rkillick@yahoo.com 


 


« Ils ont voulu briser ma flûte de bambou,


La flûte de mes fontaines — voulu casser, pourquoi ?


Mais la chanson renaissait toujours


Comme dans les jours de mon enfance,


Les roseaux n?étaient pas morts au fond de mes croyances,


Et ma flûte, à Dieu ne plaise, n?a pas cédé. »


 


« Plaidoyer pour le Renforcement de la Société Civile » de Fred Denis est un texte de valeur certaine que j?accueille volontiers sous l?ombrelle de la Révolution des IdéesPourquoi ?  


 


Denis touche deux points essentiels de la problématique haïtienne à savoir que : 


·        « Quand nous parlons de participation de la société civile, nous faisons référence à  une action concertée entre  les organisations de la société civile  et le pouvoir public. »


·        « La participation implique une responsabilité non partisane, objective, engagée et active. »  


 


Ces deux thèmes sont tellement importants qu?il n?y aura pas de miracle haïtien sans passer par là ; un miracle d?ailleurs possible nous propose Denis dans sa foulée optimiste en fin d?exposé. 


 


D?entrée de jeu, le texte nous relate les propos de l?ex-président dominicain Leonel Fernandez ? lors de la conférence du CLED sur la Compétitivité Régionale et Internationale : Enjeux et Stratégies,  (9 ? 10 novembre 2000) ?  illustrant l?impact positif de la société civile et du secteur privé sur l?essor économique et la meilleure gouvernance de notre voisin de l?Est. Denis évoque une « analyse comparative » qui montrerait de manière irréfutable l?impact dévastateur de la passivité de notre société civile sur les différents secteurs de la vie nationale.


 


Je m?attendais à ce que Denis aille un peu plus au fond des choses, comme par exemple expliquer ce qui a permis à la société civile dominicaine de devenir un partenaire du pouvoir public. Il aurait pu nous citer certains chiffres telle que la croissance économique de 8.2% et le PNB de $48 billions proclamés par la banque centrale dominicaine pour l?exercice fiscal 2001. Son plaidoyer est bon, mais à mon humble avis ou du moins selon mon angle de vision, a besoin d?être amplifié et calibré pour rallier la conscience collective autour du but essentiel et premier à atteindre.  


 


LA DIFFERENCE DOMINICAINE


 


Par ailleurs, dans sa proposition d?un projet national de développement, Denis nous rappelle qu?il faudra promouvoir l?émergence d?un « leadership technique et éclairé. » Justement ! J?espérais voir un lien entre leadership et la performance dominicaine.


 


De fait, même durant le règne de Rafael Trujillo qui avait accaparé 60% des terres arables du pays (1930-1960) et contrôlait tous les secteurs de la vie publique, l?économie dominicaine s?est développée considérablement. Après lui, Balaguer pendant la majeure partie du reste du vingtième siècle dominera l?échiquier politique dominicain — en caudillo diminué certes, mais caudillo tout de même ? pour réaliser sa vision : un pays supérieur à son voisin haïtien, une économie d?exportation vers les Etats-Unis et l?Europe, attirer les investissements étrangers et développer massivement l?industrie touristique.  


 


Trujillo et Balaguer ne furent guère des démocrates, cependant ils ont été des visionnaires, des leaders qui ont ?uvré à la grandeur de leur pays. Il faut souligner en passant qu?ils ont établi leurs dictatures sur la corruption et l?élimination physique systématique de tout individu qui se trouvait en travers de leur marche ascendante ; point commun avec tous les dictateurs haïtiens.


 


Dans le même temps, Haïti passera par la « mulatrisation » ostracisante des administrations publiques de Sténio Vincent et d?Elie Lescot, une velléité démocratique avec Dumarsais Estimé, le putsch dévastateur de Paul Magloire, la montée téléguidée dès Washington de François Duvalier ? le candidat idéal pour colmater le communisme ?, la continuité « duvaliérienne » — avec Jean-Claude et les gouvernements militaires éphémères –, et finalement la désorientation maximale lavalassienne. Et voilà 70 ans d?absence de vision et de leadership, la différence fondamentale entre Haïti et la République dominicaine.  


 


SANS VISION, PAS DE CHANGEMENT


 


Amis lecteurs, sans cette volonté de visualiser une Haïti moderne et sans y croire, le leadership suprême de la nation entravera et ajournera sans cesse l?émergence du jour nouveau. Bien entendu, les efforts de la CLED sont louables et doivent continuer. Et l?initiative de Fred Denis doit être augmentée. Mais la condition sine qua non pour le changement positif passe avant tout et surtout par le « leadership éclairé. » Faute d?un changement de climat politique, orchestré par le pouvoir ou commandé de l?extérieur, Haïti restera sur sa trajectoire de chute libre.  


 


LE BUT PRIMORDIAL


 


Dans cet ordre d?idées, l?objectif numéro un de la société civile devrait être de s?engager à faire pression sur le pouvoir par tous les moyens possibles pour qu?elle ait finalement une voix dans la direction de l?état. Le thème « participation de la société civile » n?est réalisable qu?avec un pouvoir public éclairé qui sait qu?il n?a pas les réponses à tout.


 


La société civile ne peut avoir un projet de société s?étendant sur 25 ans quand son opinion ne compte même pas. L?opinion publique en Haïti n?a aucune influence sur la politique du pouvoir et ceci depuis 200 ans. La société civile devra commencer par le commencement avant d?aller plus loin.


 


Pour promouvoir solution de continuité entre le présent et l?avenir, la société civile devra découvrir les moyens de son influence. Par exemple, aux forces obscurantistes nationales, il faut opposer les forces nationales « éclairées » et la force des faits et des phénomènes qui précipitent cette nation dans l?abîme. Pour opposer les forces internationales de soutien de la déchéance d?Haïti, il faut essayer de rallier le support des gouvernements et des organisations  internationales qui peuvent aider à saper le statu quo. 


 


PARTICIPATION OBJECTIVE


 


Le deuxième thème fondamental de Denis à savoir que « La participation implique une responsabilité non partisane, objective, engagée et active » est nécessaire. Mais comment est-ce possible dans un pays de « grangous » ? L?objectivité c?est la qualité des grands esprits, de ceux qui se sont immunisés contre la « présidentite » aiguë, de ceux qui n?ont pas besoin de postes de gouvernement ou de faveurs de quiconque, de ceux qui ne peuvent pas être achetés. L?objectivité est un luxe que seuls les esprits supérieurs et indépendants peuvent se payer. Alors comment réaliser ce thème pourtant essentiel ?


 


Il revient à ceux qui veulent oeuvrer au renforcement et la conscientisation de la société civile de fournir l?encadrement nécessaire pour atteindre les buts prescrits. Dans cet effort, la question primordiale est de savoir poser le problème haïtien réel que je vais répéter pour l?énième fois au risque de paraître obsédé : leadership. Et c?est là que je rejoins ceux qui ont eu la clairvoyance d?appeler à la mobilisation contre la dictature arriérée que nous subissons.


 


MOBILISATION POUR LE CHANGEMENT


 


Dans un monde idéal, cette mobilisation pourrait conduire le pouvoir en place à changer et finalement réaliser qu?il a la responsabilité envers la nation tout entière d?entamer les réformes nécessaires pouvant lancer Haïti sur l?orbite du développement économique. Si le pouvoir modernise l?Etat sans biaiser, il aura donc produit un nouveau leadership ; ce qui n?est pas du tout chose facile à faire sans un changement au gouvernail de l?Etat. Si au contraire le pouvoir refuse de changer, que la mobilisation continue tant à l?intérieur qu?à l?extérieur, il s?isolera du reste du monde, continuera de pourrir et tombera finalement de son propre obscurantisme ; ce qui entraînera un changement de leadership.


 


Je mets au défi quiconque pense qu?on peut changer une nation, la performance d?une compagnie ou d?une équipe de football sans un changement de leadership, de me fournir un exemple où il y a eu réussite sans leadership. Vous pouvez rassembler les meilleurs techniciens du monde sous l?égide du timonier actuel et je parie qu?ils n?auront même pas un effet palliatif sur la crise haïtienne. Si le chef de l?Etat n?est pas disposé à changer et ne peut offrir des directives positives, son équipe se perd en dépit de leurs leaderships techniques individuels.


 


Le leadership à la tête de l?Etat n?a pas besoin d?être un leadership technique. De fait, les leaderships les plus brillants que j?ai eu la chance de vivre n?ont jamais commencé avec toutes les solutions ; ces leaderships les ont recherchées au fil du temps. C?est là le drame haïtien que de croire qu?on sait tout en arrivant au pouvoir ; le drame haïtien tout court de croire qu?on sait tout quand on n?a aucune expérience dans un domaine donné. La peur viscérale du leader haïtien typique c?est de se sentir intellectuellement éclipser. Les leaders modernes sont ceux qui peuvent déclencher des forces qui leur sont supérieures à bien des égards, mais qu?ils peuvent tout de même contrôler, canaliser, et utiliser pour le bien-être de la collectivité nationale.


 


Sans un leadership responsable, avec qui allez-vous dialoguer ? L?engagement de la société civile dominicaine dans l?évolution de l?Etat est un résultat direct du leadership dominicain. En Haïti, nous assistons à des dialogues de sourds qui ne finiront pas avant que le leadership aux timons des affaires finisse par comprendre la nécessité d?un déblocage politique pour lancer le développement économique et commencer à résoudre les problèmes qui menacent l?existence d?Haïti en tant que nation.


 


POUR UN DEBAT CONTINU


 


Encore une fois de plus, je salue le plaidoyer de Fred Denis comme un pas important dans la révolution des idées. L?idée d?une convention nationale pour lancer l?initiative est bonne, mais je pense que les leaders « éclairés » haïtiens ne devraient pas hésiter de s?engager sur l?Internet pour élever le grand débat. Une convention, ça passe ; mais l?Internet est toujours là et demeure l?un des moyens les plus sûrs d?atteindre ceux qui peuvent aider à cerner les problèmes d?Haïti.

L?ancien président Dominicain Leonel Fernandez, dans son allocution de circonstance lors de la conférence du CLED sur la Compétitivité Régionale et Internationale : Enjeux et Stratégies, les 9 ? 10 Novembre 2000 à l?hôtel Montana, déclara que la société civile dominicaine très active sur le plan politique poussant pour une meilleure gouvernance et le secteur privé plus dynamique investissant dans l?économie, ont sensiblement contribué à faciliter la transition vers un système économique et politique plus moderne. Il continua plus loin en mettant l?emphase sur l?influence du secteur privé sur la politique dominicaine en relatant que ce secteur était bien organisé autour d?associations sectorielles et d?une fédération nationale. La représentation et l?impact de ces organisations sur l?opinion publique rendent difficile la prise de décisions d?ordre économique sans consultations au préalable avec le secteur privé qui de son coté prend l?initiative de faire des propositions au gouvernement.


Cette partie de l?intervention du président Fernandez montre le niveau d?intégration et de représentativité de la société civile dominicaine dans le fonctionnement du système démocratique et dans la gestion de la chose publique. Une analyse comparative du degré de participation des sociétés civiles haïtienne et dominicaine dans la vie politique et économique de leurs pays, démontrerait l?archaïsme et l?inertie mentale de notre classe politique, la myopie du secteur privé, la faiblesse de nos institutions, l?échec de nos élites, et surtout notre incapacité « endémique et/ou génétique » à d?une part régler nos différences et d?autre part à asseoir un véritable projet de société qui nous permettrait d?apporter des solutions concrètes et durables à cette grave crise structurelle qui menace notre existence en tant que peuple.


