la solution de sagesse.