D?ailleurs nous constituons une menace pour la stabilité et le développement de la région. Sur le plan géopolitique, Haïti est le nouveau paria de la zone, le nouveau peuple errant du millénaire ; le nom d?Haïti sert déjà de référence et de concept économique (informel bien entendu) pour expliquer la régression de certaines économies africaines au point que l?on parle de « l?Haitianisation des économies africaines ». Haïti est un pays en voie de disparition. Les faits sont la, les données existent, les indices sont clairs et précis :


1- Un taux de couverture végétale n?atteignant même pas 1 %, alors que le charbon de bois reste la principale source d?énergie du pays. Nous constatons l?absence de politique énergétique claire pour compenser ou résoudre ce problème qui menace notre environnement et par extension notre vie . Alors que les pays de la région substituent le Gaz propane et autres sources d?énergie au charbon de bois, nous continuons toujours à utiliser le « trois roch dife ». (Méthode de cuisson utilisée à la campagne consistant à placer trois grosses roches à égale distance sur lesquelles on place la marmite et entre lesquelles on place des brindilles et arbustes pour le cuisson).


2- La Pandémie du sida a atteint 365000 de nos compatriotes et risque de s?étendre à un rythme exponentiel vue la faiblesse de nos structures et le manque évident de nos moyens. L?absence de priorités clairement définies en matière de santé nous rend vulnérable à la propagation de cette maladie et à l?apparition d?autres virus.


3- Un taux de chômage affectant plus de 70 % de notre population active et une « informalisation » de notre économie avoisinant les 90 %. Donc, en valeur absolu, le secteur formel ne fournirait que 3 emplois et l?informel 27 sur chaque 30 emplois générés par cette économie. C?est pour démontrer le « degré d?informalisation » de notre économie. (Approche non scientifique)


4- L?absence d?un cadre légal et d?un environnement macroéconomique stable pour encourager l?investissement interne et attirer les capitaux étrangers. L?absence de politiques et de choix économiques clairement définis pour réduire la pauvreté et contribuer à la création de richesse dans ce pays.


5- La corruption, la gabegie administrative, l?inefficience, l?incompétence généralisée gangrènent l?administration publique et affectent l?image de nos institutions étatiques. L?indécence politique, l?immoralité, les scandales a répétition (Du riz, « Tole », Drogue, kidnapping, hold up), transforment nos institutions en de vulgaires marchés, en des repaires de bandits et de mercenaires.


6- La force de police qui s?est converti en une garde prétorienne ou en un corps de miliciens à la solde d?un exécutif anachronique, rétrograde, accapareur, répressif, anarchiste et anarchisant, populiste, archaïque, « machiavellevement Lavalas » affichant un autoritarisme croissant, arrogant, dépassé et démodé . Cette force de police faisant le jeu de l?exécutif est incapable de jouer son rôle de « protéger et servir », fonctionne de préférence comme un corps de mercenaires, de drug dealers, de kidnappeurs impuissant à enrayer le kidnapping et à faire face aux gangs de Cité Soleil et de Raboteau. Toutefois nous reconnaissons qu?il y a des éléments sains dans ce corps et nous prônons un discours de solidarité a l?égard de ceux qui veulent promouvoir une force de police propre et professionnelle.


7- Un secteur privé, myope, non conscient de ses devoirs citoyens, de sa capacité et de l?importance à fédérer pour donner le ton à la classe politique, pour prendre en main ses destinées, continue à se faire les complices historiques des pouvoirs politiques. Ce secteur tend à répondre par le marronnage au lieu de jouer son rôle d?élite, de défenseur des intérêts individuels et collectifs et d?assumer ses responsabilités envers la société.


8- Un secteur politique anachronique, démodé, dépassé, figé dans une inertie mentale, incapable de présenter un projet de société viable et coupable de n?avoir pas su et pu proposer des modèles . Une classe politique, en panne d?alternative, gangrenée par la corruption dont les objectifs principaux restent la prise et la consolidation du pouvoir, l?enrichissement illicite et surtout la perpétuation de leur race « race de prédateurs » et la continuation des « one man show ». (Parti, groupement, mouvement, faction politique avec un éternel secrétaire général)


Ce constat d?échec interpelle la conscience citoyenne et exige la participation désintéressée et active de tous les haïtiens. Cette participation implique le renforcement des organisations de la société civile, la modernisation de nos structures, l?ajustement de nos élites et l?éducation de nos masses. Pour mieux asseoir l?idée que nous voulons faire passer, il est important de définir le concept de « Société Civile », de le placer par rapport au rôle qu?elle devait jouer dans cette crise existentielle qui nous menace jusque dans notre souveraineté et notre citoyenneté.


Nous proposons ici la définition très complète tirée du site www.societecivile.org « Le mouvement de la Société Civile rassemble des personnes et organisations de tous les horizons démocratiques, convaincues que la société civile constitue un ensemble significatif, distinct et complémentaire de l?état et du marché. La société civile comprend toutes ces associations et groupements volontaires dont l?objet social n?est ni mu , ni articulé par le profit financier ou par les stratégies de pouvoir des appareils politiques liés a la gestion : O.N.G., associations de quartier, d’entraide, sportives, de loisir, clubs de réflexion, cercles religieux ou culturels, forum citoyens, radios libres ou groupements alternatifs qu’ils soient structurés et organisés ou évanescents et informels ».


L?importance à accorder aujourd?hui aux enjeux de citoyenneté et de participation doit interroger, de façon explicite, les politiques telles qu?elles sont menées actuellement aussi bien par les pouvoirs publics que par les institutions et organismes financés par eux pour certains mandats et missions précis. Aujourd?hui, les études démontrent que le système démocratique fonctionne mieux, avec beaucoup plus d?efficacité la ou le pouvoir de la société civile est renforcé, et « Si la démocratie est solide, le peuple pourra jouir de meilleures conditions de vie ».


Pour éviter tout utilisation abusive et/ou équivoque du concept « société civile », nous commençons tout de suite par rejeter l?approche maximaliste qui veut identifier le secteur privé à l?ensemble de la société civile, alors qu?il n?en est qu?une partie. Nous repoussons tout aussi l?idée qui voudrait encore identifier « l?Initiative de la Société Civile » (ISC) à la société civile. L?ISC est pour nous un effort conjugué et d?unification de certains secteurs de la société pour faciliter une issue négociée à la crise politique au mieux de leurs intérêts. Nous rejetons encore plus la désignation de cette entité « Société Civile Majoritaire » créée par des groupes proches du pouvoir. Cette dénomination, la SCM, est une aberration, une stupidité, une insulte à l?intelligentsia haïtienne et aux droits les plus élémentaires des « analfabèt pa bèt », comme nous rejetons tout aussi bien la man?uvre d?induire encore beaucoup plus en erreur, en voulant créer une « Initiative Citoyenne Majoritaire ». A en croire, que nous avons la « mania », ou la folie des majoritaires et que nos esprits figés dans le crétinisme et le plagiat ne peuvent accoucher que des majoritaires.


Bien que dans des conditions questionnables, nous assistons aujourd?hui à un réveil de la conscience citoyenne et à un sursaut de divers secteurs en vue de participer effectivement à la vie politique de ce pays. Nous les en félicitons et encourageons de toutes nos forces ce sursaut, mais quid des exigences morales de cette prise de conscience. La participation implique une responsabilité non partisane, objective, engagée et active, c?est à dire de se convertir en sujet de l?histoire capable de modifier le cours des événements de façon permanente et irréversible ; car, par exemple, le mal nommé « populisme » est capable de se renouveler « comme toute autre marchandise ». Et dans le cas de notre pays, avec un taux aussi élevé d?analphabétisme, de chômage et de misère, cette marchandise « le populisme » est vendable, négociable, commercialisable, transférable comme n?importe quel produit.


Quand nous parlons de participation de la société civile, nous faisons référence à une action concertée entre les organisations de la société civile et le pouvoir public. Elle désigne l?intervention des citoyens dans les grandes décisions qui affectent notre avenir, leur participation dans la lutte pour le développement intégral de l?homme haïtien et le futur de notre nation. Elle consiste encore à s?organiser davantage, à se fédérer et à former un véritable front social en vue de faire échec aux velléités dictatoriales de nos régimes politiques et aux déviations trop courantes de nos hommes politiques dans la gestion des biens publiques. La participation implique encore que la société civile Haïtienne doit être très active sur le plan politique poussant pour une meilleure gouvernance et le secteur privé plus dynamique investissant dans l?économie, et tout ceci pour faciliter la transition vers un système économique et politique plus moderne.


La décence et la moralité sont les axes même de la politique moderne. Les organisations et les associations de la société civile devraient s?impliquer pour qu?il y ait plus de décence, de convenance et de mesure dans le secteur des affaires, « une code de déontologie par exemple ». Ces associations devraient aussi faire pression sur le pouvoir politique pour plus de moralité et de retenu dans la gestion de la chose publique. Nous assistons maintenant à un « effort » très médiatisé de l?exécutif à vouloir combattre la corruption dans l?administration publique ;et nous croyons que la société civile devrait encourager cet « effort » et même s’engager en conseillant au pouvoir de déposer un avant projet de loi « Lutte contre la corruption » avec des clauses coercitives et des exigences contraignantes pour punir les fraudeurs et non seulement les remercier d?avoir soulagé l?état de quelques millions. Un Sénateur ou un député pourrait prendre l?initiative de proposer à ses pairs « L?avant projet de loi anti-corruption du Sénateur ou Député UNTEL ». L?exécutif pourrait démontrer sa réelle volonté politique à lutter contre la corruption, par exemple, en rendant public la fortune estimée du président avant le 7 Février 2001 comme l?exige la constitution ou en publiant les montants consentis par les contribuables pour financer les voyages de celui-ci ou pour assurer sa sécurité.


La société civile doit être l?instigatrice d?un véritable dialogue national. Ce dialogue doit ouvrir la voie à la tenue d?une convention nationale ou seront réunis tous les experts et secteurs de la vie nationale. Cette convention, tant prônée par l?Initiative Citoyenne, devrait arrêter un projet national de développement pour les 25 années à venir. La définition de ce projet devrait contenir les enjeux suivants :


 Les Stratégies à mettre en place pour affronter les grands défis de la mondialisation. Devant les perversités et les déviations du néolibéralisme qui tendent à réduire l?humanité à la logique pure et simple du marché, il nous faut jeter les bases pour assurer la défense intégrale de l?homme haïtien et promouvoir une mondialisation avec une responsabilité sociale plus définie.


 La construction d?une authentique démocratie à travers l?émergence d?un leadership technique et éclairé. Ce leadership doit se substituer définitivement au populisme aveugle, primaire, rétrograde et dangereux. C?est le seul moyen pour promouvoir la bonne gouvernance et encourager les agents de la fonction publique à assumer leurs responsabilités dans la promotion du développement social et fournir des services de qualité à la population. Un état qui ne peut pas assurer des services de qualité à sa population ne sera pas compétitif et ne pourra pas s?intégrer au monde globalisé.


 Les choix à faire et les priorités à définir en matière de politique économique, en ce qui a trait à la problématique d?intégration des marchés régionaux, l?éradication de la pauvreté et la création de richesse, la défense de la production nationale, la promotion de l?investissement, la lutte contre le chômage, la construction d?infrastructures modernes, le service de la dette, la privatisation éclairée des entreprises publiques?.


 Les mesures à adopter pour faire face à la dégradation de notre écosystème : la substitution progressive du charbon de bois, la lutte contre la désertification du pays, l?élaboration d?une politique énergétique tenant compte de nos spécificités, la bidonvilisation et/ou la ruralisation de nos villes, la crise de l?eau?


 Les nouvelles orientations en matières d?éducation permettant la formation du citoyen haïtien du 3eme millénaire et l?adaptation de notre système éducatif aux nouvelles technologies de l?information et de la communication.


 La définition d?une politique de coopération avec la communauté internationale en ce qui concerne l?orientation de l?aide internationale, la lutte contre le trafic des stupéfiants et le blanchiment des narco dollars, la mise en ?uvre d?un nouveau plan Marshall.


 La Formation d?un Conseil Electoral Permanent avec des hommes crédibles, des haïtiens « citoyens » devant garantir la réalisation de bonnes élections dans le pays.


Nous demeurons convaincus que l?énergie civile de chaque citoyen est une richesse collective que nous pouvons, à travers une synergie, mettre à contribution en vue de développer ce pays. Nous invitons tous nos frères et s?urs haïtiens, à s?organiser, à fédérer, à s?associer, à assumer enfin leurs responsabilités envers la nation en participant activement à la vie politique, économique et sociale du pays , en développant tous sortes de réseaux pouvant permettre l?émergence d?une nouvelle classe d?hommes, d?une élite citoyenne, d?un secteur privé citoyen et responsable, d?une classe politique moderne. Le miracle Haïtien est encore possible, il faut plaidoyer et lutter pour le renforcement de la société civile.


Fred E. Denis


Diplômé en Comptabilité de Management


Licencié en Administration des Affaires


Membre de L?Initiative Citoyenne


fed_1@hotmail.com


Fedd718@yahoo.com


 


 








POLITIQUE

 Bulletin : Incidents à Martissant


Incidents à Martissant : intervention musclée de la police. Des hommes lourdement armés sèment la panique, des riverains abandonnent leur maison…


Des détachements de la police nationale sont intervenus jeudi en début d?après-midi dans le quartier de Martissant (sud de la capitale) pour tenter de maitriser des individus armés qui menacent de mettre le feu à une station d?essence, a constaté sur place un reporter de Haiti Press Network.

Au moins une personne est blessée par balle ce midi lors des échanges de tirs entre les policiers et des inconnus, avons nous appris. Selon des témoins, mercredi une personne a été tuée et trois autres blessées au cours des incidents enregistrés dans ce quartier.

Des hommes lourdement armés réclament la libération de M. Felix Bien-Aimé, un ancien responsable du cimetière de Port-au-Prince arrêté par les autorités. Pour l?instant, la route de Martissant est bloquée, aucun véhicule n?avait pu emprunter cette voie en début d?après-midi. Des tirs automatiques sont entendus dans le quartier. Un riverain joint par téléphone a fait état de la panique qui règne dans la zone. Des personnes seraient en train d?abandonner leur maison.



Un reporter de Haiti Press Network, Rodson Josselin, a été malmené jeudi par des policiers alors qu’il couvrait l’intervention d’un détachement de la police dans le quartier de Martissant.


Le journaliste, qui se trouvait seul sur place au moment de l’intervention de la police, a été bousculé et jeté à terre. Il a été ensuite conduit au sous-commissariat de Martissant où il a été retenu pendant au moins une demi-heure. Selon son témoignage, Rodson a été frappé par un policier alors que d’autres avaient confisqué sa caméra et déchiré son sac de reportage. Le film photo numérique a été tout bonnement saisi.

Cet incident est survenu en face du poste de la PNH de Martissant, en présence d’habitants de la zone qui ont été les témoins de cet acte d’agression contre le journaliste, qui avait pourtant clairement affiché sa carte d’accréditation.

L’intervention de la police à Martissant, jeudi en début d’après-midi, a fait au moins un blessé par balle. Le détachement de la PNH a échangé des tirs avec un groupe d’hommes lourdement armés qui menaçaient d’incendier une station à essence du quartier. Les manifestants réclamaient notamment la libération de Félix Bien-Aimé, un ancien responsable du cimetière de la capitale, récemment arrêté par les autorités. Selon ses proches, M. Bien-Aimé et ses collaborateurs auraient été enlevés par la police. Mercredi, on rapportait qu’une personne avait été tuée et trois autres blessées, lors d’incidents qui avaient perturbé les activités dans ce quartier de la capitale.

 COMMUNIQUE DE PRESSE
10 septembre 2002


HAÏTI


 “Zéro tolérance pour la presse”
Enquête sur l’assassinat du journaliste Brignol Lindor


Neuf mois après l’assassinat du journaliste Brignol Lindor, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès, dont deux représentants se sont rendus en Haïti en juillet 2002, publient un rapport sur l’état d’avancement de l’enquête. Journaliste de la radio Echo 2000, Brignol Lindor avait été battu à mort le 3 décembre 2001 par des partisans de Fanmi Lavalas, le parti du président Aristide, liés aux autorités politiques locales.


Le rapport publié par les deux organisations (disponible sur le site www.rsf.org) révèle que les exécutants comme les instigateurs de l’assassinat n’ont pas été inquiétés. Il souligne également qu’au-delà de l’absence endémique de moyens de la police et de la justice en Haïti, l’enquête sur la mort de Brignol Lindor présente de graves anomalies. Parmi celles-ci, l’absence d’enquête sur le terrain du juge et de la police, la non- exécution par la police des mandats contre des assassins présumés pourtant aperçus dans la zone, et la faible activité du juge en matière d’audition des témoins.


Comme dans l’enquête sur l’assassinat, en avril 2000, du journaliste Jean Dominique, ces graves anomalies donnent à penser que les institutions couvrent les auteurs du meurtre du journaliste. Un constat conforté par l’absence de condamnation claire de la part du président Aristide des lynchages publics pratiqués en application de la politique de “zéro tolérance”. Au-delà de la grave atteinte à la liberté de la presse que représente ce crime, c’est toute la politique de “zéro tolérance” qui est en cause et la légitimation des exécutions extrajudiciaires par la population ou des groupes paralégaux.


Au terme de leur enquête, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès formulent des recommandations à l’attention des autorités judiciaires, policières et pénitentiaires. Les deux organisations demandent également au président Aristide “de condamner explicitement tout lynchage public et de préciser clairement que la politique de “zéro tolérance” s’inscrit exclusivement dans le cadre légal”.


Enfin, elles recommandent à l’Union européenne et au Congrès américain de prendre des sanctions individuelles (refus de visa d’entrée et de transit pour les personnes citées et leur famille, gel de leurs fonds déposés à l’étranger) à l’encontre des officiels haïtiens qui, par action ou par omission, entravent l’enquête sur l’assassinat de Brignol Lindor. Les officiels concernés sont Jean-Bertrand Aristide, président de la République d’Haïti ; Yvon Neptune, Premier ministre ; Jean-Baptiste Brown, ministre de la Justice et de la Sécurité publique ; Jeannot François, directeur de la police judiciaire.



Ci-dessous, l’intégralité du rapport.



       
HAÏTI


Zéro tolérance pour la presse


Enquête sur l’assassinat du journaliste Brignol Lindor


Enquête de : Calixto Avila et Christian Lionet



Septembre 2002


Le 3 décembre 2001, à Petit-Goâve, un bourg situé à 70 kilomètres au sud-ouest de Port-au-Prince, un journaliste a été battu à mort par une bande de tueurs liée aux autorités politiques locales et se réclamant du mouvement “Lavalas” (l’Avalanche) du président Jean-Bertrand Aristide. Cette agression, particulièrement horrible, a coûté la vie à un jeune homme brillant, compétent, cultivé, indépendant des coteries rivales, attaché à sa ville natale. Beaucoup considéraient Brignol Lindor, 31 ans, comme “l’avenir” de cette commune déshéritée.


Ce meurtre survient alors que la situation de la liberté de la presse ne cesse de se dégrader en Haïti depuis l’assassinat de Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter, le 3 avril 2000. Entre janvier et novembre 2001, au moins seize journalistes ont été menacés ou agressés, le plus souvent par des policiers ou des partisans proclamés de Fanmi Lavalas (“La Famille Lavalas”), le parti du Président, qui, pour tenter de se justifier, accusent la presse de faire le jeu de l’opposition en critiquant la gestion gouvernementale. L’absence d’investigation sur ces exactions et les nombreux obstacles rencontrés lors de l’enquête sur la mort de Jean Dominique montrent que les agresseurs sont couverts par les autorités.


Dans ce contexte, l’assassinat de Brignol Lindor est interprété comme un nouvel avertissement par l’ensemble de la profession. Lors de la parodie de tentative de coup d’Etat du 17 décembre 2001, dénoncée depuis par l’Organisation des Etats américains (OEA), de nombreux journalistes sont pris à partie par des sympathisants du gouvernement. Craignant de subir le même sort que leur confrère, une quinzaine d’entre eux choisissent de quitter le pays. D’autres les suivront sur le chemin de l’exil.


Aujourd’hui, la progression des enquêtes sur les assassinats des deux journalistes est attentivement suivie par les médias qui attendent qu’un coup d’arrêt soit donné à leurs assaillants. Pourtant, neuf mois après la mort de Brignol Lindor, seuls quatre des assassins présumés, sur la vingtaine d’agresseurs désignés par des sources concordantes, sont sous les verrous. Les autres, certains bien connus de la population locale et qui se sont glorifiés de leur crime n’ont pas été inquiétés par la police. Quant à la justice, elle se hâte très lentement : le procès espéré ne s’ouvrira que lors de la prochaine session de la cour d’assises, en 2003, et la plupart des inculpés seront alors probablement jugés par contumace.


L’instruction épargnera d’ailleurs vraisemblablement les instigateurs présumés du crime, à savoir les membres du conseil municipal et les chefs des administrations locales en place à l’époque. La plupart d’entre eux continuent d’exercer leurs fonctions à Petit-Goâve. Ces derniers avaient nommément désigné la victime comme un “terroriste”, et appelé à lui appliquer la formule “zéro tolérance” énoncée quelques mois plus tôt par le chef de l’Etat, une consigne que de nombreux observateurs en Haïti interprètent comme une invitation explicite à éliminer les délinquants sans autre forme de procès. C’est cette même formule qui a été invoquée par les exécutants du journaliste au moment du meurtre et dans des aveux livrés à une association de défense de la liberté de la presse, deux jours seulement après leur forfait.


Dans un pays déchiré par les passions et la violence, saigné par une corruption générale et abandonné par la communauté internationale, l’affaire Brignol Lindor relève du cas d’école, tristement éloquent de l’impunité dont jouissent hommes de main et complices d’un pouvoir autoritaire multiforme, articulé en réseaux autonomes, solidaires et hors contrôles.


“Zéro tolérance” pour le “terroriste” Brignol Lindor


Le 28 novembre, cinq jours avant sa mort, Brignol Lindor anime comme chaque mercredi soir une émission de débats, “Dialogue”, sur les ondes d’une station de radio locale, Echo 2000. Actualité oblige, il a invité à s’exprimer trois porte-parole de l’opposition qui, en termes virulents, invitent deux heures durant leurs concitoyens à participer en masse à une grève nationale de protestation contre le gouvernement. Cette grève, les deux jours suivants, est un succès à Petit-Goâve, où la population est majoritairement favorable à la “Convergence Démocratique”, le cartel de l’opposition anti-Aristide. Elle s’accompagne de manifestations, de heurts violents entre militants Fanmi Lavalas et de l’opposition, d’échauffourées avec la police, et même de fusillades.


Le 30 novembre au matin, les autorités locales, affiliées au parti Fanmi Lavalas, réagissent par une conférence de presse qui s’apparente, comme c’est de coutume en Haïti, à un meeting politique. Par la voix de l’adjoint au maire Dumay Bony, l’un des trois membres du “cartel” (conseil) municipal, elles annoncent le lancement de l’opération “mettre de l’ordre dans le désordre”. Bony déclare notamment vouloir “déclencher une mobilisation manches longues (de longue durée) contre les bandits”, et il appelle à la création d’une “brigade de vigilance” (groupe paralégal d’autodéfense) pour “aider la Justice et la Police à appliquer correctement le “zéro tolérance” pour tous les terroristes”. Puis le maire-adjoint, salué par des salves d’applaudissements et le slogan “Aristide ou la mort !”, lit une liste de cinq noms de fonctionnaires accusés d’être des activistes infiltrés dans l’administration et contre lesquels il réclame “la mise en mouvement de l’action publique”. Brignol Lindor, employé de la douane, figure en deuxième position sur cette liste.


Le 3 décembre, les esprits sont chauffés à blanc. Les militants de l’opposition organisent une manifestation qui se grossit des lycéens en fin de matinée. Vers 11h30, la police disperse énergiquement la foule. Vers midi, selon un rapport de l’Association des journalistes de Petit-Goâve (AJPEG), deux militants du parti Lavalas blessent à coups de machette un partisan de la Convergence. Au même moment, la police tire des coups de feu contre des manifestants qui ont érigé une barricade de pneus enflammés sur la route nationale. Dans leur fuite, les émeutiers croisent un militant Lavalas notoire, Joseph Duvergé, connu pour diriger une “organisation populaire” (groupe de partisans du président Aristide), appelée “Domi nan bwa” (“dormir dans les bois” : les maquisards). Ils le lapident et le laissent pour mort. Sérieusement blessé, Duvergé sera recueilli par la police et hospitalisé.


Un meurtre à coups de hache et de machettes


Ce lundi 3 décembre, à 12h15, Brignol Lindor, également enseignant, termine un cours de sciences sociales au Centre secondaire de la Caraïbe de Petit-Goâve. Il gagne le collège Toussaint Louverture où l’attend un autre journaliste-enseignant, son ami Emmanuel Clédanor. Ce dernier a accepté en effet de le conduire dans sa jeep à L’Acul, un faubourg rural de la ville, distant de cinq kilomètres. Un 4×4 est indispensable pour s’y rendre, par une piste défoncée où l’on roule à pas d’homme.


Ils partent vers 12h30, et passent devant la douane, où Lindor est également employé. Il en porte d’ailleurs l’uniforme ce jour-là, chemise, cravate et souliers. Au niveau du lieu-dit “Curtis”, à la sortie de l’agglomération, ils s’arrêtent brièvement, le temps pour Brignol de discuter avec une connaissance. Nouvel arrêt à la hauteur d’un petit garage, à la limite de la zone urbanisée. Là, un homme les aborde en les invectivant, et Lindor invite Clédanor à repartir rapidement, affirmant avoir identifié en l’individu un “Lavalas rouge” (extrémiste).


Ils arrivent vers 13 heures à L’Acul, au lieu dit “Mont Carmel”. Un groupe de personnes excitées interceptent le véhicule. Sans couper le moteur, Clédanor descend pour discuter : “Messieurs, que se passe-t-il ?” Il reconnaît des membres du groupe “Domi nan bwa”, et identifie même un de ses anciens élèves, Maxi Zéphyr, qui lui réplique : “Tu vas le savoir !” Et l’homme lance une pierre sur la voiture. Clédanor voit alors Brignol Lindor prendre la fuite et se réfugier dans la maison la plus proche, sur le bas-côté droit du chemin. Lui-même se sauve de l’autre côté dans un champ de canne à sucre et de pois. Il parviendra à prendre la fuite, aidé par un membre du groupe des agresseurs, un certain Aboundaï.


Les autres attaquants se concentrent sur Lindor. Selon les différents témoignages recueillis par la suite par des journalistes haïtiens et les enquêteurs de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès, la maison où s’est abrité Lindor appartient à Pétuel Zéphyr fils, dit “Ti Pétuel”, un frère de Maxi Zéphyr et membre de l’ASEC (assemblée de section communale) de L’Acul. Mais il en est aussitôt expulsé. Un certain Fritzler Doudoute l’aurait alors fait chuter d’un coup de pied puis, selon le rapport de l’AJPEG, un homme surnommé “Ti Simon” lui aurait administré un premier coup de hache.


Le lynchage commence, auquel auraient participé les individus nommés Raymond Désulmé, Sissi Dio, D’or Monal, Joël Jolifils, Saint-Juste Joubert, Bob Toussaint, ainsi que Lionel Doudoute, Ti Florian, Jean-Raymond Flory, Sedner Sainvilus (dit “Ti Lapli”). Ces quatre derniers, ainsi que Ti Pétuel, nieront par la suite leur présence sur les lieux. Un certain Tirésias aurait transpercé Brignol Lindor d’un coup de pique, imité par un individu nommé Colbert Ambalane. Un troisième homme, Bernard Desama, l’aurait alors achevé d’un coup de pierre sur la tête. Brignol Lindor, peut-être déjà mort, est brûlé aux jambes, au-dessus des genoux. Son cadavre est alors tiré dans les champs, et abandonné dans une flaque d’eau, sur le ventre.


Les malfaiteurs reviendront un peu plus tard pour brûler le 4×4. Un témoin rencontré par les représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès, et qui a requis l’anonymat, met en cause un nouveau protagoniste dans cette phase du méfait, Collin Bélony. Selon ce témoin, ce dernier “est arrivé sur les lieux après la mort de Brignol, mais c’est lui qui a été chargé d’aller acheter un bidon de gazoline (essence) dans un point de vente sur la route nationale 2, à environ un kilomètre de là”. Confirmant l’implication présumée de Fritz Doudoute, le frère de Fritzler et Lionel Doudoute, dans l’incendie du véhicule, il ajoute : “Cette essence a permis à Fritz Doudoute d’enflammer la jeep de Brignol.”


 L’inertie de la police


Rentré chez lui, Emmanuel Clédanor téléphone au poste de police. Mais l’opérateur, témoigne-t-il, lui raccroche au nez à deux reprises. En ville, la nouvelle de l’agression est rapidement divulguée par des voyageurs en provenance de Miragoâne déviés par la piste de L’Acul, la route nationale étant coupée par des barricades de manifestants. Le frère de Brignol, Moreno Lindor, est informé des événements vers 13h30. On lui a rapporté que Brignol est grièvement blessé. Sur le conseil d’un ami, Sincère Montigène, membre de l’AJPEG, Moreno se rend au commissariat où le préposé de permanence lui assure être déjà au courant mais précise qu’aucun policier n’a encore été dépêché sur les lieux.


Moreno Lindor alerte alors au palais de Justice Me Dumerzier Bellande, substitut du commissaire du gouvernement (procureur) de Petit-Goâve. Le substitut a déjà été contacté par téléphone par un juge d’instruction, Alexandre Clédanor, frère d’Emmanuel Clédanor chez qui ce dernier s’était réfugié après l’agression. Le substitut a déjà ordonné à la police, assure-t-il à Moreno Lindor, de se rendre sur les lieux.


A six reprises encore, témoigne Moreno Lindor, il retourne au commissariat, accompagné cette fois d’un cousin, Louis Géraud. Il s’entend d’abord répondre, de la part du commissaire Alix Alexandre, chef de la police, que Brignol n’est que blessé, le policier ayant pu confondre de bonne foi le cas de Brignol et celui de Joseph Duvergé. Puis le policier de permanence à l’accueil lui promet qu’une patrouille se prépare, et partira d’un moment à l’autre. Enfin, énervé par les interventions répétées de Lindor et Géraud, il finit par lâcher : “Je ne bouge pas. Laisse-nous tranquilles, je ne vais nulle part”.


La levée du corps


Louis Géraud et un autre cousin de Moreno et de la victime, Dominique Jean, décident alors de se rendre eux-mêmes sur les lieux. Les agresseurs ont disparu. Ils découvrent le cadavre, qu’ils cachent à un autre endroit dans les champs avant de revenir en ville chercher un véhicule. Ils constatent que la jeep de Clédanor a les vitres brisées.


A Petit-Goâve, les deux cousins convainquent l’entreprise de pompes funèbres Notre-Dame de les accompagner. Ils relèvent le corps, atrocement mutilé, et l’installent dans le corbillard. Ils constatent qu’entre leurs deux déplacements, la jeep a été incendiée. Sur le chemin du retour, ils croisent un véhicule avec à son bord le substitut Dumerzier Bellande, le juge de paix Julien Lenor et le commissaire Alexandre. Les trois hommes examinent le corps sur place et rentrent à Petit-Goâve. La dépouille de Brignol Lindor est entreposée à la chapelle funéraire Notre Dame. Détail macabre : dans la soirée, des inconnus rapportent triomphalement la cravate ensanglantée de Brignol Lindor au local de la radio Echo 2000.


Les aveux des assassins : “Brignol l’a cherché”


Le 5 décembre, Guyler Delva, secrétaire général de l’Association des journalistes haïtiens (AJH), enquête sur place. Il est escorté par quatre policiers délégués, “pour sa sécurité”, par le commissaire Alexandre. Les agents le conduisent à L’Acul, auprès des dirigeants de Domi nan bwa. Guyler Delva ne peut identifier ces derniers formellement faute de les connaître, à l’exception de Joseph Duvergé, qui est sorti de l’hôpital, et de Pétuel Zéphyr fils, le propriétaire de la maison où Brignol Lindor avait tenté de se réfugier.


Ses interlocuteurs lui affirment, comme en atteste l’enregistrement de leur conversation, “avoir participé au lynchage non pas d’un journaliste, mais d’un membre de la Convergence [démocratique] répondant au nom de Brignol Lindor. Nous avons appris qu’un des membres fondateurs de notre organisation [Joseph Duvergé] avait été attaqué à coups de machette par des militants de la Convergence, expliquent-ils. Nous nous sommes tout de suite mobilisés. C’est alors que des membres de la Convergence [Brignol Lindor et Emmanuel Clédanor] sont venus terroriser la population en tirant des coups de feu [ni Brignol Lindor, ni Emmanuel Clédanor n’étaient armés lors de leur déplacement à L’Acul]. La population les a pourchassés, nous leur avons jeté des pierres, nous les avons roués de coups de bâton jusqu’à ce qu’on éteigne le souffle de l’un d’entre eux, Brignol Lindor”.


“Nous ne lui reconnaissons pas le statut de journaliste. C’est un membre de la Convergence et un employé de la douane qui finance les attaques contre les membres de la Famille Lavalas à Petit-Goâve”, précisent les membres de Domi nan bwa au secrétaire général de l’AJH. Joseph Duvergé ajoute : “Brignol Lindor est un malfaiteur, il l’a cherché. Il a été tué non pas par une, deux ou cinq personnes. Si 10, 15 ou 20 personnes tuent quelqu’un, on ne doit arrêter personne. Il est bel et bien mort. Brignol n’est pas roi, c’est un magouilleur, un agent des douanes qui vole les recettes de l’Etat et qui cherche à déranger cette nation (S) C’est dans ce contexte que la formule zéro tolérance a été appliquée contre lui.”


Les jours suivants, les aveux enregistrés des assassins ont été diffusés par les radios et Guyler Delva a transmis les informations dont il disposait à Bellande Dumerzier, substitut du commissaire du gouvernement de Petit-Goâve, alors en charge du dossier.


“On va laisser celui-là pour prendre ce journaliste”


Love Augustin a bien failli connaître le même sort que Brignol Lindor. Ce 3 décembre, cet homme de 56 ans, qui tient un commerce de boissons au centre de Petit-Goâve, et par ailleurs petit propriétaire terrien dans la zone de L’Acul, s’était rendu sur place à bord de sa motocyclette Honda pour cueillir des mangues et des noix de coco.


“J’ai été entouré par une trentaine de garçons armés de machettes et de piques, raconte-t-il. Ils m’ont arrêté en criant : “Tu n’est pas de Lavalas, ceci cela, patati patata, on va te tuer.” Ils font cercle, on me met une machette sous la gorge. Moi, je discute : “Je ne fais pas de politique, je ne fais rien, je ne suis rien.” Quand arrive une jeep. Saint-Juste Joubert était visiblement le meneur du groupe. Il dit aux autres : “On va laisser celui-là pour prendre de préférence ce journaliste. C’est Brignol Lindor. Parce que le magistrat (l’adjoint au maire) a dit d’appliquer le zéro tolérance à ce journaliste”. Alors tout le monde s’est mis à suivre la voiture et à la bloquer un peu plus loin. Moi, j’ai mis du vent dans les voiles. Je me suis caché à cinq cents mètres de là. Puis des gens m’ont dit que Brignol était mort. J’ai été personnellement prévenir la police.”


Les funérailles de Brignol Lindor ont été l’occasion, le 10 décembre, d’une imposante manifestation autour de l’église et d’affrontements avec des “chimères” (casseurs) pro-Lavalas. La police est brutalement intervenue avec des gaz lacrymogènes, au point que seules quelques personnes ont pu assister à l’ensevelissement au cimetière. Moreno Lindor explique que lui-même et son père ont été contraints de quitter discrètement l’église, de crainte d’être pris pour cibles par des partisans du pouvoir.


Seuls quatre suspects écroués


Dans les jours suivant les funérailles, le substitut Bellande Dumerzier a émis une vingtaine de mandats d’amener contre des personnes soupçonnées tant dans le meurtre de Brignol Lindor que dans l’agression de Joseph Duvergé. Fin juillet 2002, seules quatre personnes soupçonnées d’avoir participé à l’assassinat du journaliste étaient écrouées : Fritz Doudoute, Ti Florian, Sedner Sainvilus (Ti Lapli), à Petit-Goâve, et Maxi Zéphyr, arrêté à Port-au-Prince dans le cadre d’une autre affaire et qui se trouve actuellement détenu au Pénitencier national, dans la capitale. Un cinquième suspect, Colbert Ambalane, aurait été brièvement détenu au début du mois de juin.


L’instruction a finalement été confiée au juge Fritzner Duclair, qui n’a pas obtenu de l’autorité pénitentiaire le transfert à Petit-Goâve de Maxi Zéphyr. Selon nos informations, le juge a quasiment achevé son instruction, et le substitut finalise son réquisitoire. Le premier devrait émettre début septembre sept mandats d’arrêt, mais élargir pour non-lieu Ti Florian et Sedner Sainvilus (Ti Lapli), faute de preuves. L’inculpation d’assassinat à l’encontre de Fritz Doudoute devrait être requalifiée pour celle d’incendiaire criminel, crime qui relève également des assises. Les trois hommes auraient convaincu le juge qu’ils n’étaient pas sur les lieux du crime au moment des faits.


Sauver les apparences


Les autorités se défendent d’abriter quiconque sous le manteau de l’impunité. Elles expliquent le peu d’arrestations par l’impuissance de la police à opérer dans une zone quasiment hors contrôle, dont les habitants refusent de collaborer, et par la clandestinité dans laquelle se seraient réfugiés les principaux suspects.


Elles assurent avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir. Le président Aristide a ainsi personnellement remis au juge Duclair, un véhicule neuf, une jeep Montero Mitsubishi d’une valeur de 42 000 euros, pour l’aider dans son instruction. Les policiers du commissariat de Petit-Goâve originaires de la ville ont été mutés, pour éviter d’éventuelles connivences avec les suspects. Le commissaire Alix Alexandre a été muté au siège central de la police à Port-au-Prince, à une fonction administrative, ce qui peut passer pour une forme de sanction. Le cartel municipal a finalement dû démissionner début janvier 2002, après les manifestations de colère de la population lors des funérailles de Brignol Lindor. Il a été remplacé par trois nouveaux magistrats désignés par le gouvernement, des personnalités réputées modérées et apolitiques, avec mission de “calmer les esprits”.


Pour sa part, le substitut Bellande Dumerzier assure avoir reçu l’instruction formelle du ministre de l’Intérieur et du ministre de la Justice d’activer l’enquête, qui lui ont expliqué “avoir eux-mêmes intérêt à ce que cela avance”. Dans ces conditions, on s’achemine vers un procès aux assises d’inculpés dont la plupart seront jugés par contumace.


Passivité et lenteurs de la justice et de la police


Mais seules les apparences seront sauves. Sans sous-estimer de réelles difficultés, en particulier des communications très difficiles à Petit-Goâve, et la faiblesse des moyens de la police et de la justice, l’enquête et l’instruction ont été excessivement lentes et totalement insuffisantes. Cette lenteur est d’autant plus choquante que la société haïtienne et la communauté internationale, indignées par la mort tragique de Brignol Lindor, exigent qu’une enquête sérieuse soit menée par les autorités.


Alors que, le surlendemain du crime, Guyler Delva avait été conduit auprès des suspects par des policiers, ces derniers se sont montrés, par la suite, incapables d’interpeller la plupart des assassins présumés, dont l’idendité est pourtant connue. Certes, la majorité a “pris le maquis”, mais un certain nombre d’entre eux, dont Saint-Juste Joubert, sont régulièrement aperçus dans la ville, et proféreraient même des menaces à l’encontre de proches de Brignol Lindor. Sept membres de la famille du journaliste ont d’ailleurs été contraints de prendre le chemin de l’exil en avril.


L’autopsie du corps a été pratiquée quelques jours après l’assassinat, à la demande de la famille. La police, elle, n’a procédé à aucune investigation technique sur le terrain. La famille de Brignol Lindor affirme même qu’elle ne s’est jamais rendue sur les lieux du crime “jusqu’à ce jour” (mi-juillet 2002). Le substitut, sans minimiser les défaillances de la police, le dément : “Nous sommes retournés le lendemain à L’Acul, avec une patrouille de police cette fois. Il n’y avait personne, les portes étaient fermées, tout le monde avait déserté les lieux, il n’y avait même pas un chien.”


Le dossier a été confié par le parquet au cabinet d’instruction du juge Fritzner Duclair le 8 janvier. Les auditions n’ont commencé qu’un mois plus tard et plusieurs témoins essentiels n’ont pas été entendus. Parmi eux, les suspects désignés par la population locale, les participants à la conférence de presse du 30 novembre ou encore les auteurs d’enquêtes indépendantes comme Michelène Hilaire, secrétaire générale de l’AJPEG. Aucune confrontation de témoins n’a eu lieu, notamment entre les assassins présumés déjà détenus ou entre Guyler Delva et ses interlocuteurs supposés de Domi nan bwa, Joseph Duvergé et Pétuel Zéphyr fils. Au total, seule une trentaine de témoins ont été entendus. Etant donné la faiblesse des moyens techniques de la recherche criminelle en Haïti, les témoignages constituent pourtant l’axe essentiel de toute enquête.


L’avocat de la famille Lindor, Jean-Joseph Exumé, s’interroge pour sa part sur le temps pris par le juge Duclair pour publier son ordonnance de clôture d’enquête. Me Exumé dénonce le dépassement du délai fixé par la loi du 26 juillet 1979 selon laquelle le juge instructeur dispose de trois mois pour mener son enquête et publier son ordonnance. La lenteur du juge est, selon l’avocat, d’autant plus injustifiée que, dans cette affaire, les auteurs, tant matériels qu’intellectuels, de ce crime sont désignés par des sources concordantes.


 Des instigateurs mis hors de cause


Aucune charge ne serait retenue contre ceux qui apparaissent à l’évidence comme les instigateurs intellectuels, sinon les commanditaires, du meurtre de Brignol Lindor, à savoir les personnes qui ont donné la conférence de presse du 30 novembre 2001, notamment Dumay Bony, l’orateur. La justice détient pourtant le décryptage de l’enregistrement de ses propos très explicites, et la liste des personnes suivantes, présentes ès qualités : Robinson Desrosiers, directeur de la douane, Jud Laporte, directeur adjoint du port, Henri-Claude Leconte, secrétaire général du Mouvement Paysan de Petit-Goâve (MPPG), considéré comme le chef de file des organisations populaires pro-Lavalas de Petit-Goâve, Roger Mackenzy, administrateur du port, Jean Willio Maneus, directeur de la Teleco (office du téléphone), Dufort Milord, député Lavalas de Petit-Goâve, et Fritzel Poussin, directeur du bureau des affaires sociales de la municipalité. Tous ces fonctionnaires ou ces cadres sont des sympathisants ou des militants notoires de Fanmi Lavalas : selon l’usage haïtien, le gouvernement nomme systématiquement ses propres partisans aux postes administratifs ou du secteur public. A noter également que Jean-Raymond Flory, coordinateur de Domi nan bwa et qui figure parmi les suspects du meurtre, assistait à la conférence de presse.


Les autorités judiciaires estiment que les propos de Dumay Bony ne constituent en rien un appel au meurtre. Il ne s’est agi à leurs yeux que d’une injonction aux services de l’Etat (la police et la justice) d’appliquer une consigne publique du chef de l’Etat, le “zéro tolérance” ne signifiant qu’un exercice strict de la loi à l’encontre des délinquants. Or on ne saurait poursuivre un élu parce qu’il demande l’application de la loi.


Pourtant, selon de nombreux observateurs, l’appel par le président Aristide à appliquer le “zéro tolérance” constitue une légitimation implicite du lynchage. Pour Jean-Claude Bajeux, directeur du Centre ¦cuménique pour les droits humains (CEDH), il ne fait pas de doute que “le zéro tolérance, c’est du boulé neg-la”, autrement dit, un appel à appliquer aux délinquants supposés “le supplice du collier” (la victime est brûlée, morte ou vive, par un pneu enflammé placé autour de son cou).


Selon Pierre Espérance, directeur de la National Coalition for Haitian Rights (NCHR), les déclarations de “Dumay Bony, en réclamant la formule “zéro tolérance” pour certaines personnalités de Petit-Goâve dont le journaliste Brignol Lindor, ne sont autres qu’un appel au meurtre” dans le contexte haïtien. Le directeur de cette organisation de défense des droits de l’homme souligne que “les appels au zéro tolérance se font surtout à l’encontre des opposants politiques”. Il rappelle la déclaration de Guy Paul, alors ministre de la Culture et de la Communication, trois jours après l’assassinat de Lindor : “Le directeur de la salle des nouvelles de la radio Echo 2000 de Petit-Goâve n’a pas été assassiné en tant que journaliste mais en tant que membre de la Convergence Démocratique.”


Parmi les instigateurs présumés, seuls Fritzel Poussin et Dumay Bony auraient été appelés par le juge Duclair à s’expliquer, et le second lors d’un entretien informel. Il n’y a eu aucune enquête interne du ministère de l’Intérieur sur le comportement des élus locaux. En dehors de l’équipe municipale, les autres instigateurs occupent toujours leurs fonctions. L’un d’entre eux, Robinson Desrosiers, directeur de la douane, aurait même été muté à la douane de Port-au-Prince. Une réaffectation qui constitue de fait une promotion, compte tenu des difficiles conditions de vie de la province. Le sort réservé aux instigateurs présumés ne peut donc être interprété que comme un exemple flagrant d’impunité accordée par le pouvoir à des serviteurs trop zélés.


Corruption de fonctionnaire et tentatives de subornation ?


Lors de leur enquête, les délégués de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès ont recueilli un témoignage inédit jusqu’alors. Selon un habitant de Petit-Goâve, qui a requis l’anonymat par crainte de représailles, quatre personnalités ou exécutants présumés se sont rendus le 27 ou le 28 juin dernier à L’Acul pour y discuter avec les témoins et les protagonistes de l’assassinat, dans le but présumé de suborner leur témoignage ou de récompenser leur silence. Selon ce témoin, il s’agissait de Privat Précil, directeur général du ministère de la Justice, de D’or Monal, l’un des assassins présumés, de Jean-Raymond Flory, coordinateur de Domi nan bwa également suspect dans le meurtre du journaliste, et de Ramilus Bolivar, député Lavalas de Côtes de Fer. Le groupe se serait déplacé dans une jeep portant une plaque d’immatriculation “Officiel – 0049”. Il se serait préalablement entretenu au lycée, selon le même témoin, avec Henri-Claude Leconte, leader des organisations populaires pro-Lavalas de la ville. Dans un courrier en date du 26 août 2002, Reporters sans frontières et le réseau Damoclès ont porté ce témoignage à la connaissance du juge Duclair.


Les membres de la famille Lindor actuellement réfugiés en France accusent également les autorités d’avoir tenté d’acheter leur silence au lendemain de la mort de Brignol. Le 10 décembre, veille des funérailles, Jean-Claude Desgranges, chef de cabinet du président Aristide, s’est rendu au domicile de la famille pour présenter ses condoléances au nom du gouvernement. Moreno Lindor, le frère cadet de la victime, raconte qu’à cette occasion, le chef de cabinet du Président a proposé de lui trouver un poste au Palais national (le palais présidentiel) et de lui remettre une somme d’argent “pour vous aider”. Conspué par la famille, le haut fonctionnaire a dû quitter les lieux.


Enfin, on peut s’interroger sur l’attribution “personnelle” par le président Aristide au juge d’instruction d’un véhicule destiné à “l’aider” à instruire le dossier. Coup de pouce à l’enquête ou tentative de corruption déguisée dans une affaire où les assassins sont des partisans du gouvernement Lavalas ? Le faible nombre d’arrestations parmi les tueurs et la mise hors de cause des instigateurs du meurtre constituent de premiers éléments de réponse en attendant les conclusions du juge.


Ce dernier épisode met en lumière le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire à l’égard du pouvoir exécutif dans le système haïtien. Les juges d’instruction, en principe indépendants, voient leur carrière dépendre du président de la République, qui décide de leur mandat de trois ans. Cette prérogative avait été décidée, dans le cadre de la nouvelle Constitution de 1987, pour asseoir l’autorité du juge au-dessus de toutes les parties et administrations. Le juge devait tirer son autorité du seul chef de l’Etat, auquel la même Constitution n’attribuait qu’un rôle d’arbitre, le pouvoir exécutif n’étant théoriquement exercé que par le Premier ministre, lui-même issu d’une majorité parlementaire. Dans les faits, la dérive constitutionnelle donne tout le pouvoir réel au président, comme c’est la tradition en Haïti.


Un complot contre Brignol ?


La famille et les amis de Brignol Lindor accusent le gouvernement et ses relais locaux d’avoir délibérément fomenté l’assassinat de la victime. Selon nos informations, cette allégation n’a pas été retenue par le parquet ni par le juge d’instruction et les représentants de Reporters sans frontières et du réseau Damoclès n’ont pu recueillir ni recouper aucun témoignage direct confirmant cette hypothèse.


Il est avéré par ailleurs que le déplacement et l’itinéraire de Brignol Lindor étaient imprévus, ce qui affaiblit la thèse du complot, même si, comme l’assurent les amis de la victime, un de ses collègues de la douane aurait pu alerter les assassins de l’arrivée de Brignol Lindor, en le précédant à bicyclette. Cependant, le sort réservé à Love Augustin incline à penser que les assassins étaient décidés à tuer n’importe qui leur serait tombé sous la main, et qu’ils n’attendaient pas la venue de leur victime. Les témoignages de Love Augustin et Emmanuel Clédanor, seuls témoins directs, et les déclarations de Joseph Duvergé démontrent en revanche un lien évident entre les consignes explicites de Dumay Bony et l’assassinat perpétré.


Le meurtre semble être un authentique lynchage, une forme de justice sommaire habituelle en Haïti, connue sous le nom de “kouri” (du français “courir”) qui désigne une forme de panique ou, par réaction, de pulsion collective aussi irrationnelle qu’irrésistible. Ce “kouri”, provoqué par les activistes de Domi nan bwa, a d’ailleurs été perpétré avec les seuls outils que les paysans ont régulièrement sous la main : machette, hache, pikbwa (pieu destiné à extirper les cailloux d’un champ), houe… et pierres. Il semble que les assassins aient aussi eu l’intention de carboniser le corps (brûlé aux deux jambes), comme pour apparenter leur crime au supplice du collier. Il paraît significatif qu’ils n’aient pas utilisé d’armes à feu. C’est une présomption supplémentaire d’une non-préméditation du choix de la victime.


 Conclusions et recommandations


Au terme de l’investigation menée sur place par Reporters sans frontières et le réseau Damoclès, il ressort que, au-delà de l’absence endémique de moyens de la police et de la justice en Haïti, l’enquête sur la mort du journaliste présente de graves anomalies. Parmi celles-ci, l’absence d’enquête sur le terrain du juge et de la police, la non-exécution des mandats par la police contre des assassins présumés pourtant aperçus dans la zone, et la faible activité du juge en matière d’audition des témoins. Les maigres résultats de l’enquête sont d’autant plus choquants que l’ensemble de la société haïtienne et de la communauté internationale s’était indigné de l’horrible assassinat du journaliste et avait exigé des sanctions contre ses auteurs.


Par ailleurs, le choix des enquêteurs de ne pas poursuivre les personnes ayant participé à la conférence de presse du 30 novembre, relève d’un acte partial alors que, pour les observateurs consultés par les deux organisations, il ne fait pas de doute que les propos de Dumay Bony constituent un appel au meurtre. Ce choix du juge ne peut que renforcer les soupçons de corruption alimentés par l’attribution personnelle d’un véhicule au juge par le Président. L’absence de sanctions contre la majorité des instigateurs de la part de leurs administrations confirme également que l’on a affaire à un exemple flagrant d’impunité accordée par le pouvoir à des serviteurs trop zélés.


Ainsi, neuf mois après la mise à mort de Brignol Lindor, les exécutants comme les instigateurs n’ont pas été inquiétés bien que les premiers aient immédiatement revendiqué leur forfait et que les seconds aient publiquement appelé au meurtre. Cet assassinat est en réalité la conclusion d’une série de menaces et d’agressions contre des journalistes de la part de partisans déclarés du gouvernement. Il s’intègre dans une stratégie plus large des autorités de recourir à des milices paralégales pour intimider la presse. La proximité entre le pouvoir et les organisations populaires est telle que Hendel Carré, porte-parole de la présidence, a été contraint de préciser récemment que les déclarations de chefs d’organisations populaires n’avaient pas de caractère officiel.


Acte prémédité ou dérapage d’une stratégie dangereuse ? Quoi qu’il en soit, comme dans l’affaire Jean Dominique, les graves anomalies qui ont marqué l’enquête sur la mort de Brignol Lindor donnent à penser que les institutions couvrent les auteurs du meurtre du journaliste. Un constat conforté par l’absence de condamnation claire de la part des autorités, et notamment du président Aristide, des lynchages publics pratiqués en application de la politique de “zéro tolérance”. Au-delà de la grave atteinte à la liberté de la presse que représente ce crime, c’est également toute la politique de “zéro tolérance” qui est en cause et la légitimation des exécutions extrajudiciaires par la population ou des groupes paralégaux.


Reporters sans frontières et le réseau Damoclès demandent :


Au juge Fritzner Duclair :
– d’enquêter sur la tentative de subornation de témoins révélée par un habitant de Petit-Goâve et dont Reporters sans frontières et le réseau Damoclès lui ont transmis le contenu.
– d’enquêter sur l’implication présumée de Collin Bélony, Bernard Desama et Tirésias dans la mort de Brignol Lindor, révélée par le même témoignage que lui ont transmis les deux organisations.
– d’enquêter sur la responsabilité des participants de la conférence de presse du
30 novembre dans la mort du journaliste et d’ouvrir à leur encontre des poursuites pour “appel au meurtre”.


A l’administration pénitentiaire : d’accéder à la demande du juge de transférer Maxi Zéphyr du Pénitencier national à la prison de Petit-Goâve pour qu’il puisse être entendu pour sa participation présumée au meurtre de Brignol Lindor.


A la police :
– d’exécuter dans les meilleurs délais les mandats d’arrêt délivrés contre les assassins présumés du journaliste.
– d’ouvrir une enquête interne sur l’attitude du commissariat de Petit-Goâve dans les heures qui ont suivi l’assassinat du journaliste.


Au président Jean-Bertrand Aristide : de condamner explicitement tout lynchage public et de préciser clairement que la politique de “zéro tolérance” s’inscrit exclusivement dans le cadre légal.


A l’Union européenne et au Congrès des Etats-Unis : de prendre des sanctions individuelles à l’encontre d’officiels haïtiens qui, par action ou par omission, entravent l’enquête sur l’assassinat de Brignol Lindor.


Au vu des nouvelles informations collectées lors de cette mission, les officiels concernés sont :
Jean-Bertrand Aristide                Président de la République d’Haïti
Yvon Neptune                          Premier ministre
Jean-Baptiste Brown             Ministre de la Justice et de la Sécurité publique
Jeannot François               Directeur de la Police judiciaire


Les sanctions personnalisées demandées sont de deux types : refus de visa d’entrée et de transit dans les territoires des Etats membres de l’Union européenne et des Etats-Unis pour les personnes citées et leur famille et gel de leurs fonds déposés à l’étranger. Ces mesures s’imposent alors que l’impunité qui règne dans cette affaire répond à une stratégie des autorités pour faire taire les journalistes jugés trop critiques envers le gouvernement. Reporters sans frontières et le réseau Damoclès rappellent, par ailleurs, qu’elles demandent des sanctions similaires contre d’autres officiels haïtiens qui, par action ou par omission, entravent l’enquête sur l’assassinat du journaliste Jean Dominique.


Reporters sans frontières et le réseau Damoclès étudient la possibilité de déposer une plainte devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme pour dénoncer l’impunité dont bénéficient les auteurs du meurtre du journaliste.



Intérêts des États-Unis dans la situation actuelle


 


                Les intérêts américains en Haïti visent avant tout la création d?un gouvernement légitime et stable, pouvant établir un environnement fiable et propice au développement économique, et entraîner une réduction de la tendance à l?émigration illicite vers les États-Unis. Ces intérêts coïncident aussi, dans une large mesure, avec ceux de la majorité des Haïtiens vivant dans la précarité, pour qui la création d?emplois, même modestes, apporterait une amélioration à leur situation actuelle de désespoir.

               
Un deuxième motif d?intérêt pour les États-Unis consiste à mettre fin au rôle de plaque tournante de la drogue  joué par Haïti , un phénomène intimement lié à la mauvaise gouvernance et à l?incapacité, voire la collusion, des dirigeants en ce qui concerne le commerce des stupéfiants.

               
On peut aussi parler d?intérêt économique, mais ce dernier est si faible, en comparaison des activités commerciales et des investissements dans d?autres pays de la région, qu?il est largement dépassé par la question des réfugiés et celle de la drogue.



Options de politiques en perspective

               
Bien que les intérêts américains soient restés relativement constants pendant plusieurs décennies, l?application de la politique des États-Unis vis-à-vis d?Haïti a oscillé en fonction des changements rapides de la situation en Haïti et des effets de cette dernière sur la politique intérieure des États-Unis. La préférence des États-Unis a généralement été de collaborer avec le gouvernement en place en dépit de ses failles, mais les excès notoires des régimes successifs ont parfois rendu cela impossible. Ce fut parfois le cas à certaines périodes de la dynastie Duvalier, puis sous les différents régimes militaires d?après 1986, sous le régime putschiste et actuellement sous Aristide II, en raison de la trop flagrante manipulation des élections de mai 2000. Le moyen de pression le plus souvent utilisé fut la suppression provisoire de l?aide au gouvernement, mais la première administration Bush eut recours à un embargo contre le régime militaire putschiste de 1991, puis l?administration Clinton alla au-delà de cette mesure en ordonnant une intervention militaire avec l?aval de l?ONU.

               
La majorité des experts sur la situation haïtienne, de même que certains directeurs d?agences, tels ceux qui se sont rencontrés lors d?une conférence tenue à New York en janvier dernier par le PNUD et l?Académie mondiale pour la paix, ont émis l?opinion que le retrait des États-Unis après 1994 en Haïti a été trop précipité, qu?il s?est inspiré d?une stratégie de sortie plutôt que d?une vision de reconstruction, et que les Américains y sont allés « avec une stratégie d?une année pour un problème de dix ans », selon un propos courant. Les débuts prometteurs des réformes institutionnelles furent pris de court par la recrudescence des luttes coutumières entre factions politiques, focalisées sur la présidence et la subordination à cette dernière de toutes les institutions.


 


 


Options de politiques offertes à l?administration Bush

           
L?intérêt primordial de l?administration Bush est de voir en Haïti un gouvernement légitime garantissant un minimum de stabilité, pour faire face à la menace réelle d?une d?une déstabilisation aggravée pouvant conduire à un exode de réfugiés. Trois approches sont, en théorie, possibles :

1.
Maintien de la suppression de l?aide

           
La présente administration américaine a accepté de faire de la suppression de l?aide, ainsi que des huit points d?un accord arraché à Aristide par l?administration sortante de Clinton, un point de départ pour sa propre politique. L?administration actuelle a souligné qu?elle mettait fin aux privilèges de contact personnel que Clinton avait tenu à accorder à Aristide. Il existe aussi une perception correcte qu?Aristide n?a pas vraiment essayé de corriger les irrégularités commises à l?occasion des élections législatives. Ces corrections auraient pu s?opérer par décision unilatérale du régime, mais ce dernier a choisi de faire de toute possibilité de progrès un levier de contrôle dans ses négociations avec l?opposition.  Deux vagues de violences notoires perpétrées contre l?opposition par les supporters du régime, en juillet et décembre 2001, ont saboté tout progrès provisoire réalisé au cours de ces négociations.

           
La résultante est que l?administration Bush a hérité d?une politique négative de sanctions économiques contre le pays le plus pauvre de l?hémisphère. Même si les raisons évoquées pour les sanctions n?étaient pas valables, pas plus qu?elles ne le sont aujourd?hui, les sanctions par elles-mêmes n?ont pas réussi à changer le comportement du régime. Des Duvaliers aux putschistes, les dirigeants politiques haïtiens ont démontré qu?ils pouvaient résister à une suppression de l?aide. D?après les calculs d?Aristide, qui a lancé une campagne de relations publiques à grands renforts de dollars aux États-Unis tout en exploitant une sympathie spontanée pour la nation la plus pauvre de l?hémisphère et la première république noire, son gouvernement va pouvoir survivre à la présente administration américaine et à la suppression de l?aide ; les faits peuvent bientôt lui donner raison. Le Bloc parlementaire noir (Black Caucus), ainsi que des membres très connus du Parti démocrate, et virtuellement tous les membres de l?OEA tendent, sur ce point, à faire le vide autour de la présente administration américaine, alors que cette dernière se trouve déjà en butte à des accusations d?anti-haïtianisme et de racisme, pour avoir emprisonné des réfugiés haïtiens ayant atteint les côtes de la Floride.

           
Même si la politique de refus de l?aide est appliquée dans le bon sens, celui des intérêts américains consistant à favoriser une gestion stable et légale des affaires d?Haïti, cette politique a été trop passive et maintenue trop longtemps malgré les changements de circonstances, au point d?être devenue un fardeau. La présente administration peut s?enorgueillir d?avoir pu si longtemps garder vis-à-vis d?Haïti une approche de principe. Toutefois, les circonstances actuelles réclament une politique plus engagée.

2.
Retour à la politique de Clinton consistant à faire dépendre d?Aristide la politique américaine : reprise de l?aide au régime et acceptation de l?accord initial pro-Aristide de l?OEA

           
Même si une telle approche peut paraître « nouvelle » pour la présente administration, compte tenu des nombreuses critiques des Républicains à l?encontre d?Aristide pendant les années 90, elle laisserait, dans le long terme, l?impression d?une politique américaine balbutiante, de retour à une attitude de tolérance semblable à celle que les administrations Johnson et Nixon avaient adoptée comme expédient au cours des décennies passées. Elle aurait pour effet de soulager la pression politique, d?autant plus que les Démocrates, dont certains ont été acquis à la cause d?Aristide par ladite campagne de relations publiques, auraient du mal à reprocher soudain à la présente administration d?aider un dirigeant qui ne respecte pas les droits de la personne, ce qui est plutôt une coutume du Parti démocrate et des tenants du libéralisme aux États-Unis. Si toutefois Aristide déclenchait une nouvelle vague de répression, comme il le fit à deux occasions en 2001, l?administration américaine deviendrait alors la proie de critiques ouvertes de la part des principales organisations de défense des droits de la personne, ainsi que de la plupart des experts sur la situation haïtienne, et des médias.

           
Cependant, ce qui compte encore plus que les retombées politiques, c?est la forte probabilité que la reprise de l?aide et l?application d?un accord de l?OEA ne servent PAS les objectifs primordiaux des États-Unis, qui sont la stabilisation et la légitimité, et que de telles mesures produisent un effet contraire à ces objectifs en renforçant les liens entre les États-Unis et un régime qui est, de nature, instable. Le gouvernement d?Aristide vise, avant tout, à ressusciter et à rétablir en plein vingt-et-unième siècle le mode présidentiel traditionnel où le vainqueur remporte tout, recette infaillible d?instabilité pendant près de deux siècles. C?est le contrôle exclusif des institutions gouvernementales telles que le parlement, la police, le pouvoir judiciaire et l?appareil électoral, en totale contradication avec la Constitution de 1987, et la perpétuation du pouvoir personnel du président, qui s?établissait autrefois à travers des mandats successifs ou la présidence à vie, bien que, de nos jours, les circonstances puissent exiger qu?un parent ou ami soit désigné comme figurant pour remplacer le président. Toutefois en Haïti, où on a goûté à la démocratie et d?où on observe les progrès réalisés par d?autres régimes relativement démocratiques dans des pays avoisinants, ce mode de présidence, qui avait de tout temps été inapproprié, constitue aujourd?hui un anachronisme grossier et une garantie d?instabilité chronique. Les troubles vécus aux Gonaïves en sont seulement la plus récente illustration :  ils ont résulté de la violence commanditée par Aristide contre l?opposition le 17 décembre dernier, suivie de la pression exercée en retour par la Commission d?enquête de l?OEA, qui a forcé Aristide à écrouer son chargé de violence aux Gonaïves ; ce dernier refusa le rôle de victime expiatoire et fit, en peu de temps, descendre des milliers de gens pauvres dans les rues pour réclamer le départ du régime. Ainsi donc, les impératifs du mode de présidence recherché par Aristide ont conduit tout droit à une situation de quasi-anarchie, et cette même cause produira encore le même effet.

           
Il existe, de plus, de nouveaux éléments qui s?opposent au mode de présidence aristidien : les progrès démocratiques enregistrés dans l?hémisphère, le grand nombre d?Haïtiens de la diaspora et leur importance en tant que bloc économique, et la perspective qu?en échange de l?argent qu?ils envoient au pays, ils exigent un jour que leur voix soit entendue dans la gestion des affaires nationales.

           
En conséquence, bien que la méthode dite « facile » puisse apporter un soulagement à court terme, elle ne fera qu?aggraver la situation et mettre l?administration américaine en face du même problème sous de nouvelles formes, l?obligeant à recourir sans cesse à des révisions de politiques et à des volte-face. Rien n?aura ainsi été accompli vers la solution des problèmes sous-jacents qui ont empêché la Banque mondiale, ainsi que tous les bailleurs de fonds, de progresser dans les réformes institutionnelles. Celles-ci sont une condition incontournable du développement économique et de l?allègement de la pression causée par la question des réfugiées.

           
En fin de compte, le choix de la méthode dite « facile » forcera les têtes pensantes de la présente administration à reconnaître, à contrecoeur, le courage du Président Clinton, pour avoir essayé d?attaquer le problème à sa base.

 
3.
Adoption d?une approche modérée, mais engagée : promouvoir et défendre l?organisation d?élections irréprochables, libres et honnêtes

           
Cette approche prévoit la mise à disposition de ressources réelles pour appuyer la politique actuelle, ce qui transformerait la présente politique réactive de refus de l?aide en une politique inspirée de la détermination de résoudre la crise. Cette approche prévoit de changer l?opinion de la « majorité silencieuse » des Haïtiens, de plus en plus sceptiques vis-à-vis d?Aristide et plus que jamais désireux de modernisation démocratique, en faisant de cette opinion majoritaire un atout favorable à la politique américaine, plutôt que l?obstacle qu?elle deviendrait si l?approche numéro 2 était adoptée. Cette approche évite les volte-face de l?approche numéro 2, où Aristide se verrait cautionné par une administration républicaine.

           
Bien que l?électorat haïtien soit encore incompris, pour n?avoir pas été sondé de façon adéquate, il est fort probable que des élections libres et honnêtes produiraient un parlement pluriel, capable d?exiger le respect de ses prérogatives constitutionnelles quant à la gestion du gouvernement, qui serait alors confiée à un Premier ministre plus enclin à nommer des administrateurs professionnellement qualifiés. Ce processus avait connu un départ vers le milieu des années 90, suite à l?intervention et en raison de la présence nombreuse de conseillers étrangers, mais il fut saboté par le retour à la politique traditionnelle. Des élections vraiment libres et honnêtes signifieraient forcément la fin du système traditionnel du monopole de la présidence, ressuscité par Aristide. Toutefois, puisque de telles élections sonneraient le glas du monopole du pouvoir, elles ne peuvent pas se réaliser sans que l?administration Bush ne mobilise des ressources majeures pour les protéger contre le pouvoir actuel.

           
Le processus de négociations engagé par l?OEA est au bout du rouleau, maintenant que l?administration Bush a épuisé ses ressources par l?application de l?approche numéro 1. En conséquence, tout en visant également comme objectif les élections libres et honnêtes, l?OEA a dû faire de son mieux face à l?équilibre de pouvoir relatif entre le régime et une opposition faible. Il en a résulté un accord qui favorise le camp le plus fort dans le but d?arriver à une entente. L?application d?un tel accord sans la mise à disposition des ressources nécessaires pourrait donner l?illusion du progrès, sans que ce dernier ne soit réel.

           
Les ressources nécessaires devraient comprendre, au minimum, la participation de l?ONU de même qu?une présence multinationale pour la formation policière, préférablement dans le cadre d?un accord élaboré à partir de celui dont les grandes lignes ont été esquissées par l?OEA. Les versions existantes dudit accord prévoient l?affectation d?un contingent de police important, placé sous le contrôle d?une commission électorale plurielle afin de garantir les conditions nécessaires à des élections libres et honnêtes. Selon l?approche numéro 3, des entraîneurs seraient déployés aux côtés de la police électorale, et disposeraient des moyens et de l?autorité nécessaires pour faire appel à la police pour le maintien de l?ordre et l?application de la loi, contrairement aux récents épisodes où la police est restée l?arme au pied, ou même a pris une part active, lors des répressions exercées par les « organisations populaires », ou gangs à gages.

           
Bien qu?une diplomatie novatrice puisse porter Aristide et l?opposition à accepter un scénario pareil, le faire respecter serait autre chose, et c?est là que la détermination de la présente administration serait mise à l?épreuve. Il est presque certain qu?Aristide essaierait de jouer la carte traditionnelle du faux nationalisme en provoquant des affrontements entre les « organisations populaires », toujours dans son camp, et les entraîneurs étrangers armés ou les policiers haïtiens placés sous leur contrôle. Le risque serait toujours présent d?un affrontement où des policiers ou entraîneurs seraient obligés de faire le coup de feu pour se défendre (comme les Marines l?ont fait aux Cayes en 1930). Ou bien, ils seraient contraints de capituler, comme cela s?est passé au cours de l?incident du Harlan County. L?application de la doctrine Powell en 1994, en plus de l?illégitimité totale du régime militaire, a permis d?éviter une telle éventualité lors de l?intervention américaine de 1994, malgré une échauffourée où les Marines tuèrent quinze soldats haïtiens.

           
L?adoption de l?approche numéro 3 exige donc que les dangers soient franchement reconnus, et suggère que la présence dissuasive soit assez forte pour écarter ces dangers. Cela signifierait la présence de troupes américaines, car bien que les soldats étrangers disposent d?une capacité physique suffisante, ils resteraient vulnérables dans l?éventualité défavorable du scénario évoqué plus haut. L?absence de troupes américaines serait perçue, particulièrement par Aristide, comme un signe de manque de détermination et une invitation ouverte à défier le dispositif de protection électorale.

           
En résumé, l?approche numéro 1 est une politique qui a échoué. L?approche numéro 2 ne ferait qu?aggraver le problème et ne réussirait probablement même pas à le repousser au-delà du terme de la présente administration.

           
L?approche numéro 3 implique des ressources et des risques réels, mais elle offre le seul moyen de protéger les intérêts fondamentaux des États-Unis, qui, de plus, coïncident avec ceux de la vaste majorité en Haïti même.

 

Chaque jour qui passe, avec Lavalas à la tête des institutions de l?Etat, le pays s?engouffre davantage dans le cahot. Chaque jour un peu plus, avec Monsieur Jean-Bertrand Aristide au pouvoir, le pays s?éloigne de la démocratie, de l?Etat de droit, de la sortie de notre extrême misère, voire du développement économique et social. La démission réclamée du Président de facto par plus d?un est à encourager. Cependant, il ne faudrait pas en rester là. Simultanément, préparer l?après-Aristide, pour qu?au moment opportun la relève soit assurée, est un impératif.


Valeur et limites de l?actuelle Convergence Démocratique


Ne nous leurrons pas. La Convergence Démocratique est appréciée, par beaucoup, comme force de résistance, comme outil qui a permis, jusqu?ici, de freiner Lavalas dans la mise en place de sa dictature anarcho-populiste. Pourtant, parmi ceux qui reconnaissent à ce regroupement de partis politiques son importance, sa valeur et son rôle, nombreux sont ceux qui lui reprochent, en même temps, de ne pas se présenter en alternative attrayant de pouvoir. Comment y remédier ?


Une mentalité culturelle de résistance à modifier


Permettez cette digression. Avez-vous remarqué qu?en Haïti, notre esprit et notre énergie sont davantage, pour ne pas dire presque exclusivement, préoccupé et utilisée à résister contre les maux quotidiens de toutes sortes qui nous assaillent ? Un environnement hostile (à la limite du supportable) impose aux hommes et femmes de ce pays, pour vivre ? ou pour survivre, de rudes épreuves qu?ils ont journellement à surmonter. La vie d?un Haïtien est un incontestable parcours du combattant, d?autres diraient un véritable chemin de croix. En ce sens, les Haïtiens, de toutes classes confondues, sont de véritables héros.


En effet, pour satisfaire nos besoins primaires (manger, boire, dormir, se vêtir), pour avoir de l’électricité, de l’eau, un téléphone qui fonctionne, se débarrasser des ordures domestiques, pour circuler dans les rues, pour se divertir … il faut se lever tôt. Le plus souvent nous utilisons des palliatifs. Ces agressions multiples, en provenance de notre environnement, même si elles sont vécues différemment par les uns et les autres, sont le lot habituel du paysan à l?entrepreneur, en passant par le professionnel, le fonctionnaire, l?artisan, le chômeur? .


Le politique n?échappe pas à la règle. Sa préoccupation première est de r-é-s-i-s-t-e-r afin de continuer à exister, car l?objectif principal des détenteurs du pouvoir est de tout tenter pour le marginaliser, voire l?éliminer. Mon père, historien de notre « République exterminatrice », me répétait dans les moments difficiles comme celui que nous traversons actuellement, « ta tâche politique principale est de rester vivant ! »


Faire rimer résistance et transformation de la réalité


Dans ces conditions, une mentalité de survie à notre réalité s?est, selon moi, façonnée au fil des ans et même au fil des générations. Notre cerveau a mémorisé des modèles de résistance adaptés aux divers types d’agressions, modèles que l’intelligence utilise chaque fois que le besoin se fait sentir. Ainsi à chaque offensive belliqueuse venant du milieu, une réaction conditionnée, lui est opposée. Cette réponse rentre toutefois dans “un cadre stratégique de résistance” ayant pour objectif unique d’apporter une satisfaction immédiate, quoique limitée. Malheureusement, et il faut le reconnaître, cette démarche salvatrice ne participe pas à une transformation réelle, en profondeur, du milieu ambiant, car elle n’élimine pas les causes des diverses agressions. Et comme les causes demeurent, les offensives belliqueuses se renouvelleront.


Des réflexes, un comportement, une attitude s?installent (pour l?homme politique comme pour les autres). La résistance remplace en fin de compte la transformation du milieu. Faites votre enquête et vous verrez que le refus d’accepter la réalité est en soi considéré comme transformation de la société. La transformation, la vraie, est mise de côté. On en parle, mais elle n?est pas, en fait, la préoccupation principale. Elle est renvoyée, involontairement ou consciemment, après la libération mythique de cet état hostile, après, dans le cas qui nous occupe aujourd?hui de la « délivrance » du pays de Monsieur Jean-Bertrand Aristide, et ce mieux vaut plus tôt que plus tard ! Il faut donc faire rimer résistance et transformation !


Pour une double stratégie: résistance et transformation du milieu


Ayant donc conscience des limites de notre principal « outil de libération » qu?est la résistance, il devient nécessaire d’apporter des modifications à notre comportement politique (et aussi social, mais c’est une autre affaire) en lui associant “la stratégie de transformation”. Cette dernière passe par une capacité, d?abord, de concevoir, avec d?autres, l?Alternative à ce milieu fait d’hostilités multiples, ensuite de l?élaborer, puis de la présenter, pour adoption, aux différentes communautés nationales et de la diaspora, pour enfin l?implanter démocratiquement. Ce second volet stratégique de transformation aura également comme effet de mettre fin aux critiques de certains qui mettent, perfidement, dans le même panier les résistants qui sont les victimes (en particulier, la Convergence Démocratique) et les usurpateurs qui sont de surcroît les bourreaux (Lavalas) !


En conséquence, il serait opportun, qu?au sein des différentes organisations (qu?elles soient partisanes ou simplement civiques) qui luttent pour la démocratie, une distribution des tâches stratégiques s?opère entre ceux qui « déboulonnent » Lavalas et ceux qui travaillent pour que l?après-Aristide ne se passe pas comme l?après-Duvalier : une transition qui n?en finit pas, à défaut d?un grand projet National.


Une nouvelle stratégie pour une nouvelle donne politique


Pourquoi ne pas sauter sur l’opportunité politique qu?offre la conjoncture ? Après deux ans d?accompagnement de l?Organisation des Etats Américains (OEA) dans les négociations pour arriver à un accord entre la Convergence Démocratique et Lavalas, il est évident que l?organisation hémisphérique a tourné la page et décide de ne plus contraindre les protagonistes à signer un quelconque document de consensus.


La donne politique est donc en train de changer doublement. D?un côté, l?extension d?un mouvement de raz le bol national en ce qui concerne la présence de Jean-Bertrand Aristide dans le fauteuil présidentiel usurpé le 26 novembre 2002 et, d?un autre côté, le retrait de l?OEA dans son obstination à imposer à la Convergence un accord inacceptable avec Lavalas. C’est à nous Haïtiens de faire en sorte que les prérogatives nouvelles attribuées à la Mission Spéciale de l’OEA dans le domaine de la démocratisation, en particulier au niveau de la gouvernance, la sécurité, la justice et les droits humains, soient effectivement appliquées. Faisons preuve d?intelligence pour tirer bénéfice de toutes les opportunités qui se présentent.


Avec ou sans Lavalas, un Accord entre Haïtiens


Plus que jamais, il revient donc à nous Haïtiens, avec ou sans Lavalas, à (1) instaurer un  véritable dialogue, entre tous les secteurs de la société haïtienne (politique et non politique) afin de trouver des solutions aux problèmes actuels que connaît le pays. D?ailleurs, la Commission Interaméricaine des Droits de l?Homme ne cesse de répéter, à juste titre, « que le manque de dialogue entre les principaux secteurs de la société est un obstacle sérieux pour trouver des solutions aux problèmes et représente la faiblesse des bases fondamentales pour l?établissement d?un État de Droit selon les termes de la Convention Américaine et la Charte Démocratique interaméricaine  ».


Mais vu la gravité de ces problèmes, il nous faut, nous Haïtiens, être conscients d’aller beaucoup plus loin afin d?éviter un quelconque rafistolage, rapiéçage ou solutions superficielles au grand Défi que pose le grave malade qu’est l’Haïti d?aujourd?hui. Les élections que certains suggèrent comme solution à tous nos maux ne peuvent, à elle seules, être la solution, surtout si elles doivent se réaliser sous cette dictature lavalassienne.


Il nous faut plutôt, comme nos ancêtres, au début du 18ème siècle, prendre ce challenge à bras le corps en (2) posant la question d?un nouveau contrat social entre les citoyens de ce pays ; ce qui ne pourra passer que par (3) la refondation de cette Nation, en (4) partant, bien sûr, des problèmes de base auxquels fait face la majorité de nos compatriotes avec comme (5) boussole les valeurs de la République dont les jeunes et moins jeunes semblent avoir oublié l?essence. Pour arriver à introduire cette stratégie de « construction » dans nos m?urs, il faudra (6) à la Convergence Démocratique la disposition et la capacité de réaliser des alliances avec des éléments « modernes » venant des différentes forces sociales. C’est ce “groupe moteur” qui aura à traduire, au niveau politique, les revendications démocratiques, sociales et économiques des différentes majorités de ce pays.


Nous reviendrons sur ces six points. Ils sont incontournables pour ouvrir la voie à un Etat de droit démocratique, républicain et progressiste où chacune et chacun de nous se sentira bien.


3 septembre 2002
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